Près de vingt ans après sa disparition, Bob Marley tutoie l’universel. Ici des rites sacrés lui sont dévolus, là des musiciens d’horizons variés empruntent ses pas ou adoptent son langage, partout ses disques se vendent et s’écoutent comme jamais, indémodables. Avec ses conversions mais aussi son business, un nouveau culte est né.
Sous le portique du 56 Hope Road, une caissière peu amène, assise dans sa petite guérite, perçoit les 8 dollars : le tarif unique donnant droit à la visite du Bob Marley Museum. Avant que cette ancienne maison coloniale située à l’intersection des quartiers résidentiels de New Kingston et Liguanea ne devienne un lieu de pèlerinage, Chris Blackwell y avait fixé son quartier général. Au milieu des années 70, le patron d’Island la cède à Bob Marley qui y installe ses bureaux, fait construire un studio à l’arrière du bâtiment et rebaptise l’ensemble Tuff Gong House.
Depuis la mort du propriétaire, l’endroit a affreusement changé. La cour et le jardin ont sévèrement rétréci. Un restaurant ital clôturé de bambous, une salle de cinéma et une boutique de souvenirs sont venus rompre l’harmonie du lieu et la sérénité des souvenirs qu’il évoque. Ici, après les heures de studio, Bob et ses musiciens aimaient venir taper le ballon. Une vilaine statue représentant Marley, une guitare sur le ventre et un ballon de foot sous le pied, a poussé comme une verrue géante en ciment. Notre guide nous avertit qu’il est possible, avant que le soleil ne se couche, de prendre ce lugubre pâté en photo ce que s’empressent de faire quelques touristes du Soleil-Levant.
En revanche, « l’imagier » de Jah Bobby J, qui se compose de sept tableaux, appartient au domaine privé et l’interdiction d’en tirer un cliché est formelle. Il recouvre le mur d’enceinte et raconte la vie du prophète, à la manière naïve des fresques bibliques de certaines églises de campagne. Rita, sa veuve, a dû lourdement insister auprès de l’artiste pour que le premier tableau la mette en scène aux côtés de Bob et des enfants. « Il était un bon père de famille, » commente la guide. « Top bon », se plaît-on à penser en passant en revue l’abondante progéniture extraconjugale dont il assumera la paternité. La plus intéressante de ces peintures renseigne sur la façon dont l’imaginaire populaire jamaïcain perçoit aujourd’hui le personnage. La scène représente l’idole lors du Peace Concert de 1978. Nattes au vent, le chanteur scelle des deux mains le traité de paix que viennent de conclure les leaders politiques Edward Seaga et Michael Manley. Face aux trois hommes, le peuple attend. Son visage montre les blessures d’une violence politique qui a saigné le ghetto sans relâche pendant dix ans. Mais l’action sainte de Marley éclaire ceux qui sont le plus proches de lui : sa seule présence suffit à effacer les stigmates, à réjouir les humbles et à consoler les faibles. La série d’évocations murales s’achève sur Cedella Booker, la mère de Bob, qui tient un bébé dans ses bras : la référence à une Sainte Vierge africaine berçant un Jésus noir apparaît très clairement.
L’intense spiritualité de cette île, où affluent cultes africains, indiens et protestants, dont la synthèse a enfanté cette religion samplée qu’est le rastafarianisme, devait forcément révéler son prophète. Ainsi Bob Marley ne cesse-t-il, à son corps défendant, de développer un mythe religieux. Qu’il soit désormais confit dans le merchandising n’est pas une nouveauté, la religion des uns a toujours su profiter au commerce des autres même si l’on peut trouver plus offensant que flatteur l’idée d’oser vendre dans la boutique de souvenirs ce bonnet de laine idiot avec ses fausses dreadlocks greffées à 25 dollars US. Des écharpes, des T-shirts sont exposés sur des tourniquets qui grincent comme le mauvais goût veillant à leur fabrication. Et, posée sur les tasses à thé et les statuettes en plâtre à l’effigie de la star du reggae, une affichette vous prévient : « Si vous cassez, vous payez. » Incassable est sûrement cette vénération du troisième type : dix-sept ans après sa mort, Bob Marley remplit une fonction assez inédite, celle de messie enregistré.
