Debut, le titre du premier album solo de Björk, était un intitulé trompeur : avant l’envol prodigieux de sa carrière solo, l’Islandaise a laissé de nombreuses traces de son apprentissage. Avec les Sugarcubes bien sûr, mais aussi dès l’âge de 12 ans sur un premier disque craquant, en punkette disco dans les années 80 et en diva jazzy au début des années 90.
Lorsqu’en 1988 paraît en Angleterre le premier single des Sugarcubes, Birthday, on découvre deux phénomènes en un. D’abord le rock islandais, produit d’une terre vierge dont c’est la première exportation notable, qui ne tarde pas à appâter et épater les oreilles fatiguées de la vieille Europe. Un vrai coup de sang neuf que cet « anniversaire » même si les ingrédients du gâteau ne datent pas de la veille : une basse new-wave en droite descendance de Joy Division/New Order, un climat général de désordre contrôlé qui évoque le PIL de Metal Box pour ses embardées alcalines, le tout rafraîchi par une exécution fougueuse et de judicieuses trouvailles décoratives.
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Le second phénomène, évidemment, c’est Björk, pin-up qui s’éjecte du gâteau telle une Zébulone peu farouche et qui inspire à l’époque bien des métaphores géologiques en rapport avec ses origines : la lave, les geysers, les turbulences bouillantes du lagon bleu, le feu et la glace emmêlés, tous les éléments compilés sur les cartes postales en provenance d’Islande. Une farandole d’analogies un peu fastoches, mais qui fonctionnent ici à merveille et émoustillent plus que de raison les pervers pépères de la critique, qui lui promettent déjà un devenir radieux : « A star is Björk » est le slogan qui résume à peu près l’esprit de l’époque. Autrement dit, « Débarrasse-toi vite des bûcherons qui font office de musiciens dans les Sugarcubes, cocotte, et on te promet la lune. »
Dès l’origine, on sent en effet que les Sugarcubes ne seront qu’une étape dans la mise en orbite internationale de Björk. On devine qu’elle va bientôt les planter en route pour filer à l’anglaise vers des destinées autrement plus capiteuses que celles qu’ils sont en mesure de lui offrir. Car les Sugarcubes évoluent dans un registre assez étroit et leur petit manège grinçant peut vite tourner à la mascarade, à tel point qu’une fois leur date de fraîcheur dépassée, ils se verront à coup sûr offrir un billet retour pour Reykjavík et n’appartiendront plus qu’à ce vague cimetière aux souvenirs exotiques.
En attendant, Life’s Too Good, premier album hédoniste ficelé dans la foulée des succès de Birthday et Deus, l’autre single torrentiel et rocailleux de l’époque, tient à peu près les promesses entrevues. Certains titres, pourtant, tel l’assez calamiteux Cold Sweat et ses relents gothiques, ne doivent leur salut qu’à la présence fantasque de Björk, qui s’y agite comme un petit génie impatient, cloîtré dans une lampe à pétrole prête à exploser. Une à une, elle fait péter les coutures de ces chansons comprimées mais ne parvient pas toujours à les faire sortir de leurs gonds : le rockabilly teigneux de Motor Crash, par exemple, s’est considérablement déballonné avec l’âge et il n’en reste presque rien aujourd’hui.
Les Sugarcubes vont ainsi pêcher par excès de confiance et s’aplatir dès le second album tel un flan éventé. Monumental ratage, Here Today, Tomorrow, Next Week (1989) accumule les maladresses stratégiques, la première étant de reléguer Björk au second plan pour laisser le chanteur Einar Orn Benediktsson, viking sans distinction, monopoliser le crachoir de son gosier de castor mal léché.
Douchés à froid par les réactions embarrassées des encenseurs d’hier devenus soudainement moins amicaux, les Sugarcubes vont hiberner plusieurs longs mois et revenir pour un dernier tour de piste en 1992, avec un album sans fièvre, mais non sans charme : Stick Around for Joy, plus funky et moins boudiné que le précédent. On se désintéresse pour un moment de l’Islande.
