Petite mode l’espace d’un hiver en 90, puis vite retombé aux oubliettes, Blur est en état de grâce depuis deux ans, fêté par toute l’Angleterre comme le principal groupe pop contemporain. A l’occasion de son passage aux Eurockéennes et en prélude à un quatrième album prévu pour la rentrée, tête-à-tête avec son cerveau Damon Albarn une imposante personnalité qui préfère habituellement se défiler derrière l’anonymat de son groupe et ses joies potaches.
Damon Albarn — Le patron de notre label n’arrêtait pas de nous dire que notre seul salut était la dance-music. J’étais complètement paumé, désemparé et blessé. Alors je me suis saoulé pendant des mois. Toutes ces agressions extérieures ont fini par souder le groupe. Nous nous sommes ressaisis. Malgré les problèmes, nous ne nous sommes jamais engueulés. Parfois, bien sûr, une claque volait, mais rien de très sérieux. Nous avons vite compris que l’ennemi n’était pas à l’intérieur, mais à l’extérieur. Blur est devenu comme une petite armée, l’armée du Liechtenstein. Soudain, nous n’avions plus rien à perdre, car nous étions au fond du gouffre. Alors autant nous amuser et faire exactement ce dont nous avions envie, sans calcul.
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D’autres groupes avaient déjà pris votre place. Etais-tu jaloux ?
Ça parait ridicule de le dire aujourd’hui, après avoir joué devant trente mille personnes au stade de Mile End (voir encadre): à l’époque, le succès de Suede m a rendu fou de rage. En même temps, ça m a donné un formidable coup de pied au cul. Suede avait réussi à s’imposer en restant intègre, en n’écoutant que ses envies, et, moi, qui avais accepté tous les compromis, j’étais sur la touche. C’est je n’en connaissais Brett Anderson ? pourtant mon rival qui m a fait comprendre que je devais être honnête avec moi-même. Sans lui, je serais aujourd’hui lessive.
Justine, la chanteuse d’Elastica avec qui tu vis depuis qu’elle a quitté Suede, dit de toi que tu es incapable d’apprécier un groupe sans en être jaloux, d’être en permanence en compétition.
C’est vrai, c’est épouvantable. Un horrible sentiment adolescent dont je n’ai pas encore réussi à me défaire. Sans lui, je n’avancerais pas, même si parfois cela me rend vraiment Madness ou fou furieux. J’étais déjà comme ça à l’école. Quand un sujet m intéressait, je ne tolérais pas qu’un autre élève me batte. C’est pourquoi je ne vais jamais voir des groupes en concert, de peur de les trouver meilleurs que nous. Pourtant, après toutes ces années, j’ai envie d’aller voir Suede sur scène, pour exorciser mes démons. D’ailleurs, de plus en plus, j’accepte de rencontrer des jeunes groupes, comme Supergrass, qui viennent me demander conseil. Nous sommes un peu comme REM, un exemple pour eux. Car ils savent que nous avons fauté et que nous nous en sommes sortis. Je suis ravi d’avoir redonné sa fierté à la pop-music anglaise, de l’avoir relancée, d’avoir contribué à l’émergence de groupes typiquement anglais tels Pulp, Oasis ou Elastica. Une grande famille, qui s’étend jusqu’à des gens comme Tricky, Ray Davies ou Terry Hall ? avec lesquels je viens de collaborer.
Cette haine des autres groupes est-elle purement épidermique ou bien réfléchie ?
C’est totalement subjectif, basé sur des impulsions personnelles. Il n’y a qu’une seule accusation fondée: le manque d’intelligence. Pendant des années, on n’a entendu que des musiques crétines, délibérément creuses et décérébrées. L’apathie gagnait chaque jour du terrain. La seule préoccupation des groupes était de se défoncer et de ne surtout rien dire sur soi, sur ses origines. Alors que moi, ce que j’aime, c’est ce que j’appelle la musique géographique : celle qui raconte des lieux, des gens, des histoires.