En 1982, le chanteur ivoirien Alpha Blondy lance le premier l’afro reggae avec l’album Jah glory. Quatre ans plus tard, il enregistre Jerusalem dans le studio Tuff Gong à Kingston. En Afrique du Sud, Lucky Dube adopte une démarche artistique équivalente mais dans un contexte politique très différent. En 85, sa chanson Rasta never die, dédiée à Marley, est interdite d’antenne. Le texte heurte les blanches oreilles du pouvoir de Pretoria : la rédemption des Noirs ne promet-elle pas à la classe dirigeante la fin des privilèges ? Au Nigeria, le reggae est devenu la musique la plus populaire et chaque apparition des groupes Natty B, Root Rastas, Ras Kimono et Majek Fashek s’accompagne d’un hommage à Marley. Cette dévotion n’est pas moins fervente chez les musiciens africains ne jouant pas de reggae. Salif Keita avoue ne pouvoir se consoler de la disparition du Jamaïcain : « Le jour où sa mort fut annoncée, toute la jeunesse du Mali s’est rasée la tête en signe de deuil. »
Au Brésil, deux percussionnistes de Bahia, Vovo et Appolonio, qui se reconnaissent dans le message panafricain des Wailers, créent un ensemble musical exclusivement constitué de tambours, baptisé Ile-Aye, signifiant « la maison de la vie » en langue africaine yoruba. Le groupe remporte un immense succès lors du carnaval de Salvador l’année suivante et attire de jeunes musiciens vers un mélange samba-reggae. Les bloccos ensembles de tambours qui parcourent les rues des favellas Muzenza, Araketu et Olodum sont parmi les plus connus.
Plus au nord, dans le Grand Canyon de l’Arizona, vit la tribu indienne des Havasupaï, dont les membres vouent un culte à Bob Marley. Les sorciers conduisent même certains rites sacrés au son de sa musique, et en Australie, de nombreux musiciens aborigènes ont intégré le reggae dans leur didgeridoo. Cet instrument en forme de trompe est réalisé avec des branches d’eucalyptus creusées par les termites et qui, raconte la légende, imitent le son d’un guerrier soufflant dans son pénis au fond d’un puits. Il préside à certaines cérémonies de chamanisme. Des groupes comme Us Mob, No Fixed Adress ou Yothu Yindi revendiquent l’influence de Marley. Sa venue dans les terres arides du bush, lors d’une tournée en 1979, bouleversa leurs pratiques musicales au point que le chanteur du groupe Yothu Yindi reconnaît écrire ses textes « avec l’âme de Bob Marley comme veilleur de nuit… Certaines situations que nous, peuple aborigène, endurons aujourd’hui sont comparables à celles que connaissent les Jamaïcains. La spoliation de nos terres, les nuisances industrielles sur notre environnement, le racisme qui constitue notre lot quotidien, ces thèmes, les chansons de Marley en parlaient déjà. »
Elvis, incontestablement, fut une idole religieuse. Ses fondations spirituelles protestantes et les racines sacramentelles de son art ont contribué à façonner de lui cette image désormais éternelle de première vedette à faire entrer ses ouailles en transe collective grâce au rock. Mais chez Elvis, la religion revenait à partager une expérience émotionnelle plutôt qu’une doctrine. Chez Dylan, s’affrontent, dans la plus enivrante sensualité, la présence divine et le défi cosmique à la Rimbaud. La période charnière est celle où il donne ses chansons les plus torturées comme All along the watchtower ainsi que les plus liturgiques, I dream I saw St Augustine. Son parcours spirituel le verra adopter par la suite le missel des Born Again Christians avant de revenir aux racines en rejoignant les fils de la Torah.
Marley, en revanche, se présente avec une religion en naissance sous le bras : le rastafarianisme n’a qu’une trentaine d’années lorsqu’il enregistre ses premières odes à Jah. Disciple de Mortimer Planner, lui-même lié aux membres fondateurs de l’Eglise, Leonard Howell et Archibald Dunkley, Marley doit son enseignement aux inspirateurs mêmes de ce nouveau culte. Sa religiosité se boit à la source. Le messianisme qu’il y puise le saisit d’autant plus que la bonne parole ne s’est pas encore usée au contact des mauvais prosélytes.
