Dans un stade londonien, Blur fêtait le début de l’été par un concert-plébiscite, triomphe programmé chez les 10-15 ans. Récit d’une journée de mania galopante.
Samedi 17 juin à Londres, à une encablure de l’été, Blur s’affiche partout: «Le groupe britannique numéro1 », titre le NME daté du jour même. L’hebdomadaire, qui a remis les clefs de la rédaction en chef au quatuor, est rebaptisé pour l’occasion New Blur Express. Mais le NME s’adresse aux vieux, entendez aux plus de 15 ans. Le magazine prépubère Super Stars prend le relais chez les ados : le quatuor y est qualifié de « groupe le plus sexy d’Angleterre » en couverture d’un numéro qui lui est intégralement dévolu. Au menu: quel cadeau offrir à Damon pour son anniversaire, les groupes préférés de Blur, l’endroit où ils se sont rencontrés pour la première fois et autres questions fondamentales du même calibre. Le tout emballé dans un poster mégagéant. Ici, pas de hiérarchie entre Blur et les têtes à claques du feuilleton Beverly HiIls. Plus d’un an après le juteux Parklife ? un million de copies vendues, uniquement en Angleterre ? et alors que le nouvel album n est annonce que pour septembre, Blur réussit à occuper presque sans partage le devant d’une scène hostile, d’ordinaire, aux phénomènes qui s’éternisent. Mais voilà, Blur fait vendre : du papier, des T-shirts, des écharpes, des badges, des crécelles (!) à son effigie… Accessoirement des disques Ultime coup d’éclat de la Blurmania galopante, peut-être son point d’orgue: un concert en plein air que précéderont pas moins de cinq premières parties, et dont le coup d’envoi est prévu ce samedi à 14 h pétantes. La méthode Blur: être partout à la fois, ne jamais concéder une longueur à la concurrence, satisfaire aussi bien la ménagère, le collégien que l’amateur blasé de pop anglaise, qui retrouve avec eux ses vieux réflexes mods ou punks. Outre un don pour les affaires, le groupe possède un solide tour de main pour faire monter une mayonnaise: un mois plus tôt, il a donné un miniconcert dans un pub obscur de Camden Town, offrant la primeur de deux nouveaux titres à seulement deux cent cinquante privilégiés. Aujourd’hui, le Mile End Stadium s’apprête à accueillir presque cent fois plus. Au milieu de l’après-midi, ils sont déjà plusieurs milliers, très jeunes pour la plupart, allant et venant sur la pelouse recouverte d’une surface synthétique du vieux stade de la proche banlieue Est de Londres. Une pluie fine et tenace, typiquement british elle aussi, s’est invitée sans débourser les dix-huit livres donnant le droit d’assister au sacre de Blur. Une seule tribune, minuscule et quasi déserte à cette heure, pourrait servir d’abri aux plus frileux. Malheureusement, elle est réservée à la presse et aux invités. Dans la foule clairsemée, une gamine qui a inscrit au rimmel sur son front les quatre lettres de son groupe favori a maintenant les joues maculées de noir. Sa copine tente en vain de se protéger sous un T-shirt fraîchement acheté et qui ressemble déjà à une serpillière. Toutes les deux se moquent éperdument de Dodgy, troisième groupe de l’après-midi à arpenter l’immense scène grise supplantée par l’inscription End of a century.
Avec ses cuivres, ses choristes femelles, son bagout vaseux de ballochards, Dodgy sustente une petite troupe amassée devant lui et s’en réjouit visiblement. Dans ce stade où s’illustrent d’habitude des équipes de division d’honneur, le groupe se sent chez lui.
L’affiche de ce festival a été habilement concoctée par les membres de Blur, avec le souci de n’ombrager en rien leur triomphe prévu en fin de soirée. Elle a débuté par deux groupes de troisième zone, The Shanakies et Cardiacs, vieux routiers des pubs et perpétuels condamnés au ramassage de miettes. Puis Dodgy, donc, qui malgré leur enthousiasme, une paire de pop-songs troussée avec éclat ? le bien nommé This melocdy haunts you, l’un des rares moments de liesse du show ? n’est pas un concurrent bien sérieux pour les héros du jour. Ensuite viendront les Sparks, vieille étoile agonisante de la galaxie des influences de Blur, peu réputés sur les stades, sinon du côté des douches. Les Boo Radleys enfin, souvent maladroits et ternes sur scène, qui ne risquent pas non plus d’inquiéter Blur dans son jardin.
