Mixité, diversité, transmission et défense des musiques indé… Depuis 1988, l’institution bordelaise reste fidèle à ses convictions. À l’occasion des 30 ans de la Rock School Barbey, Éric Roux, son créateur et directeur, et Manu Ranceze, programmateur, reviennent sur son évolution.
À leur arrivée à Bordeaux en 1988, à quelques pas de la gare Saint-Jean, Éric Roux et Patrick Bazzani fondent une structure qui dépasse la simple diffusion musicale. Depuis toujours, les deux compères élevés au punk envisagent la musique comme un vecteur social. En parallèle d’une programmation de concerts exigeante et audacieuse pour l’époque, ils élaborent une école de musique à leur sauce et multiplient les interventions socio-culturelles en prison, en milieu scolaire ou dans les quartiers, à la rencontre des jeunes. Si la configuration de la Rock School Barbey a évolué au fil des ans, son esprit originel, engagé et militant, reste intact. Les événements qui célèbrent les 30 ans de l’institution bordelaise jusque fin 2018 sont là pour le rappeler.
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Pour fêter le trentième anniversaire de Barbey, vous avez choisi d’étaler les festivités sur plusieurs mois, en organisant des soirées qui retracent l’historique du lieu. Pourquoi ce choix ?
Manu Ranceze – Ces soirées sont des éléments symboliques de la Rock School. L’idée était d’organiser des événements labélisés « 30 ans », qui soient à l’image de ce qui a été fait ici pendant toutes ces années. Le concert de The Jesus & Mary Chain, programmé fin mai, célébrait notre culture indé et notre attachement au rock anglo-saxon. Il y a eu également la venue de Sleaford Mods, en mars, soirée que l’on avait intitulée « du punk au hip-hop ». C’est la synthèse de notre histoire, symptomatique à la fois de la mutation de la musique et de l’évolution de Barbey.
Éric Roux – Pour ce trentième anniversaire, on a aussi voulu revenir sur nos débuts dans l’organisation de concerts. En septembre, nous allons produire la 16e édition du festival Ouvre la voix, un festival musical itinérant qui relie Bordeaux à Sauveterre-de-Guyenne, en Gironde, là où tout a commencé. Cette année, avec les 30 ans, le festival a une résonance toute particulière. C’est comme un retour aux sources.
Éric, comment en es-tu venu à organiser des concerts ?
É.R – J’avais 18 ans en 1976, c’était le début du punk. À Sauveterre, on écoutait les Clash et les Sex Pistols entre potes. À l’époque, il n’y avait pas de lieu de diffusion pour ces musiques et encore moins de lieu de répétition pour ceux qui les pratiquaient. Avec quelques amis, on avait repéré une gare désaffectée dans notre village. Très vite, on est allé convaincre le maire pour y installer notre foyer des jeunes et commencer à produire des concerts dans le coin. En juin 1980, on faisait notre première soirée à la salle des fêtes de Sauveterre avec STO, Stalag et Standards, les fameux groupes de rock en « St » de Bordeaux. On était loin de penser qu’on continuerait les concerts et encore moins qu’on pourrait en vivre.
L’arrivée à Bordeaux, la découverte du théâtre Barbey et le lancement de la Rock School se sont-ils faits naturellement ?
É.R – Je suis arrivé à Bordeaux en 1988 pour trouver un projet professionnel en tant qu’animateur socio-culturel et il y avait ce lieu, le théâtre Barbey, un théâtre à l’italienne mis à disposition par la mairie. On avait déjà monté notre asso d’organisation de concerts avec Patrick dit « le grand » Bazzani et on venait de produire les Béruriers Noirs au Grand Parc, sans problème. Après ça, la direction des centres d’animation de la mairie nous a fait confiance et nous a donné les clefs de Barbey. On a programmé les Ludwig von 88 en mai 1988 pour notre première soirée et on a lancé la première saison de la Rock School en septembre de cette même année. C’était parti !
Ton projet professionnel était d’organiser des concerts mais très vite, tu as eu pour ambition de créer plus qu’une simple salle de spectacle en développant une sorte d’école de musique alternative. Qu’est-ce qui t’a poussé à envisager une telle structure ?
É.R – Je faisais partie d’un groupe de rock dans ma jeunesse et j’étais le seul à avoir étudié la musique. Pourtant, après dix ans de piano classique, j’étais le plus naze et les autres savaient jouer des morceaux à l’oreille. Je me suis vite rendu compte que tu n’avais pas besoin de savoir lire la musique pour en jouer. Il y avait aussi cette idée de mix et de transmission, de créer un lieu où les gens se croisent, se rencontrent autour de musiciens qui ont des choses à transmettre.
Quand on voit l’émergence des scènes de musiques actuelles et l’évolution du secteur à l’échelle nationale, on remarque que le projet de Rock School était assez novateur à l’époque.
