Pour la musique de Ghost Dog, Jarmusch le mélomane a fait appel à RZA, le surdoué du hip-hop. Une rencontre idéale.
« Mais votre film, au fond, ce n’est qu’un vidéo-clip géant ! » La journaliste qui ouvre les hostilités de la conférence de presse de Ghost Dog à Cannes est sifflée par ses confrères, mais Jim Jarmusch laisse passer quelques secondes de blanc avant de répondre. Après tout, pourquoi pas : et si Ghost Dog n’était que le clip géant que mérite RZA, leader du collectif de rap new-yorkais Wu-Tang Clan ? Une adaptation libre d’un univers musical, un clip du Wu-Tang sans les contraintes liées aux exigences des commerciaux du disque, sans la dictature des formats. Jarmusch, qui a déjà tourné des vidéo-clips classiques pour Talking Heads, Tom Waits, Neil Young & Crazy Horse et Big Audio Dynamite, n’aurait-il pas opté pour le cinéma uniquement pour continuer avec plus de liberté ses passionnants travaux : imaginer des histoires avec musiques pour des musiciens qui ont des histoires ? Après John Lurie (Down by law), Tom Waits (Coffee and cigarettes), Neil Young (Dead man), le rejeton le plus doué du hip-hop, RZA, décrocherait donc ici sa très artistique vidéo de Jim Jarmusch. On peut voir et entendre le film de cette manière, ça ne le rend pas moins indispensable. Effectivement, Ghost Dog est une bonne mise en images de la production musicale du Wu-Tang. La forme, l’esprit, la musique, tout y est. Ghost Dog, la restitution d’une approche joliment désenchantée du monde ado des adorateurs de films de samouraïs (toute la philosophie de RZA et ses amis), réconciliant à coups de beats lourds romantisme noir et pulsation rap, mysticisme soul et mélancolie urbaine (tout le hip-hop de Wu-Tang, en somme). Ghost Dog est construit comme une chanson du groupe : dans un territoire illimité de collages atmosphériques, la précision des climats sensibles et sophistiqués.
« J’ai toujours fait mes films avec des musiques organiquement liées à l’histoire. C’est moitié son, moitié image, à chaque film », expliquera finalement Jim Jarmusch. « Je vis à New York et j’ai vécu la naissance du mouvement hip-hop. Depuis le début c’est une de mes sources d’inspiration. Depuis Kurtis Blow, Afrika Bambaataa, Easy B. Le hip-hop, c’est à la fois la synthèse et le prolongement du blues, de la soul et du dub. C’est une culture novatrice qui ravive toutes les musiques de ce siècle. Pour Ghost Dog, je me suis beaucoup inspiré des textes du Wu-Tang Clan pour écrire, je leur ai piqué pas mal de petites histoires. Je voulais que RZA soit libre à son tour pour faire vivre l’histoire avec ses musiques. C’est le Jimi Hendrix de sa génération, le Thelonious Monk du hip-hop. » Voilà pour les motivations du cinéaste. Quant à celles du surdoué du hip-hop : « Je n’ai pas la folie des racines africaines. L’Afrique, ce n’est qu’un nom qu’un explorateur a donné à une terre. On nous présente, souvent pour nous faire plaisir, l’Afrique comme le berceau de l’humanité, mais pour moi les origines de l’homme sont aussi bien en Afrique qu’en Asie. J’aime mieux croire que le premier homme est asiatique. Très jeune, c’est pas l’Afrique qui m’attirait, mais l’Extrême-Orient. La culture américaine semblait statique, bloquée, celle de l’Asie nous faisait vibrer. Tous les membres du Wu-Tang ont vu les mêmes mangas japonais à la télé. Dans Ghost Dog, un Noir va servir jusqu’à la mort un Blanc mafieux : certains m’ont dit « Mais où est le message du rap, où est la rébellion, la rage ? » Je ne vois pas de quoi ils parlent. Le Noir est un samouraï, le film est un conte. Le premier groupe de rap s’appelait Grandmaster Flash. D’où vient ce nom ? D’un héros des films qu’on allait voir dans les salles du quartier. Des films de kung-fu, de karaté, de samouraïs. Des films à un dollar. Avant qu’ils ne deviennent à la mode, c’était des films de fauchés asiatiques pour les fauchés des ghettos blacks. J’ai tout de suite aimé les héros de ces films. Ma culture vient de là, le hip-hop aussi. »