Miraculé des années 80 où il n’était qu’un vassal de Prince, redevient un homme neuf sous le nom générique de Chocolate Genius. Avec Black music, album sépia aux chansons lentes et à l’humeur noire, il invite l’avant-garde de Manhattan à retendre la peau du folk et de la soul.C’est la saison des moribonds, l’année des […]
Miraculé des années 80 où il n’était qu’un vassal de Prince, redevient un homme neuf sous le nom générique de Chocolate Genius. Avec Black music, album sépia aux chansons lentes et à l’humeur noire, il invite l’avant-garde de Manhattan à retendre la peau du folk et de la soul.
C’est la saison des moribonds, l’année des retours de l’enfer et, pour nous, celle des (re)trouvailles de vieilles gloires qu’on avait à peine croisées en leur temps. Après Trashmonk, alias Nick Laird-Clowes, rescapé par miracle de The Dream Academy après dix ans de silence, voici Chocolate Genius, alias Marc Anthony Thompson, homme des années 80 jusqu’au bout du destin, dont la trace s’était elle aussi dissipée brutalement au carrefour meurtrier des nineties. En 1984 puis en 1989, Marc Anthony Thompson a publié deux albums, un premier éponyme et un second intitulé Watts & Paris. C’était l’époque où Prince tenait le monde au bout de ses doigts d’or, où Paisley Park était l’endroit vers lequel convergeaient les regards envieux de tous ceux qui, aveuglés par la parade princière, estimaient que le xxième siècle encore lointain serait psyché-funky ou ne serait pas. Marc Anthony Thompson, par deux fois, se voulut Prince à la place de Prince, calife à la place du nain de Minneapolis, allant jusqu’à articuler son propre Watts & Paris selon les formes ampoulées d’un concept-album, exercice néo-progressif dont Sa Majesté Nelson s’était alors fait une spécialité. Petit Prince sans royaume, Marc Anthony Thompson préféra finalement retourner à ses moutons plutôt que de creuser un sillon déjà embouteillé, mit provisoirement sa carrière solo en friche et s’évapora doucement du paysage, le provisoire devenant comme souvent dans ce genre de cas un interminable long terme.
Dix ans. Cent vingt mois jusqu’à la sortie de Black music, le premier album de Marc Anthony Thompson sous sa nouvelle peau : Chocolate Genius. Dans son dossier de presse, Marc résume ainsi sa biographie : « Un jeune garçon rencontre une fille. Remplacez la fille par l’industrie du disque et c’est mon histoire. L’industrie est volage et s’enfuit sans prévenir. Le garçon poursuit sa route et devient un homme. L’industrie revient, lui fait ses yeux de biche, ils baisent comme des bêtes et neuf mois plus tard, boum, ils ont ce magnifique bébé. Il s’appelle Black music. » Cocu exemplairement digne, Marc Anthony Thompson tient sa revanche sur ceux qui ont essayé de lui limer les ailes, de lui polir l’épiderme jusqu’à obtenir ce gris transparent et impersonnel qui est la couleur commune des Maxwell, Seal et tous ces faux soulmen dont Terence Trent d’Arby fut en son temps le misérable pionnier. Désormais, l’industrie du disque file droit. Elle ne moufte pas quand Marc prend la tangente opposée à ses premières amours de paillettes et de dorures, chante plus grave qu’un Mark Eitzel et plus livide qu’un Ben Harper, choisit l’ocre crayeuse des ballades intimes au détriment du satin pourpre et du groove universaliste.