Parce que tu viens toi-même d’une famille sans histoire…
Contrairement à ce que l’on croit, je n’ai pas grandi dans le velours. Jusqu’à l’âge de 10 ans, j’habitais un quartier très dur de Londres, où mes seuls amis étaient pakistanais ou jamaïcains. Puis, mes parents ont déménagé pour la campagne, près de Colchester, dans la région la plus conservatrice du pays. Dès que j’ai pu, à t8 ans, je suis parti. Je rêvais de devenir acteur, mais les études ont tourné court : un an après, je me suis retrouvé grouillot dans un studio d’enregistrement de Londres. Je jouais avec un groupe de soul blanche, j’enregistrais d’épouvantables ballades a piano, du sous-Neil Diamond, je composais pour le théâtre… Je me gâchais totalement mais, en même temps, je me contentais de mon sort. C’était frustrant, mais je ne méritais pas mieux. Car à mes yeux, je n’étai qu’un moins que rien. Je ne pensais pas au lendemain, me contentant de fuir en avant. J’étais vraiment un pauvre type, doué musicalement, et pourtant totalement inculte en pop-music, sans la moindre influence. Un peu comme un type qui saurait écrire mais pas lire. Moi, c’était comme si je n’avais lu que Balzac et Shakespeare, ignorant tout des auteurs contemporains.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de former Blur, toi qui venais de la musique classique ?
En 1989, j’ai commencé à rattraper mon retard, je me suis mis aux Pixies à Wedding Present, à My Bloody Valentine, aux Stone Roses. Avec Graham Coxon, le guitariste, nous nous connaissons depuis l’enfance. Nous savions que nous étions intelligents, que nous étions bons musiciens, mais nous ne savions pas quoi faire de notre talent, de notre frustration. Nous avons d’abord formé Seymour ? d’après un bouquin de Salinger ?, un groupe punk dans lequel je portais un T-shirt fait de sacs de thé, très arty… Nous avons commencé à répéter en espérant qu l’inspiration et la vision viendraient en jouant. Nous n’avions aucun plan, aucune grande idée, aucune attitude, tout ça est venu bien plus tard. Nous nous contentions de singer en direct les disques que nous découvrions, des Pixies aux Stone Roses. Mon éducation musicale accélérée s’est finalement achevée à l’époque de notre second album, Modem life is rubbish. Car ayant grandi loin de la pop-music, je n’en connaissais pas les règles, les codes, les noms clés… Ma vraie famille, c’est la musique classique, le théâtre ? pas Bowie. A part des groupes comme Madness ou les Specials, je ne connaissais rien. Le ska m a immédiatement parlé car il mélangeait, comme dans le quartier de ma petite enfance, les Noirs et les Blancs, les mélodies à l’ancienne et les rythmes jamaïcains. J’entendais les deux voix parlant simultanément, ça me ravissait. Mais à part ça, ma culture musicale était inexistante, je n’avais même jamais vu le NME avant de faire partie de Seymour. Car moi, je n’ai jamais été adolescent. Une énorme lacune, une grosse erreur de fonctionnement (silence)… Alors j’ai eu ma crise d’adolescent des années plus tard, avec Blur. Par snobisme, j’avais rejeté la musique populaire pour n’écouter que Satie ou Bernstein… C’était de l’arrogance j’avais décidé de ne pas être adolescent et donc d’en refuser toutes les futilités. Je cherchais désespérément à ne pas être comme tout le monde, je jouais des rôles. J’accusais mes copains d’école d’être manipulés, d’être des moutons. La ligne de conduite que je m étais imposée était très dur à vivre, il fallait être un psychopathe pour jouer ce jeu. Mais j’ai tenu bon, je me suis imposé une discipline qui me sert encore aujourd’hui.
Regrettes-tu aujourd’hui de ne rien avoir partagé avec les enfants de ton âge ?
J’avais décidé d’être très solitaire et, au fond de moi, ça me rendait malheureux. J’aurais beaucoup moins de problèmes affectifs aujourd’hui si j’avais été un peu plus naturel à l’époque. Mais dans mon village, je me suis tout de suite senti à l’écart, moi qui débarquais de la ville. Quand je parlais de mes copains noirs laissés à Londres, les autres gosses me corrigeaient «Tu veux dire, des négros ? » Mes parents étaient tous les deux artistes, enseignaient l’art. Nous passions nos vacances en Toscane, je lisais en permanence… Ce n’est pas le meilleur moyen de s’intégrer dans un village de campagne. Les gosses me tabassaient, me traitaient sans arrêt tapette. Il suffisait que je regarde quelqu’un pour qu’il se sente menacé, qu’il soit certain que je me foute de lui et vienne me casser la gueule. Dans ces conditions, soit on se ferme et on sombre dans la dépression, soit on se révolte et on se sent terriblement supérieur. J’ai choisi cette solution, méprisant tout le monde. Je savais que je n’étais pas comme ces ploucs de droite. Alors je forçais le trait : à 13 ans, j’affirmais être bouddhiste ; à 14 ans, je me baladais partout avec un bouquin de Karl Marx. C’était puéril mais cela avait l’avantage de vraiment agacer les autres. « Pour qui il se prend, ce petit con ? » C’est à cet âge-là que j’ai appris à manier l’ironie. Mais toute ma colère, toute ma frustration viennent aussi de cette époque.
