On le croyait incapable d’aligner trois mots, misérable pantin tourmenté par toutes les drogues du monde. Au culot, on a pourtant tenté l’impossible pari : faire réfléchir Bez, derviche tourneur chez Happy Mondays reconverti danseur chez Black Grape. A la télé, cette interview s’intitulerait « Surprise surprise ».
Tu ne donnes jamais d’interview. Par rancune envers la presse ?
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Je ne me suis jamais fait la moindre illusion sur la presse de mon pays, qui passe son temps à mentir, à tout déformer. Je sais que ça ne sert à rien de se battre contre ces gens-là. Au contraire, il faut les prendre à leur propre jeu, les utiliser tout en laissant la musique faire le gros du boulot. Je crois que si Black Grape avait sorti un mauvais disque, personne n’aurait plus jamais parlé de nous… Les journalistes anglais sont désormais confrontés à un sacré dilemme : on ne touche plus aux drogues dures, on n’est plus des losers, alors ils ne savent pas trop comment nous traiter. Ils aimeraient sans doute qu’on se casse la gueule, mais ça n’arrivera pas.
A l’époque des Happy Mondays, tu étais contre toute attente le seul membre « organisé » du groupe. Un journal écrivait récemment que tu avais contracté un emprunt immobilier, que tu avais même placé de l’argent.
C’est vrai. Je ne pourrais pas vivre sans être organisé, sans savoir où va mon fric, ni comment je vais payer mon loyer à la fin du mois. Mais en vérité, c’est ma copine qui s’occupe de tout, c’est elle qui tient le couple. Le type idiot, tête en l’air, que je suis supposé être, c’est du pipeau. C’est un rôle que l’on me prête et dont je me sers occasionnellement, mais il ne me correspond pas. C’est d’ailleurs probablement pour ça que je suis encore là, dans Black Grape avec Shaun Ryder, et pas les autres membres des Mondays. Je suis souvent dans mon monde à moi, mais sans complètement perdre ma lucidité. C’est vital pour moi de pouvoir contrôler mes actions, mes humeurs et tout ce que je dis.
Tout de même, toutes les rumeurs ont couru sur ton compte. As-tu jamais réellement perdu la tête ?
Jamais, sauf peut-être hier soir (rires)…
Ces histoires de défonce à La Barbade, ces voitures embouties : tout est faux ?
Non, ces histoires-là sont véridiques. Là, j’avoue, j’avais vraiment perdu la tête. J’avais pris du crack. Factory nous a envoyés à La Barbade pour enregistrer notre dernier album, Yes, please… C’est l’une des raisons pour lesquelles nous nous sommes séparés. Nous étions complètement épuisés, toutes ces années de boulot commençaient à nous taper sur le système. Pas un moment de répit : on enregistrait un disque, on partait en tournée, puis un autre disque, une autre tournée. Au moment de Yes, please, on rêvait tous de prendre une année sabbatique pour pouvoir se retrouver, retourner aux sources. Mais Factory avait les yeux plus gros que le portefeuille et Tony Wilson et ses copains, la folie des grandeurs. Balancer l’argent par les fenêtres était devenu leur plus grand plaisir : quelques millions de livres pour qu’un architecte refasse la décoration des bureaux du label, quelques milliers de livres pour une table de collection dont personne n’a jamais rien eu à foutre. Ensuite, ils ont acheté un bar dans Manchester, le Dry. Et puis, petit à petit, les caisses se sont vidées. Alors finalement, ils se sont tournés vers nous : « Merde, on est à sec. Qui va bien pouvoir nous refiler du fric ? Les Mondays, évidemment ! Alors vous allez enregistrer un nouveau disque, et que ça saute ! » Le groupe a été contraint d’enregistrer Yes, please. Mais pour nous, cet album est venu beaucoup trop tôt, nous n’étions pas prêts. A l’époque, Factory nous devait déjà 150 000 livres sterling (1,2 million de francs) et là, ils nous envoyaient dépenser le double à La Barbade. Pourtant, je crois toujours que Yes, please est un bon album des Mondays. La production est un peu légère, c’est tout.
Tony Wilson prétend que ce sont les Mondays qui ont ruiné Factory.
Que peut-il dire d’autre ? C’est un homme d’affaires, un personnage public, il ne peut pas se permettre de donner une image irresponsable, de passer pour un brigand. C’est si facile de montrer les Mondays du doigt, de dire que nous étions les mauvais garçons dans cette histoire. Comment deux types comme Shaun et moi auraient-ils pu ruiner une entreprise comme Factory ? C’est ridicule, un sacré canular. A l’époque, Shaun et moi n’avions qu’une idée en tête : empêcher les Happy Mondays de se séparer… Pendant ce temps, New Order n’a rien foutu et personne ne leur a jamais demandé quoi que ce soit. Ce sont des erreurs de gestion qui ont mené Factory à la mort et, avec le label, tous ceux qui y étaient associés, Happy Mondays en tête. Wilson et ses potes croyaient jouer dans la cour des grands alors qu’ils n’avaient aucune expérience du gros business. Aujourd’hui, Tony Wilson finance son nouveau label, Factory Too, avec de l’argent qu’il nous doit.
Pourquoi ne pas avoir parlé plus tôt, donné votre version des faits ?