Depuis qu’il a quitté Los Angeles pour New York, Thompson a fait des rencontres que l’on jugera déterminantes et précieuses à l’écoute de Black music. Certains gourous du post-rock oblique, le guitariste Marc Ribot (Thompson a produit il y a quelques années deux de ses brûlots solo, Shrek et Don’t blame me) comme le trio d’improvisateurs le plus fameux de Manhattan, Medeski, Martin & Wood, ont notamment contribué à transformer certaines de ces chansons en véritables terrains de jeux mouvants et vibrants, décorés de garnitures instrumentales aux reliefs impressionnants, parcourus des frémissements feutrés de la voix jamais démonstrative de Thompson. Comme principales sources d’inspiration actuelles, il cite Vic Chesnutt et Victoria Williams dont on retrouvera effectivement des lambeaux sous la carapace d’un Black music qu’il vaut mieux traduire par Musique sombre que par Musique noire au sens biblique (Chess, Tamla ou Stax) du terme. « Il n’y a pas eu d’effort conscient de ma part pour changer radicalement de style par rapport à mes précédents albums. On me demande sans arrêt pourquoi j’ai choisi d’enregistrer ce type de chansons très profondes et personnelles, mais la seule réponse que je puisse fournir est celle-ci : ce sont ces chansons qui m’ont choisi. »
Dans un état d’urgence absolu, après avoir passé dix ans à n’écrire que des musiques instrumentales pour le théâtre et le cinéma, Marc Anthony Thompson a réuni cette assemblée de fortes têtes et décidé de frotter sa plume fragile et solitaire aux plombs des tireurs d’élite de l’underground new-yorkais. Heureusement, Black music ne sacrifie jamais la fraîcheur initiale des écritures affables de Thompson sur l’autel du terrorisme instrumental. Même s’il partage avec lui cette escouade de musiciens féroces et hors jeu, Chocolate Genius n’est pas Tom Waits (curieusement, le dernier album de celui-ci contient une chanson intitulée Chocolate Jesus). Au lieu des oursins dans la gorge de l’oncle Tom, Thompson est doté d’un timbre mat et plaisant de folk-singer noir, assez proche dans ses intonations des génies récemment redécouverts que sont Jon Lucien ou Terry Callier. Une seule fois, sur un Don’t look down particulièrement moite, il rivalise de langueur érotique avec Barry White ou Isaac Hayes, mais c’est à peu près tout pour la soul. Marc Anthony nous enlève un autre nom de la bouche, un demi-dieu à la lueur duquel on s’apprêtait à l’éblouir : « La grande idole de ma jeunesse fut Arthur Lee du groupe Love. Je me reconnaissais à fond en lui : un chanteur noir de LA qui venait taquiner les rockers blancs sur leur terrain et faisait encore mieux qu’eux, débarquait avec des pop-songs somptueuses, des arrangements d’une intelligence incroyable et en même temps une attitude de petite frappe à qui il ne fallait pas en raconter. Je me sentais fier à sa place. »
Indirectement, à travers les ornements baroques et le swing d’un titre comme Life, Thompson paie son tribut à Love sur Black music. Ailleurs, il salue de loin le jazz parental, celui dont son père l’irradiait chaque dimanche matin (« C’est comme ça que je savais qu’on était dimanche : il y avait du jazz à fond dans toute la maison ») et celui que sa mère aurait tant aimé étreindre, elle qui voulait faire chanteuse. Enfant, Marc Anthony faillit même emboîter le pas des idoles paternelles : « J’ai commencé très jeune à jouer du saxophone, et puis le jour où j’ai entendu Charlie Parker pour la première fois, j’ai tout laissé tomber. Il fallait au moins bosser dix heures par jour pour espérer atteindre un quart de son génie, c’était trop pour moi. Je me suis mis au piano mais sans ambition de devenir un virtuose, juste pour accompagner des amis. L’étape suivante, ce fut de mettre des mots sur les airs que je composais au piano, puis à la guitare. Je suis devenu un songwriter par hasard, parce que dans un premier temps je ne trouvais personne avec qui j’aurais pu partager les tâches. »
Désormais, après s’être longtemps senti trop seul, Marc insiste pour présenter partout où il passe son alter ego, Abe Laboriel Jr, une espèce de nounours jovial dont le CV n’est pas sans réserver des surprises de la taille (XXL) de son détenteur. Déjà, son père, Abe Laboriel, bassiste de studio, a participé à plusieurs milliers de sessions plus ou moins mythiques depuis le début des années 70, tandis que le fiston, batteur de son état, tenait les baguettes lors de tournées récentes de… Johnny Hallyday et Mylène Farmer. Sur les titres les moins réussis de Black music, les morceaux les moins nobles car un peu trop basiquement rock à notre goût (Half a man, Safe and sound), on sent d’ailleurs que les requins ne sont pas passés loin du navire. On leur préférera nettement les moments dénudés où ce sont des balais qui bruissent sur les peaux (Clinic), le piano qui mène cette danse ralentie au maximum (Hangover five), ou encore ces graves instants de recueillement où Thompson enveloppe avec presque rien le déchirant My mom, récit autobiographique à propos de sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. « J’ai peur que les gens s’imaginent qu’il s’agit encore d’un de ces disques déprimants à cause de la gravité qui parcourt certaines chansons. Mais il faut savoir qu’on n’a pas arrêté de s’amuser en faisant l’album. Il y avait juste des moments un peu hors du temps où nous étions réunis et où il fallait faire silence à cause de certains textes un peu pesants. A part ça, je peux également composer des choses nettement plus positives. J’avais écrit une trentaine de chansons pour l’album mais les onze qui y figurent au final ont été choisies par souci de cohérence, parce qu’elles formaient un ensemble homogène. Le côté lent et noir de l’album aura peut-être disparu dès le prochain. » Nous, on croise déjà les doigts pour qu’il n’en soit rien, pour que Marc Anthony Thompson ne sorte pas trop brutalement à la lumière et que s’attardent encore les demi-teintes tamisées qui balaient de l’intérieur ces chansons au feu dense et à l’âme sensible. Pourvu qu’à l’avenir cette Black music amère, comme le meilleur chocolat, ne se laisse jamais blanchir et adoucir.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}