Gymnaste andalouse reconvertie dans la chorégraphie à New York chez Martha Graham, Blanca Li fait un pied de nez à la danse contemporaine française.
Le travesti de Pigalle, le film de Karim Dridi, Blanca de son vrai prénom et Li de son faux nom, est une femme et une vraie. La chorégraphe-danseuse-comédienne-animatrice de nuits chaudes doit sa musculature aux années d’entraînement de gymnaste et son déhanchement aux bons conseils de ses potes drag-queens avec lesquels elle déambule, maîtrisant totalement son probable statut de seule représentante de la gent féminine dans cet univers.
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Jusqu’à l’âge de 12 ans, sélectionnée par l’équipe nationale espagnole et entraînée par un professeur bulgare, la belle Andalouse faisait de la poutre, du cheval d’arçons et autres grimpés à la corde. Inquiète de ne pas grandir, elle arrête tout, prend dix centimètres et commence à avoir de sérieuses démangeaisons dans les jambes. Elle entre dans un cours de danse. A 17 ans, trouvant qu’il n’y a rien de bien satisfaisant dans la région, elle quitte papa, maman, ses six frères et s’urs et s’envole pour New York, chaperonnée par un ami garant de sa bonne conduite avec, pour seule adresse en poche, celle des studios de Martha Graham. C’est là que, à peine descendue de l’avion, elle se fait déposer avant même d’avoir ouvert son sac et qu’elle restera cinq ans. La vie à New York, elle la partage entre l’enseignement de Graham, d’autres cours de danse et des boulots de serveuse. Toute petite déjà, elle sait mettre les pieds là où ça bouge, bref cette fille « dans le coup » crée une compagnie sur place, avec une bande de rappers-graffiteurs, et joue dans tout l’establishment de l’underground new-yorkais, Kitchen, Danceteria, One Two One… Retour à Madrid, la Movida est passée par là, la miss ouvre un bar et devient vite indispensable aux nuits madrilènes. Elle monte un autre groupe de rap qui enregistre chez CBS et, histoire de ne pas prendre racine, partage son temps entre Madrid et Marrakech. Très vite, tout ça devient trop cocooning. La petite souris des villes entourée de moins de trois millions d’habitants angoisse. « Le bar, c’était génial parce que je pouvais montrer des petits spectacles que je faisais quand ça me plaisait, je pouvais faire passer des copains et rencontrer plein de monde. Mais au bout d’un moment, c’est devenu trop petit, je me suis dit qu’à Madrid il n’y avait rien à faire en danse contemporaine. Je butais. Pas de public, pas d’argent. La danse, ça n’intéressait personne. J’ai tout plaqué et je suis venue à Paris. Au bout de trois mois, j’étais au bord de l’hystérie. J’avais envoyé des dossiers partout, contacté tout le milieu chorégraphique et rien, absolument rien. Je n’avais pas envie d’attendre dix ans pour qu’il se passe quelque chose. Avec l’argent de mon bar de Madrid, je suis allée voir les cabarets à Pigalle et je leur ai demandé de me les louer pour des fêtes. J’ai organisé plein de fêtes au « Narcisse ». Tout le monde venait et on rigolait beaucoup. Je faisais des numéros de travestis, il y avait aussi des numéros de magie. Il n’y a pas beaucoup d’endroits comme ça à Paris. » Les fêtes lui permettent de se constituer un carnet d’adresses bétonné. Pour preuve, Vanessa Paradis vient voir ses spectacles au fin fond de la banlieue parisienne. Almodovar coproduit son deuxième spectacle, Salomé, et Sybilla, la Londres-Paris-New York-Tokyo la plus prisée du moment, fait les costumes.
Une manière de mélanger fiesta et boulot bien connue du showbizz et bien comprise de Blanca mais beaucoup moins bien vue par ses petits camarades de la danse contemporaine. Difficile d’admettre que la reine de la nuit est aussi une bûcheuse aux vraies ambitions chorégraphiques et que ça lui réussit plutôt bien. En 1992, elle loue un théâtre à Avignon et joue dans le off Nana et Lila, un spectacle créé au Maroc, avec des percussionnistes traditionnels et huit danseuses. Si, en règle générale, un passage au off coûte deux ans d’endettement Cetelem et une aigreur à vie pour la grande famille du spectacle vivant, pour Blanca, c’est le jack-pot. Cent trente dates pour le cocktail flamenco, danse contemporaine et Gwanas du Maroc avec reprise au Trianon à Paris et, surtout, un pied dans la danse contemporaine française. Le risque, c’est de rester scotchée à une image « world dance », un truc exotique avec musique ethnique et folklore labellisé. Pour Salomé, Blanca invente une autre recette, un zeste d’alibi intellectuel, deux excellents trapézistes, huit danseuses superbes que l’ampleur de la tâche ne rebute pas, cirque et flamenco, paillettes et tragédie. » Salomé, en soi, c’est un prétexte, c’est l’argument pour commencer le travail, même si j’aime beaucoup le personnage. J’avais envie de travailler sur tout l’espace et sur un rapport aérien. C’est comme ça que m’est venue l’idée des trapézistes. Je me suis entraînée avec eux pour voir si c’était faisable.