A cette originalité s’en ajoute une autre : Marley est également le porteur d’un nouveau rythme, le reggae. Il devient ainsi l’unique prisme par lequel on identifie à la fois une religion et une musique qui, en outre, partagent une conception identique : le bricolage. Si le reggae est un aggloméré musical, rasta est un culte recycleur. Il empreinte la structure d’un protestantisme anglican, avec son usage excessif de la terreur céleste, et y introduit le judaïsme, l’hindouisme et l’animisme africain. Ce syncrétisme unit des notions historiques propres à l’exode biblique, des conseils diététiques présents dans la religion brahmane et un rapport permanent à cette magie primitive qui confie les phénomènes naturels à la volonté de divinités occultes. Mais la doctrine rasta ne pouvait élargir son audience sans s’appuyer sur les composantes d’une réalité politique et économique particulière. Bob Marley avait une expression pour parler de son île : « C’est un oeuf cassé. Il est impossible de recoller les morceaux », disait-il.
L’exil dans un bagne-nation, l’assujettissement à une règle imposée par un système qui a abouti à l’esclavage, la douleur d’une rupture avec le sol historique sont des thèmes fertiles qui reviennent dans son oeuvre comme ils sous-tendent, ailleurs, la pensée de Malcolm X et du Black Panther Party. Ils confèrent à la doctrine comme aux chants une réalité vérifiable sur l’instant. En utilisant une langue puisant sa force dans le répertoire des symboles bibliques pour évoquer les événements du présent, le chanteur s’empare d’un pouvoir auquel personne n’osait plus avoir recours. Et entre de plain-pied dans la dimension charismatique.
Sur l’album Burnin’, Marley en appelle clairement au feu et au sang. I shot the sheriff montre sans équivoque une méthode rapide et individuelle de délivrance. La grandeur de Marley, c’est aussi d’avoir pu aimer la flamme de la vengeance sans jamais la laisser le dévorer entièrement. Les chansons qui ouvrent l’album Exodus composent un arc-en-ciel de thèmes et d’humeurs dont les tonalités suivent une progression, allant du sombre à la lumière, du grave à l’exaltant. Les premières notes de Natural mystic sont sans doute les plus lourdes qu’auront jamais enregistrées les Wailers. On y entend ce que les Anglais appellent the burden, le fardeau, et ce que nous appelons le bourdon, le glas du désespoir. Le titre Exodus, situé à la fin de ce cycle, évoque une autre délivrance, spirituelle et collective. Quant au second volet de l’album, il s’égrène à la manière du chapelet d’une Eglise peu doctrinale : celle de l’amour et du plaisir. Waiting in vain ou Jamming sont piqués de l’aiguillon du désir. Comme Villon en son temps, Marley est poète à retrouver l’espérance au lit.
Ainsi, dans une convergence assez improbable pour tout théologien, cumule-t-il les fonctions de messie, de pop-star, de leader politique, de joueur de football, d’homme riche et de tombeur de dames. Ses nombreuses aventures amoureuses contribueront à nourrir plus encore cette dimension humaine propice à une identification complète et libérée. Le caractère particulièrement perméable de sa religion et la manière séduisante et chaloupante dont il la prêche expliquent sans doute la rapidité avec laquelle ce nouveau culte a pris racine à travers le monde.
Marley est un sauveur auteur de son propre évangile. Sa mort empêcha celui-ci de souffrir du moindre affadissement. Son oeuvre est sans moments faibles et absolument achevée. L’ultime accord clôturant la dernière chanson de son dernier album, Redemption song, ouvert sur l’improbable, comme absorbé dans une nuit jamais visitée, dit à la fois « mission accomplie » et invite à composer la suite. L’extrême fécondité de son culte et la grande imprégnation de sa musique prouvent que le geste fut compris.
En prêtant sa voix et ses mots aux moins vernis de l’humanité, il leur a rendu ce que toutes ces maladies à même suffixe esclavagisme, colonialisme, capitalisme, etc. ont savamment conspiré à leur enlever : la dignité. Et par une forme de politesse rendue à titre posthume, ceux qui aujourd’hui honorent son nom et pratiquent sa musique veillent à l’en remercier.
L’esprit de Bob Marley est une vigie en faction sur le présent. Il n’est pas un problème de la crise financière à l’écologie, de la famine à la prolifération atomique qui n’ait été évoqué dans ses chansons. Sa manière de s’interroger sur la place de l’homme dans un monde dominé par la technologie est au coeur de toutes les questions que se pose cette fin de siècle. Même le dernier rapport de l’OCDE informant que les quatre cinquièmes de la population mondiale vivent dans la misère la plus absolue donne au phénomène qu’il incarne une résonance particulière, presque une confirmation. Comme le dit si bien la chanteuse camerounaise Sally Nyollo, « l’esprit de la musique se trouve là où la vie a besoin d’aide ». Marley est partout parce que ça ne va nulle part.
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