Il faudra attendre Debut, le premier album solo de Björk, pour que les regards se tournent à nouveau en direction de ce bout de caillou fascinant. Entre temps, les plus curieux seront allés chercher dans les marges, remontant le courant jusqu’à la source, pour découvrir que Björk n’était en fait pas née de la dernière pluie. On dénicha ainsi un petit trésor : l’album qu’elle enregistra à l’âge de 12 ans, en 1977, lorsqu’elle était encore l’attraction précoce d’une communauté à peine hippie où vivaient ses parents, mi-Mowgly, mi-Judy Garland, à la fois enfant sauvage et enfant de la balle. Elle pose sur la pochette dans un décor des Mille et Une Nuits et le disque est à l’avenant : kitsch mais craquant. Mini-Björk y est accompagnée par le groupe de son beau-père, The Pops, qui cartonnait en Islande à l’époque. Elle y interprète des versions en islandais de standards des Beatles (The Fool on the Hill) ou Stevie Wonder (Your Kiss Is Sweet) avec une gourmandise déjà érudite et un tempérament bien trempé. Un morceau disco aux effluves arabisants, Litli arabadrengurinn, devint même un tube sur les radios et dans les charts locaux, le reste étant constitué de folk-songs islandaises remises au goût du jour et interprétées d’une voix de souris capricieuse.
Quelques années plus loin, Björk est déjà une égérie de la turbulente scène punk islandaise, dont les multiples représentants sont consignés dans la compilation Rokk I Reykjavík (très dure à trouver) à commencer par Tappi Tikarrass, le groupe de la future étoile polaire.
Les deux albums de Tappi Tikarrass, publiés à l’aube des années 80, ne sont pas des uvres marquantes, tout juste de sympathiques canevas de pop énervée, encore sous la double influence du punk et du disco genres dont les frontières semblent communiquer en Islande mieux qu’ailleurs.
En 83, Björk rejoint Kukl, première mouture des Sugarcubes, pour deux autres albums, The Eye et Holidays in Europe, qui précisent un peu mieux les intentions de démarquage et de singularité par rapport à la new-wave anglaise ou new-yorkaise. Elle y partage déjà le chant avec Einar et y expérimente quelques numéros d’équilibrisme vocal qui ne tarderont pas à faire sa réputation. Musicalement, tout ça est encore bien vert, mais possède toutefois des velléités très prononcées de faire cohabiter l’efficacité de la pop avec l’exigence des expérimentations (rythmique notamment) et un éventail d’instruments élargi aux flûtes, cloches et claviers divers.
Mais le disque « parallèle » le plus abouti sur lequel figure Björk demeure toutefois Gling-gló, album enregistré avec un trio jazz (Gudmundur Ingólfsson Trio) pendant la semi-retraite des Sugarcubes, en 1990. La chanson éponyme, qui alterne ritournelle de Noël et air jazzy lascif, est une vraie perle, et l’album en entier vaut mieux qu’un simple exercice de style récréatif. On sent que Björk ne possède pas la technique de ses idoles (elle revendique Chet Baker pour la mélancolie et Ella Fitzgerald pour l’euphorie), mais qu’elle essaye de reproduire à l’oreille toutes les cabrioles entendues chez celles-ci avec un sens inné de l’équilibre et un goût pour les envols périlleux.
Les quatorze titres initiaux qui constituent l’album (deux bonus-tracks ont été rajoutés sur l’édition CD) furent enregistrés en moins de vingt heures, ajoutant quelques frissons d’urgence supplémentaires à ce disque déjà bien pourvu en tremblements spontanés.
C’est le batteur de ce trio réputé de la scène jazz islandaise qui, le premier, manifesta l’idée d’inviter Björk pour un concert donné à la radio en 89. L’album possède ces vertus des enregistrements live, l’assise musicale étant de toute manière assez solide pour supporter quelques hésitations du chant, des minauderies parfois un brin agaçantes (cette manière de racler sa gorge de tigresse chaque fois qu’elle sort d’un passage trop douillet) et un timbre qui n’a pas toujours (ou pas encore) l’étoffe de ses prétentions. Une précision utile : l’album est chanté entièrement en islandais, langue qui n’est pas des plus souples à manier, mais dont Björk a su tirer un genre de swing écorché et cru qui fait que rien ne ressemble ici à un disque de jazz traditionnel.
Entre les airs appartenant au répertoire insulaire et ceux importés des flonflons de Broadway, un soupçon de samba et quelques digressions vers les rengaines populaires gouailleuses, Gling-gló, qui signifie à peu près Tic Toc en islandais, porte assez mal son nom, car il échappe assez joliment aux tics et au toc.
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