C’est très dur, mais on y arrive, alors je me suis dit que, si moi je pouvais le faire, les autres danseuses le pouvaient aussi. On a commencé à travailler avec les huit filles de Nana et Lila et, au bout de quelque temps, elles se sont toutes mises en face de moi pour me dire que ce boulot c’était n’importe quoi et qu’elles ne voulaient plus travailler sur ce spectacle.
J’ai vraiment pris un grand coup sur la tête. Mais moi, mon projet, je savais qu’il était bon. J’ai auditionné et j’en ai retrouvé huit autres, fantastiques. Elles ont bossé comme des brutes pendant des mois. Elles sont géniales, chacune a une vraie personnalité, une vraie force. »
Salomé, c’est aussi une manière de raconter la séduction. « Quand je tenais mon bar, ce qui me fascinait, c’était de voir tous les soirs des gens qui venaient en rencontrer d’autres, parce qu’un bar, c’est à ça que ça sert avant tout. J’observais ce que tout le monde était capable de faire pour séduire. Des trucs les plus romantiques en passant par les conneries débiles, les façons de danser pour attirer l’autre, de se donner une contenance. C’est comique et complètement tragique parce que, si les autres font ça, on sait que forcément nous aussi on en est capables. Et j’ai eu envie de montrer ces comportements, d’en faire quelque chose. Salomé, c’est tragique, c’est drôle, c’est du cirque, de la danse, de la musique, il y a une soprano, de vrais musiciens qui jouent la musique de K chlin, c’est une grande fête. »
Toujours la fête mais, comme elle le dit si naturellement, « C’est culturel. Je viens d’Andalousie, ma forme d’expression à l’origine, c’est le flamenco : quand on danse, on montre ce que l’on ressent. Souvent, quand je vois de la danse contemporaine, j’ai l’impression qu’il ne faut surtout rien montrer. Moi, je ne sais pas faire. Et puis, après tout, chez Graham, on ne fait que ça, être dans l’expression, l’expression du corps, montrer sa personnalité. C’est comme la parole, j’apprends les langues vite parce que je ne peux pas m’empêcher de parler. Alors je parle n’importe comment mais je parle et, forcément, j’apprends. » La parlote lui permet de maîtriser l’anglais, le français et de faire ses courses en arabe !
Son univers presque exclusivement féminin ? Ce n’est pas au départ une volonté mais une donnée économique ! « Quand j’ai fait Nana et Lila, j’ai auditionné des filles et des garçons. Mais si tu mets une affichette pour faire passer des auditions et que tu n’es pas connue, tu peux être sûre que tous les mecs qui viendront sont des nuls. S’ils ne bossent pas ailleurs, c’est qu’ils sont nuls. Il y a trois fois moins d’hommes que de femmes dans ce métier, alors un mec qui sait lever la jambe correctement aura du boulot pendant que les pauvres filles, elles, feront des trucs invraisemblables. Elles peuvent se gratter l’oreille avec l’orteil et tout, il n’y a pas assez de rôles pour elles. Alors évidemment, dans une audition sans fric, tu te retrouves avec des filles extraordinaires et des types qui ne leur arrivent pas au petit doigt de pied. J’ai viré tous les garçons. Je travaillerai avec les danseurs quand j’aurai les moyens d’en avoir des bons. » Blanca a la réputation d’être impitoyable sur le plan professionnel, pas question de faire dans l’amateurisme, elle en devient bourreau de travail et tout le monde doit suivre. Son royaume est tout de même très fragile. A la mode aujourd’hui, elle sera peut-être éjectée demain. Pas tout à fait institutionnalisée (elle n’a pas, pour le moment, de subventions régulières), nourrir les vingt-trois ouailles de Salomé, même avec les tournées, ce n’est pas gagné d’avance.
« Tout peut se casser la figure du jour au lendemain, le monde de la danse est quand même très fermé. On n’accepte pas facilement que tu arrives avec le sens du spectacle. Moi, je fais des spectacles pour le public. Ça serait horrible pour moi de voir les gens partir en plein milieu. J’ai besoin qu’ils les aiment, de les faire rêver, que, pendant une heure et demie, ils soient ailleurs. Le plus beau compliment est venu d’un copain homosexuel. Après la représentation de Salomé, il m’a dit que, pour la première fois de sa vie, il avait eu envie de connaître une femme. Si les gens peuvent être touchés comme ça, cela me rend totalement heureuse.« Ce qui la rendrait également totalement heureuse, Blanca, c’est de faire plus souvent l’actrice au cinéma. « Le problème, c’est que depuis Pigalle, tout le monde croit que je suis un travesti, personne ne m’appelle. »
Véronique Klein
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