Nous avons toujours su que notre heure viendrait, qu’un jour nous pourrions nous expliquer sur tout ça. Et puis, tous ceux qui nous connaissent vraiment savent ce qui s’est réellement passé. Personne n’est dupe. Avec le temps, fatalement, on se durcit. L’aventure Black Grape n’a pas grand-chose à voir avec celle des Mondays : désormais, rien n’est laissé au hasard. Avec Shaun et Kermit, on a toujours su exactement ce que l’on voulait faire. Ce groupe, nous l’avons monté avant tout pour nous-mêmes. Cette fois, s’il se casse la figure, ce sera vraiment de notre faute et nous assumerons entièrement.
Juste avant la séparation des Happy Mondays, la musique semblait être devenue secondaire.
Le mode de vie des Happy Mondays était plus important que la musique. La presse le croyait et l’écrivait, alors, peu à peu, nous nous sommes pris à notre propre jeu. La musique est redevenue l’élément le plus important de ma vie le jour où Black Grape s’est formé. Les Mondays se sont séparés un lundi. Le mercredi, Shaun et Kermit jouaient ensemble. Le jeudi, je les ai rejoints. Le vendredi, nous avions déjà deux chansons incroyables… On avait tellement confiance en nous : il ne restait plus qu’à trouver quelqu’un pour payer le studio.
As-tu le sentiment que la musique de Black Grape s’inscrit dans une tradition, qu’elle reprend les choses là où les Mondays les ont laissées ?
Avec Shaun et Kermit, on est alimentés par le passé, mais on essaye aussi de donner à notre musique une dimension neuve, tournée vers l’avenir. Regarde Oasis : ils ont une sacrée personnalité, mais pour moi, ils se reposent trop sur le passé, ne regardent pas assez vers l’avenir. Je crois qu’ils devraient prendre un peu de recul, s’éloigner pendant un an après cet album, repenser complètement leur façon d’écrire des chansons. Je ne suis pas musicien, mais je sens cette vocation, cette mission d’ouverture : c’est elle qui me permet de participer à l’écriture. Je ne sentais pas ça avec les Happy Mondays, la musique n’avait pas la même substance. Je demandais à Paul de me donner un riff méchant et il en était incapable. Black Grape fonctionne beaucoup mieux : on est mieux organisés et tellement plus concentrés. Nous avons enregistré vingt-quatre chansons pour notre premier album. La maison de disques en a choisi dix et le reste est encore meilleur. Le second album est prêt à paraître, le troisième déjà bien vivant dans nos têtes.
Pourquoi avoir signé avec une maison de disques américaine ?
Personne ne voulait de nous en Angleterre. Les Américains que nous avons contactés nous ont dit « Voilà un bout de ficelle, pendez-vous avec. » Mais on s’est accrochés, on a résisté. On a pris la ficelle et on en a fait quelque chose de beau. Ils ont aimé et nous ont donné plus de lest. Et tout ça, c’est grâce à Shaun Ryder. Pendant trois ans, il s’en est pris plein la figure : « Shaun est un junkie, Shaun est un voleur. » Mais quand il a fallu trouver un contrat, Shaun s’est débrouillé comme un roi. Il s’est occupé de tout. Non seulement il a écrit toutes les musiques de Black Grape avec Kermit et moi, mais en plus, il a décroché un contrat pour le groupe et a mené toutes les négociations à leur terme. On lui doit le respect le plus total.
La légende dit qu’à l’époque des Mondays Shaun Ryder aurait quitté le bureau d’une maison de disques London Records quelques minutes avant de signer un contrat mirobolant.
Encore des sornettes ! En vérité, le groupe devait beaucoup d’argent à London et l’avance sur recettes que nous aurions touchée pour l’album suivant aurait uniquement servi à rembourser cette dette. On a donc préféré laisser tomber pour tout reprendre à zéro. Notre manager de l’époque voulait se débarrasser de nous alors qu’il savait parfaitement que le groupe ne tenait plus debout. Il ne pensait qu’à sa commission, voulait nous lâcher aux lions. Shaun a vu le coup venir et a refusé de tomber dans le panneau. La presse a fait tout un plat de cette histoire, s’est encore une fois moqué de Shaun, alors qu’en vérité il a agi en adulte.
Quelles sont aujourd’hui tes relations avec la police de Manchester ?
Ils me disent bonjour. Ils savent qui je suis la plupart d’entre eux aiment notre musique. L’autre jour, je me suis fait arrêter pour une histoire de code de la route. Une fois au commissariat, un des flics m’a dit qu’il était fan des Happy Mondays depuis le lycée.
Comment as-tu vécu les deux années entre la fin des Mondays et votre grand retour en public ? As-tu repris tes activités « parallèles » ? (Il feint de ne pas comprendre qu’on lui parle de ses divers trafics)… Lorsque je suis devant l’Haçienda et que mon téléphone portable se met à sonner, ça ne veut pas dire que je fais du business. En fait, c’est ma femme qui m’appelle. « Ça va, mon chéri ? Bisous, bisous » (il rit longuement, puis redevient un peu plus sérieux)… Il fallait bien qu’on mange et qu’on paye les factures, non ? Mais contrairement à ce que l’on dit, ce n’est pas de l’argent facile : c’est de l’argent stressant. Pour moi, le trafic n’a jamais pris le dessus. C’est facile de décrocher lorsqu’on a autre chose dans sa vie. Pour nous, l’argent de la musique est aussi « facile » que l’argent de la came. Là aussi, on marchande, on essaye de satisfaire la demande.
Emmanuel Tellier & Timothée Verrecchia
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