Fin du débat opposant farouchement partisans etpourfendeurs du nouvel album de Blur, The Great escape. Sur fond de bataille rangée entre anglophiles et anglophobes, la parole est cette semaine à la défense.
Aucune salle de rédaction n’aura été épargnée ces dernières semaines par ce débat puéril, amené sur les tisons de ses tabloïds par une presse anglaise trop heureuse de pouvoir ainsi noircir du papier en plein mois d’août : « Etes-vous plutôt Blur ou plutôt Oasis ? » Dans cette lignée des grandes apostrophes métaphysiques du XXe siècle occidental, on n’a rien connu de mieux depuis les fameux : « plutôt slip ou plutôt caleçon' », « plutôt Groucho ou plutôt Marx « , « plutôt Stone ou plutôt Charden' ». On comprend ceux qui, affligés devant ce combat de coqs, souhaitent que tout ça se finisse par une équitable volée de plumes et de la volaille étripée de part et d’autre.
Seulement voilà, on a les Rolling Stones et les Eric Charden qu’on mérite, et cette petite passe d’armes estivale aura au moins mis en lumière une évidence: Blur est cordialement haï par les journalistes rock. D’Oasis, personne ne semble penser quoi que ce soit :on a attendu puis écouté leur second album avec cette curiosité teintée d’envies morbides dont on se sent parcouru lorsquon observe un avion décoller. Plus l’appareil est lourd à manier, plus les pilotes se tirent la bourre, plus les chances d’assister à un crash en beauté restent entières. Raté, pour cette fois: Oasis lancera sur le marché au mois d’octobre un bon album d’Oasis, avec de gros morceaux de Rolling Beatles. Ni feu d’artifices ni feu de paille. En déclenchant les hostilités contre Blur – lors d’une conférence de presse aux Etats-Unis -, ce grand nigaud de Liam Gallagher a commis une erreur stratégique digne d’un troisième classe qui se voudrait fantassin. « Qui désigne son rival en admet l’existence »,a dû lui assener à grands coups de lattes-et avec des mots sûrement plus crus-son frangin Noel, ces derniers jours, lorsque Country house à laminé le pathétique Roll with it sur l’autel suprême des charts britanniaques.
Face au flot d’injures proférées par les membres de Blur ont préféré opposer une moquerie sournoise, certains qu’ils étaient de remporter au la main ce misérable affrontement Nord-Sud. En résumé, Oasis traite Blur de pédés, merdeux, trouducs, pisse-trois-gouttes et autres amabilités, scatologiques ; Blur répond sans sourciller « Oasis qui ? Oasis Quo ? », acculant son supposé compétiteur au bord de cet immense puits de ridicule que fut Status Quo au temps de nos grands frères des années 70. Entre l’injure de bidasse et la comparaison assassine, la différence de style souligne un vrai fossé, qui devrait clore le débat une bonne fois pour toutes.
Mais BIur, unanimement reconnu comme étant plus solide que son adversaire, est pourtant un groupe qui rend les journalistes fiévreux : quatre garçons bien éduqués, plutôt beaux gosses, dont on sait l’aisance à composer des chansons pop fédératrices et dont l’hégémonie en terre britannique est indiscutable depuis Parklife, voilà qui est propre à attiser les jalousies. Depuis les Beatles, on remarquera que chaque décennie révèle en Angleterre un groupe qui focalise sur lui toutes les splendeurs et toutes les misères que les Anglais prêtent à leur pays : c’est aux Jam dans les seventies, aux Smiths dans les eighties et à Blur aujourd’hui d’exhiber le plus fièrement possible, sans jamais plier l’échine, ce miroir à deux faces dans lequel l’Angleterre aime tellement contempler son exemplarité face aux autres nations du rock.
Le problème que rencontre Blur – et qui enfle à la même vitesse que sa popularité -c’est d’incarner hors des frontières britanniques à la fois l’attirance et la répulsion que l’on éprouve face aux Anglais et, vu de l’intérieur, d’être capable à chaque nouveau disque d’augmenter son capital de référencés et de révérences auquel son statut de groupe anglais typique le condamne. Oasis peut se contenter de faire du Oasis, ça fait rire tout le monde et personne ne leur en tient rigueur. Blur se doit en revanche de faire du Blur, ce qui sons-entend faire du Beatles, du Kinks, du Who, du Bowie, du Jam, du Buzzcocks, du Wire, du XTC, du Specials, du Madness et le faire aussi bien, voire mieux, sous peine d’être canardé tel un garenne à l’ouverture de la chasse. La pochette de The Great escape, image idyllique d’un beau plongeon en haute mer, prend toute sa signification lorsqu’on aperçoit, à l’intérieur du disque, que la mer en question est infestée de requins.