É.R – Personne n’avait fait ça avant, c’est clair. La Rock School était un laboratoire à sa création. On s’est débrouillé avec des bouts de ficelles mais on avait déjà nos opposants. Pour certains, le rock appartient à la rue et ne s’enseigne pas… J’ai un fond ultra libertaire et mes références viennent de l’éducation anti-autoritaire. Mon but n’était pas de créer une école au sens strict.
M.R – Dès le début, il n’y avait pas de prof mais juste des musiciens, des mecs du milieu. Il y a une pédagogie propre à la Rock School qui est un apprentissage ludique, sans solfège, ni lecture de manière académique.
Vous avez également lancé la Rap School en novembre 2016, avec cours d’écriture et de beatmaking…
É.R – Quand on a créé la Rock School en 1988, je voulais aussi que les jeunes des quartiers difficiles, qui n’avaient pas accès à la pratique musicale, puissent y accéder mais je me suis vite rendu compte qu’ils ne venaient pas. Pendant des années, nous avons mené des actions socio-culturelles dans les quartiers, en lien avec les centres d’animation. Ce processus en amont était nécessaire pour gagner en maturité et mettre au point un vrai projet de Rap School.
Derrière Barbey se trouve donc une démarche très politique ?
É.R – Ce qui m’intéressait, c’était que les pratiques musicales qui étaient les nôtres soient reconnues et qu’on puisse avoir des lieux à nous, pour faire nos trucs et réunir les gens. La musique est un vecteur et il faut des structures comme Barbey pour permettre à tous de créer et de jouer facilement. Mais il a fallu se battre avec les politiques pour être crédible et avoir leur soutien.
M.R – On est un lieu de diversité sociale et culturelle. Tout ça passe par l’école de musique, les studios de répétition mais aussi par la production de concerts. Le secteur de la diffusion musicale est victime d’un phénomène de concentration capitaliste et l’indé n’existe quasiment plus. Grâce à des soirées comme « Hip-Hop Boombox » ou « Barbey Indie Club », on participe à la résistance des indés face à cette absorption totale du marché.
L’indé a toujours fait partie de l’ADN de Barbey et c’est ce qui a permis au lieu de devenir une référence pour les amateurs du genre. Il y a dix ans, vous avez justement lancé les soirées « Barbey Indie Club », avec des concerts plus intimistes et une programmation resserrée. C’était une manière de revendiquer votre appartenance ?
M.R – On est un gros lieu, en partie financé par la mairie, le département, la région, l’État… On restera toujours des institutionnels aux yeux de certains mais ce format de concert est une manière pour nous de montrer ce qu’est encore l’indé. On essaye d’avoir une programmation avec un maximum de cohérence sur ce qu’on veut défendre et de toujours être précurseur, être dans la découverte. On a programmé Orelsan, en 2009, alors qu’il était censuré. En 2005, on faisait The National devant 80 personnes. Idem pour Mac DeMarco en 2013, ou Courtney Barnett en 2014…
É.R – Notre rôle est aussi d’être tête chercheuse. Dinosaur Jr, Bad Brains, Fugazi… C’étaient les premiers concerts qu’on faisait, ça fait partie de notre histoire. C’était chez nous que ça se passait et pas ailleurs.
M.R – En tant que programmateur, j’ai voulu repositionner Bordeaux et Barbey sur la carte nationale des indés et j’espère qu’on y est arrivé. En tous cas, c’est ce que me disent les groupes qui jouent chez nous.
Bordeaux a toujours été associée au mythe de la ville rock et Barbey y a contribué. Est-ce toujours le cas ?
M.R – La génération d’Éric a créé le mythe de Bordeaux rock des années 80 mais je ne suis pas sûr qu’il y ait moins de groupes aujourd’hui. Au contraire, je pense que des structures comme la nôtre permettent aux groupes d’apprendre et de se développer. Bordeaux reste une ville avec énormément d’activité autour du rock, beaucoup de concerts, beaucoup de groupes. J.C Satàn, Magnetix, TH Da Freak ou Cockpit dernièrement… Quand je discute avec les tourneurs, les maisons de disques ou les programmateurs de festival, je me rends compte que la découverte bordelaise est toujours attendue.
Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour les trente prochaines années ?
M.R – Pouvoir disposer d’un nouvel outil. L’agrandissement, l’extension des lieux est l’enjeu majeur de ce futur proche.
É.R – Il faut prendre la mesure de notre histoire. La petite asso a grossi, a été prise au sérieux. On est devenu tellement gros qu’il faut que Barbey évolue. Il nous faut une salle de concert plus grande, un club de 400 places, de nouvelles salles de cours, de répét’, etc. On est issu du militantisme, on a dû négocier pour y arriver et exister. On ne va rien lâcher.
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