Qu’est-ce que les filles pensaient de toi ?
J’étais à la fois timide et grande gueule, un sale emmerdeur. Mais ça ne m a pas empêché de sortir avec la plus belle fille de l’école, qui avait deux ans de plus que moi. Et à 15 ans,
sortir avec une fille superbe de 17 ans est un sacré exploit. C’était ma déclaration de foi (rires,)…
Tu n’as jamais eu envie de te révolter au lieu de narguer les autres ?
Ma seule forme de rébellion a été de refuser totalement la pop-music. A la maison, dans une famille aussi libérale, je n’avais aucune raison de me battre. Pour choquer mes parents, il aurait vraiment fallu forcer la dose, devenir junkie ou cadre dans les assurances. Ils auraient été très blessés de me voir en costume toute la journée, parler d’argent au lieu d’art. Pendant toute ma jeunesse, ils m ont laissé carte blanche. Je me laissais porter par les événements, attendant le déclic. Je pensais qu’il viendrait du théâtre, mais il ne s’est rien passé. Je ne m attendais pas à trouver ma voie dans la musique.
Rêvais-tu de revenir à la ville, de quitter enfin ce village
J’aimais passionnément la campagne, m asseoir seul sous les arbres des après-midi entiers. Et quand je rentrais à la maison, je collectionnais les timbres et les fossiles. J’adorais aller à la pêche à la mouche, je passais des heures à surveiller ma ligne. Malheureusement, je n’ai plus le droit d’y aller Justine est farouchement opposée à toute forme de cruauté envers les animaux et, pour elle, la pêche est un crime. Elle éteint la télé si je regarde une émission sur la pêche. Mais je ne compte pas finir mes jours à Londres. Bientôt, je repartirai vivre dans les champs et, là, je pourrai revenir à la rivière. J’aimerais voir l’influence que le calme aura sur ma musique. A la campagne, je suis une personne totalement différente, beaucoup moins intense. Je ne suis pas vraiment relaxé ? j’en suis incapable ? mais moins motivé, moins énervé par des choses qui, en ville, me paraissent fondamentales. Je voudrais pourtant baisser ma garde, être moins stressé, car ça me rend physiquement malade. Pour ça, il n’y a que deux solutions: la drogue ou l’exercice. Alors je joue au foot deux fois par semaine, je fais du vélo et de la gymnastique. C’est l’un des curieux contrecoup du succès : comme je ne peux plus sortir de chez moi aussi facilement, je fais moins d’exercice, donc je suis plus tendu.
Comment es-tu devenu ami avec Graham, ton guitariste depuis l’enfance
Il habitait juste à côté de l’école et, comme moi, avait une s’ur: ça nous a rapprochés. Et puis, il jouait du saxophone et j’avais besoin de musiciens pour monter un petit spectacle à l’école. On ne se quittait pas, on passait nos journées à rêver de lendemains qui chantent. On piquait des cigares et on allait fumer dans les champs. Nous voulions devenir les Who ? des Who sans cet abruti de Roger Daltrey. Le fan de musique, celui qui m a servi de guide, c’était lui: un fan de Jam et de Nick Drake, de Françoise Hardy comme de hardcore américain. Sans lui, je ne serais jamais devenu chanteur, j’écrirais des musiques insignifiantes pour des pièces de théâtre. Mais aujourd’hui, je sens que je l’exaspère, car il me connaît trop. Nous étions pourtant les meilleurs copains du monde à l’école, mais on ne se voit plus hors du groupe.