Telles ces tactiques de politiciens, qui inventent des référendums sans enjeu pour mieux marquer leur domination, le grand raout organisé par Blur a, sur le papier, des allures de plébiscite. Et sur le terrain, ce match pipé tourne vite à la déroute pour les visiteurs. Un seul homme parvient, durant les longues heures qui précèdent le concert attendu par tous, à faire sortir les ados de leur humide impatience. Il s’agit d’un présentateur télé, sorte de Dechavanne local, dont le show sur BBC 2, Ozone, est l’un des plus appréciés des jeunes Anglais. Lorsqu’il entame son commentaire filmé du concert depuis la tribune de presse, une vague braillarde vient s’écraser précipitamment contre les barrières, tournant comme un seul homme le dos à la scène où les Sparks distillent une techno-pop maigrelette et pâlichonne. Le porte-micro bronzé s’empare ensuite de la caméra et filme lui-même la foule qui frise alors l’hystérie. Puis la vedette s’éclipse, nous laissant seuls, sombres anonymes, scrutés par ces milliers d’yeux en quête d’autres visages célèbres. Un petit boudin teinté en fuchsia montre du doigt en hurlant un pauvre garçon assis en haut des gradins et qui a le malheur de ressembler, vu la distance, à Damon Albarn. Puis, tout rentre dans l’ordre et les Sparks ? les deux frères Mael plus une batteuse ? enchaînent avec maladresse leurs hits les plus fameux, mais dont la moyenne d’âge dépasse largement celle de l’assistance. Seule une épatante démonstration de claquettes exécutée par l’impassible Ron Mael aura les faveurs de l’applaudimètre. Quand vient le tour des Boo Radleys, les 25 ooo personnes attendues ? chiffres fournis par les organisateurs ? ont presque toutes rejoint l’enceinte du stade. Le public a lentement pris un coup de vieux, notamment dans la tribune où se presse tout le rock-business anglais et quelques hôtes de marque: Joe Strummer et Chrissie Hynde, Jarvis de Pulp et un tas de candidats potentiels aux unes du Melocdy Maker, mais dont la notoriété balbutiante nous échappe. Hélas, les Boo Radleys doivent se débattre avec des caprices d’une sono tellement récalcitrante qu’on a l’impression, durant un bon quart d’heure, d’entendre un affreux pirate enregistré au dictaphone. Une version bien secouée de Wake up Boo!, reprise par un chœur déchaîné, et le fédérateur Find the answer within sauvent tout de même la mise. Ultime prestation avant l’arrivée de la tête d’affiche : John Shuttleworth, un comique chansonnier qui passe, pour cause de brouhaha continu, proprement inaperçu.
A 20h45, précises, l’instrumental Debt collector ouvre enfin les vannes et libère une marée humaine digne d’une manif de 36. L’intro de Tracy Jacks achève de lacérer la poche d’énergie enflée par l’attente. Sunday Sunday, Chemical world End of a century: le rouleau compresseur n’accuse aucun raté. Contrairement aux groupes précédents, Blur dispose d’un son énorme que le vent ne parvient que timidement à compresser. L’infrastructure sur scène est aussi imposante: des néons d’auto-tamponneuses, un immense dôme planté sur des colonnes, trois hamburgers géants suspendus au plafond censés symboliser la trinité diabolique pour ces végétariens anti-Yankees et ennemis de la matière grasse. Un premier titre inédit, Globe alone, puissante bombinette punk servie avec de franches et acides rasades d’orgue, obtient un succès prometteur. Une version tout aussi turbulente de Popscene conquiert dans sa cadence folle les plus mitigés.
Aux premiers rangs, ça tatane un peu ? on n’est pas dans un stade pour rien ?, le service d’ordre s’échauffe. Sans gravité. La nuit tombe, la pluie fait l’inverse. Une gamine se faufile par l’arrière de la scène et parvient, terrifiée par sa propre audace, jusqu’au micro. Albarn est hilare, les cerbères excédés. A nos côtés, le guitariste de Menswear, véritable loque humaine dès 9 h du soir, s’écroule sur l’infortuné Jarvis. Pas mal d’invités, demeurés trop longtemps à s’imbiber au bar VIP, sont hors course. Damon, lui, est en pleine forme: il fait des sauts de crapaud, parcourt le front de scène de long en large, une main sur la hanche, le bassin en avant et les jambes lâches, tel un sociétaire émérite du Ministère des démarches à la con cher à John Cleese. Une autre nouvelle chanson, Country house, ne tarde pas à emballer le stade tout entier, tribune comprise, par sa mélodie haute en couleur et digne du meilleur XTC. Tube assuré très bientôt. Après To the end’ allumage de briquets, chaloupé de la foule ? et une longue pause, Girls and boys entame la dernière ligne droite dans une indescriptible frénésie. Juste derrière, Stereotypes, le prochain single pressenti, marque un peu le pas. Dans un an, ce sera lui la vedette. Au second rappel, l’acteur Phil Daniels (Quadrophenia) donne logiquement la réplique sur Parklife et sur un autre inédit, Daisy Bell, sorte de chanson de pub titubante et paillarde. Enfin, après deux heures sans répit, le magnifique This is a low referme sous son drapé couleur cendre cette journée d’apothéose de la Blurmania.
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