Blur n’aura eu qu’une occasion, au temps de l’excellent Modem life is rubbish- un flop monumental -,de prendre le temps de grandir au prix de quelques baffes, et de se forger dans l’ombre une identité propre. Depuis Parklike et son banco insulaire, la machine s’est emballée et Blur est presque obligé de relever ce pari stupide : porter tout l’héritage de la noblesse pop anglaise des vingt-cinq dernières années et les espoirs des vingt prochaines sur ses épaules. La presse anglaise, dont les placards renferment les cadavres encore tièdes des Jam et des Smiths, renvoie déjà à Blur, comme à Tintin et Milou dans Les Cigares du pharaon, l’image de son propre tombeau. « Je suis un cynique professionnel », lance, comme on relève un défi, Damon Albarn dans Country house, et la chanson elle-même se plie à l’exercice de la parodie avec une gourmandise calculée : le titre, déjà, rappelle les Kinks – House in the country, sur Face to face, en 1966 -, sans parler du texte (« It’s like an animal farm ») ni de la formule et de la rime typiquement daviesiennes – « II lit du Balzac/En se gavant de Prozac »- ni de la mélodie, du refrain, du pont, des arrangements, de la voix, des guitares… Le plus souvent, de tels fayots sont rejetés- ou pire, copieusement ignorés – par leur maître.
Au lieu deçà, on aura vu- la même semaine que la sortie du single – Damon Albarn et Ray Davies posant côte à côte dans un magazine anglais. Le respect qu’impose Blur, et plus particulièrement son auteur-compositeur- chanteur, à ses principaux inspirateurs -Weller, Partridge, Shelley, Terry Hall ? devrait suffire à légitimer le groupe aux yeux des cyniques professionnels. Quel gratte-papier aura le courage d’accuser Blur de pomper grossièrement les Kinks alors que Ray Davies en personne juge la copie digne de l’original ? C’est un fait, il n’y a ni outrage ni malice dans la façon qu’a Blur de rendre hommage, voire de citer ses héros. Ils font preuve en revanche d’un enthousiasme, d’une facilité d’écriture et d’exécution – d’un humour aussi -bien supérieures à celles généralement admises chez leurs congénères plus doués des Boo Radleys à Supergrass.
Blur a recousu en moins d’un an le pavillon passablement troué du Royaume-Uni, notre plus précieuse terre de fantasmes, Albarn écrit les textes les plus pointilleux et pertinents sur la condition actuelle des Anglais de 25 ans : cela devrait faire passer toute envié de froisser leur jeunesse comme un vulgaire carbone usé. On ne voit pas au nom de quoi un type, enfermé seul dans sa chambre à chialer sa mère sur une corde, serait moins suspect que Blur d’utiliser des ficelles et des procédés, ni pourquoi la valeur devrait forcément se mesurer au nombre de dépressions nerveuse qu’elle provoque. Parce qu’il est beau, riche et adulé par les filles, Damon Albarn n’est pas obligatoirement un mauvais songwriter. Il y a encore, jalonnant les soixante longues minutes de the Great escape, quelques-unes des chansons les plus dynamisantes et parfaites du moment- Stereotypes, Charmless man ou le magnifique reggae Fade away qui évoque les heures fameuses du Special AKA- et d’autres plus anodines, comme dans tous les disques, et plutôt moins qu’ailleurs. Le seul reproche que l’on puisse faire à Blur, c’est de laisser sur The Great escape ses dons s’exercer seuls, là où l’on aurait aimé qu’il fasse un peu violence à sa généreuse nature. Un abîme séparait Leisure de Modern life, dont Parklife fut ensuite le jumeau conquérant que l’on sait. Blur aurait dû, à l’heure du quatrième album et une fois ses rêves de domination exaucés, entamer un nouveau cycle, changer de producteur, tester ses recettes éprouvées – même, et surtout, parce qu’elles sont toujours aussi excellentes -sur des fourneaux inconnus. Bref, préférer l’aventure à l’échappée, fût-elle belle et solitaire. A cette nuance près, Blur reste le meilleur groupe anglais du monde.