Que vous reste-t-il à désirer maintenant que vous êtes au sommet
Le but n’est plus le succès, mais la perfection: écrire des chansons qui resteront. En ce sens, je demeure terriblement frustré, car je suis encore loin d’être un grand parolier. Il faut dire que je suis parti de très bas, écrivant n’importe quoi pour meubler la musique. Je me contentais de sauter dans tous les coins, pensais que c’était suffisant pour un chanteur. Mais, aujourd’hui, je préfère être considéré comme un conteur plutôt que comme un sauteur. Quand j’ai entendu les Kinks pour la première fois, j’ai ressenti ce que doivent éprouver des enfants de 20 ans à qui on présente pour la première fois leurs parents. Je m y suis immédiatement senti chez moi, j’ai tout de suite vu l’air de famille, la ressemblance. Il faut un sacré toupet, beaucoup de confiance en soi pour écrire des histoires. C’est grâce à Justine si j’y suis parvenu. Nous ne sommes pas beaucoup dans ce club : Jarvis Cocker, de Pulp, est très doué pour raconter la vie de tous les jours, mais Morrissey n’a plus sa carte, car il n’a plus rien à dire. Quand j’ai chanté Waterloo sunset en duo avec Ray Davies à la télévision anglaise, c’était plus qu’une simple rencontre: il y avait une vraie complicité, un lien de sang. J’avais l’impression d’avoir écrit la chanson moi-même, car je la comprends parfaitement, comme je comprends le cinéma de Ken Loach ou de Mike Leigh. Ces gens me parlent de moi, rendent mon existence ordinaire très romantique. Rien ne m’est plus insupportable que les groupes anglais utilisant une imagerie américaine.
Même Justine trouve ton antiaméricanisme injuste.
Quand je dis que j’aime l’Angleterre, on me taxe immédiatement de nationalisme, de ne m intéresser à rien d’autre que l’Angleterre. J’ai été très blessé par ces accusations de racisme. Car chez moi, ce n’est pas du tout primaire, je peux expliquer en long et en large ce qui me dégoûte aux Etats-Unis : le fond est mauvais, par la faute d’une constitution erronée. Tout le système est basé sur l’enthousiasme, la naïveté, sur tout un tas de valeurs qui n’ont pas survécu au cynisme. Alors on fait semblant, on ment, on triche, en prétendant que rien n’a changé. Je n’aime pas Brett Easton Ellis, je préfère Hemingway. Je n’ai jamais aimé l’imagerie américaine.
Beaucoup des gens qui ont travaillé avec toi, ont été surpris par ta culture et ton intelligence. Pourquoi aimes-tu tant jouer l’idiot, l’ivrogne, l’adolescent
Parce qu’à l’âge où j’étais censé faire toutes ces choses, j’étais sérieux, trop sévère avec moi-même. Ce n’est pas par honte, par complexe vis-à-vis de mon éducation, de mon intelligence, de ma culture, mais tout simplement parce qu au fond de moi, je suis autant un type cultivé qu’un crétin alcoolique… Ce n’est même pas un complexe de classe, car je ne sais même pas à quelle classe j’appartiens : mes parents ont plus de livres que d’argent, d’idées que de revenus. En ce moment, mon père est train d’ouvrir une école d’art sur l’île Maurice, il écrit des livres sur le design islamique; ma mère fabrique des meubles en papier mâché et enseigne dans tout le pays… Comment ne pas être partagé quand, comme moi, on a grandi dans un quartier très prolétaire, mais dans une famille très intellectuelle et artistique ? Je n’ai jamais su où j’en étais. Je me suis toujours senti à part, tout seul. Et puis, très vite, à 1o ans, on m a repris de force la moitié de ma personnalité : plus un fils d’ouvrier, plus un seul immigré avec qui jouer à Colchester. Les virées entre sales gosses, les parties de football dans les terrains vagues m ont manqué pendant toute l’adolescence. Je rêvais de revenir à Londres casser des vitres. A Colchester, j’avais l’impression d’être totalement à côté de la plaque, de manquer toute une partie importante du film. J’avais l’impression qu’on m avait oublié, là, dans un coin, et que la vie continuait sans moi. Alors je rattrape tout ce temps et toutes ces conneries perdues. Ça, c’est l’explication intellectuelle de mon comportement actuel. L’autre raison, plus terre à terre, c’est que j’adore me bourrer la gueule (rires,)… Dans le milieu de la pop-music, c’est si facile de passer pour un penseur. J’ai récemment été contacté par le leader de l’opposition, Tony Blair, pour participer à des groupes de réflexion qui essaient de déterminer ce qu’attend la jeunesse anglaise. Même si je fais l’idiot, on me prend toujours beaucoup trop au sérieux.
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