Au crépuscule de sa vie, Dylan reprend des classiques américains dans un magnifique nouvel album : on n’a jamais entendue sa voix ainsi.
Un nouveau Dylan n’excite pas les moins de 40 ans. Peut-être même plus les moins de 50 ans. On peut comprendre ça. Dylan est vieux, il a sorti un paquet de disques médiocres ou anodins depuis Self Portrait en 1970. Il a beau connaitre une embellie depuis 92 et Good as I Been to You, trop tard. L’époque s’est accélérée, Youtube, Deezer et Spotify sont apparus, la musique est devenue aussi accessible que l’air qu’on respire (et parfois aussi venteuse), la courbe des nouveaux groupes grimpe chaque semaine plus vite que celle du chômage, bref, plus le temps d’accorder ne serait-ce qu’une minute d’attention aux nouvelles parutions de Bob Dylan.
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Normal, mais dommage
Oui, tout cela est normal. Mais dommage aussi. Parce que Robert Zimmerman est un authentique génie. J’ai connu beaucoup de superbes songwriters depuis Dylan, mais aucun qui n’ait approché sa fulgurance d’écriture, sa pertinence politique, son originalité de phrasé, sa puissance de surgissement révolutionnaire, son intelligence précoce du monde et des humains. Certes, cet empilement de grâces vaut surtout pour les grands œuvres des sixties (The Times…, Highway…, Blonde…, on connait la liste), ou les retours de feux plus tardifs (Blood…, Hurricane…). Encore et toujours le passé. Sauf que là, un nouveau Dylan vient juste de sortir et il est magnifique.
Shadows in the Night, donc. On l’a vendu comme « Dylan chante Sinatra ». Ce qui est vrai, et faux. Non, Dylan chante le songbook américain classique, les chansons de Johnny Mercer, Oscar Hammerstein, Richard Rodgers, Irving Berlin et même Vladimir Cosma. Répertoire que s’était royalement approprié The Voice, oui, mais aussi Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Dean Martin, Elvis, Marlene, Coltrane et des dizaines d’autres. Dylan qui se lance dans ce patrimoine, c’est un peu comme si Gainsbourg ou Bashung s’étaient emparés de A la claire fontaine, Le Temps des cerises, Plaisir d’amour… On ne présente donc pas les chansons de Shadows in the Night, leurs titres suffisent comme carte de visite : I’m A fool to Want You, The Night We Called it a Day, Where are You, Some Enchanted Evening… L’art du songwriting porté à la perfection manufacturière.
Au crépuscule de sa vie
Ces chansons ayant bercé l’enfance de Dylan, il est par conséquent assez émouvant de l’entendre les chuchoter au crépuscule de sa vie. C’est comme s’il revenait à la maison, dans sa chambre, sous la couette, ou devant la radio du salon familial, à Hibbings, Minnesota : bringing it all back home. Ces chansons qui l’ont éveillé à la vie, à la musique, revêtent aujourd’hui un tout autre sens pour Dylan : chansons de fin de soirée, de fin de partie, de fatigue et de dernier sursaut, chant du cygne las à minuit moins le quart avant le dernier gong, verres vidés, clopes consumées, lumières bientôt éteintes. Un dernier bain de jouvence, un ultime bilan avant le glas.
« A côté de Sinatra, c’est un massacre », ai-je pu lire ou entendre, ici ou là. Comparer Dylan à Sinatra au prétexte qu’il aborde le même répertoire, c’est la mauvaise approche. C’est aussi idiot que de dire des Ménines de Picasso, « il peint ‘achement moins bien que Velasquez ». On sait bien que Bob Dylan n’a pas, n’aura jamais le timbre soyeux de Frankie, et encore heureux : il est Bob Dylan ! Qui a besoin d’un clone de Frank Sinatra ? Au lieu de comparer l’incomparable, réjouissons-nous de pouvoir entendre de nouvelles versions de ces classiques mille fois interprétés, savourons le geste d’un des plus géniaux songwriters de l’histoire qui s’efface pour n’être qu’interprète et qui s’essaye à un autre champ que son habituel terrain folk-blues.
Un effort de crooner
Profitons de sa lecture à lui. D’autant qu’il chante superbement. A l’échelle Sinatra, c’est un peu âpre, oui, ok, comme si c’était là une surprise. Mais à l’échelle Dylan, c’est du miel, et là, pour le coup, c’est une fameuse surprise. Sa voix a encore muté, je ne l’ai jamais entendue ainsi. Ce n’est plus la sinusite des sixties, ni l’insupportable nasillement de chèvre tuberculeuse des seventies-eighties, ni l’enrouement tabagique de vieux bluesman des dernières années, mais un effort de crooner, un chant lissé, adouci, qui habite à fond les chansons.
Le band qui joue live derrière lui est parfait de subtilité et d’humilité, dans un juste équilibre de jazz et de country en sourdine, sans jamais la ramener, au service des chansons. Aucun relent de naphtaline, ça sonne aussi vivant et mélancolique que du Will Oldham ou du Mark Linkous. Que faire au soir de sa vie quand on a révolutionné le rock, incarné une génération, régné planétairement ? Se replonger dans la simplicité des fondamentaux pour mieux chasser les ombres qui viennent vous hanter la nuit. L’évidence intemporelle du classicisme, le plus difficile en art. Il faut parfois une vie pour l’atteindre. Positively last street. His back pages revisited. Tangled up in blue. Forever Dylan.
Album Shadows in the Night (Columbia/Sony)
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