Désormais (trop) bien rodé, le tandem Bob Wilson-Tom Waits s’attaque à Woyzeck : les histoires d’amour finissent toujours mal.
Flots de larmes ou flots de sang. L’humanité baigne dans un drôle de jus. Laissant son humour de côté, il y a peu de chances qu’elle se reconnaisse dans un quelconque fleuve tranquille. Elle entonnera plutôt le refrain concocté par Tom Waits pour le premier et le dernier tableau de ce Woyzeck mis en scène par Bob Wilson : « La misère est la rivière du monde. » Mise en boucle aux paroles sans ambiguïtés, rehaussées par un encourageant « Tout le monde rame. » Faut-il y voir la tentative d’expliquer Woyzeck au plus grand nombre ? Ou la volonté de résoudre l’aspect fragmentaire de la pièce en prenant parti, une fois pour toutes, en faveur d’une vision mécanique du progrès et de la modernité, rouleau compresseur de toute prise de conscience et d’un début de révolte ? Faut-il ainsi comprendre l’apparition du singe mécanique lors du tableau d’ouverture, reprenant le refrain sur la misère du monde d’une voix éraillée et mécanique que l’on reconnaît pour être celle de Tom Waits ?
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Voir ce que la pièce de Büchner, en son inachèvement, n’explicite jamais : une histoire d’amour entre le soldat Woyzeck et Marie, femme infidèle et mère de leur enfant. Tel est, apparemment, le parti pris choisi par Bob Wilson et Tom Waits à l’occasion de leur troisième collaboration, après The Black Rider, créée au Thalia Theater de Hambourg en 1993, et Alice, créée, comme ce Woyzeck, au Betty Nansen Teatret de Copenhague.
A priori, ce choix n’entame en rien la portée politique de l’ uvre testamentaire de Georg Büchner, mort du typhus à 24 ans après avoir écrit trois pièces et une nouvelle, et ouvert une section de la Société des droits de l’homme à Darmstadt, capitale du Grand-Duché de Hesse. Ce qui lui vaudra quelques interrogatoires et un exil temporaire à Strasbourg sous un nom d’emprunt, qui précède de quelques mois le mandat d’arrêt lancé contre lui le 13 juin 1835. Il est vrai, aussi, que sa première pièce, La Mort de Danton, est explicitement politique. Il est tout aussi vrai que l’aliénation physique, mentale, économique et sociale dont souffre le soldat Woyzeck, soumis aux ordres conjoints de l’armée et du corps médical, est à même de briser toute résistance, fût-elle issue de l’amour. Enfin, les manuscrits retrouvés après la mort de Büchner, tous inachevés, témoignent de quatre versions différentes, dans lesquelles le meurtre de Marie n’apparaît pas toujours.
Dans la préface de Woyzeck, Fragments complets, éditée par L’Arche, Jean-Christophe Bailly relève que « dans ce monde de l’errance sans loi, plié pourtant sous la loi particulière des hommes, la fidélité d’une femme aimée peut seule tenir lieu de loi vraie. (…) Et si Woyzeck est aussi une histoire d’amour et qui trouve, pour peindre l’effroi et le descellement de la jalousie, une puissance qu’on ne reverra que beaucoup plus tard, dans la peinture de Munch , elle est d’abord celle de la destruction de cet unique repère, de cet unique fixe dans l’univers mouvant et sans repos de la pensée de Woyzeck, le soldat trahi. »
C’est en se concentrant sur le personnage de Marie et le couple qu’elle forme avec Woyzeck que Bob Wilson a évité, en fin de parcours, de nous offrir le même spectacle que tous ceux vus ces dernières années, qu’ils soient cosignés avec Lou Reed ou avec Tom Waits. L’esthétique reste la même, on peut désormais la considérer comme immuable, tous les éléments étant traités à la même enseigne, avec une précision d’orfèvre qui confine au maniérisme. Lumières au cordeau pour dessiner un décor aux arêtes vives et aux angles aigus, costumes et perruques empesés et amidonnés à l’extrême, donnant des allures d’armure aux hardes misérables dont se recouvrent les gens du peuple, gestuelle millimétrée des comédiens et alternance des parties chantées ou parlées pour clore ou introduire chaque tableau.
Par ailleurs, si les mélodies écrites par Tom Waits ou empruntées à d’autres, notamment à Kurt Weil accentuent l’atmosphère de fête foraine décrite par Büchner, dans laquelle Woyzeck ne représente qu’un phénomène de foire parmi d’autres, on ne peut que regretter le son de sa voix rocailleuse, la profondeur de champ qu’elle creuse et ensemence… Pour tout dire, qu’il s’agisse des compositions de Lou Reed pour POEtry, spectacle basé sur l’univers d’Edgar Poe, ou de celles de Tom Waits pour Woyzeck, leur « déplacement » hors du champ spécifique de la musique achoppe et tourne court, s’accommodant mal du cadre, voire du carcan, imaginé par Bob Wilson et reconduit de spectacle en spectacle. Jusqu’à épuisement ?
Il est néanmoins un aspect sur lequel Bob Wilson et Tom Waits ont travaillé de concert : c’est la tentative d’exprimer, par des moyens scéniques, le paysage mental dévasté dont rend compte Büchner à travers l’écriture. Au regard de quoi le reste du monde est toujours perçu à distance. Les personnages qui gravitent autour de Woyzeck n’ont finalement jamais aucun contact avec lui : qu’il s’agisse du capitaine, du docteur (dédoublé en deux êtres siamois, un homme et une femme… pour dire la monstruosité de la recherche médicale sans le garde-fou de l’éthique et de la déontologie ?) ou de son ami Andrès.
Ainsi la main de Woyzeck qui rase son capitaine ne le touche-t-elle jamais : un halo de lumière suffit à signifier le lien entre le geste et ce qu’il est censé accomplir. Ainsi, la course incessante de Woyzeck semble-t-elle saisie au ralenti, dans l’impossibilité d’atteindre jamais son but, malgré la radicalité de la description de Woyzeck faite par Büchner, dans la bouche du capitaine : « Il court comme un rasoir ouvert, on pourrait s’y couper. » Ainsi, le meurtre de Marie intervient-il comme après leur propre mort à tous deux, comme un événement qui ne les concerne pas ou plus.
Et quand les mots sont impuissants, Tom Waits fait parler les instruments : l’exaspération des cuivres et le vrombissement des cordes se font l’écho de la souffrance de Woyzeck ou de Marie. Ou encore, quand le besoin s’en fait sentir, Bob Wilson fait « mentir » les propos des personnages. Ainsi, lorsque Woyzeck apprend l’aventure de Marie avec le tambour-major et vient lui demander des comptes, elle lui lance : « Je préférerais un couteau dans le corps que ta main sur la mienne. » On entend ces mots, mais l’on voit le couple s’étreindre et cette minute de silence des corps provoque plus que du trouble. Elle nous montre la vérité d’un rapport amoureux saigné de l’extérieur. Saigné à blanc, si l’on en croit les lumières de Bob Wilson. Mais peut-on monter tout un spectacle sur une idée, fût-elle lumineuse ?
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Théâtre de l’Odéon, du 29 novembre au 9 décembre. Tél. 01.44.41.36.36.
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