Après le succès colossal de Billie Eilish aux Grammys, la jeunesse semble avoir trouvé chez la chanteuse de 18 ans, attachante et imparfaite, une forme de répit dans une époque troublée et un monde au bord de l’effondrement.
En 2017, un journaliste anglais publie sur Twitter une saillie (supprimée depuis) qui laisse un sale goût dans la bouche : “Plusieurs morts confirmés à Manchester. La dernière fois que j’ai écouté Ariana Grande, moi aussi je suis mort”. Même s’il s’est excusé ensuite de cette blague de très mauvais goût publiée après l’attentat qui a coûté la vie à 22 personnes au concert de la chanteuse, à Manchester, David Leavitt partage avec un paquet de journalistes, penseurs et intellectuels une idée : la pop music aimée par les adolescents n’est pas sérieuse et elle constitue un sujet de plaisanterie, même dans les circonstances d’un drame. On imagine mal qui que ce soit se risquer à ce genre de sortie après un attentat à un concert de The Cure, du Wu Tang Clan ou des Strokes (au hasard).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si depuis peu, quelques journalistes et médias se risquent à se pencher sur la culture adolescente c’est qu’un glissement très net se fait sentir ces derniers mois. De Emma Gonzalez, chef de file du mouvement anti-armes aux USA à Greta Thunberg, militante écologiste au rayonnement mondial, les adolescent.e.s prennent chaque jour un peu plus le rôle de leader dans une époque qui brille surtout par la déchéance de ses héros adultes, masculins en particulier.
En musique, comme ailleurs, la culture adolescente s’exprime de manière de plus en plus complexe et élaborée, ouverte et tolérante, avançant à pas de velours avec l’idée que désormais la pop mainstream est une “safe place”, loin des turpitudes du passé. A cet égard, Billie Eilish, née en 2001, se positionne actuellement comme une anti-héroïne à visage humain, qui remporte tous les suffrages de la Generation Z, ce concept bâtard que tentent de délimiter chaque matin chefs de projets et agences de communication largués pour tenter de reprendre le contrôle sur un cœur de cible qui vole désormais de ses propres ailes culturellement et économiquement : les adolescent.es. né.e.s entre le milieu des années 90 et le début des années 2000.
Le choix cornélien de l’adolescence
A l’opposé d’une Taylor Swift en pleine quête de crédibilité ou d’une Charli XCX trop préoccupée par ses recherches avant-gardistes, Billie Eilish arrive à point nommé pour offrir aux gamins de sa génération une échappatoire à ce qui est de plus en plus ressenti comme une overdose de perfectionnisme. Avec ses fringues baggy et son visage plus pâle qu’un trentenaire à la sortie de la Concrete, Eilish est la dernière résurgence en date de la figure du vilain petit canard, de l’outsider, ce fameux geek devenu cool kid avec le temps. Cette dichotomie entre figure rêvée de la poupée Barbie sur-féminisée (et sexualisée) et la weirdo attachante et créative se jouait déjà dans les années 90 dans le duel symbolique entre les couples formés par Axl Rose et la top model Stéphanie Seymour d’un côté, et Kurt Cobain et Courtney Love de l’autre. Testostérone hard rock vs failles grunges, il fallait choisir. Désormais à l’extrême opposé de Kylie Jenner ou Selena Gomez, on trouve donc Billie Eilish.
Dans une période qui finit par dégueuler les influenceur.ses dont le mode de vie parfait est sponsorisé par des marques qui tentent de s’intégrer dans le nouveau monde, l’attachante chanteuse offre un visage humain et imparfait à même de parer à toutes les nouvelles formes d’angoisse et dépression liées au capitalisme triomphant et à l’apocalypse climatique. Et pendant que les rappeurs US chantent des hymnes à la gloire du Percocet, l’ado californienne condamne l’usage du Xanax dans le bien nommé xanny. Autrement dit : « don’t be a fool, go to school » (les parents vont être contents). La chanteuse pop nage à contre-courant mais prône l’acceptation et une rébellion douce à la portée de tous contre un monde qui ne comprend plus rien aux moins de 18 ans. Ou comme elle le racontait cette année au NME : “les gens sous-estiment les possibilités d’un esprit jeune qui expérimente tout pour la première fois. On nous ignore et c’est tellement stupide.”
Musique d’ascenseur émotionnel
Née à quelques encablures de Los Angeles et élevée dans un quartier populaire par des parents acteurs au chômage et un frère slasher (un musicien dont le fait de gloire se résumait jusqu’ici à quelques apparitions dans la série Glee), Billie Eilish a construit son personnage sur le tas et doit son ascension rapide à un premier titre, Ocean Eyes, petit frère lointain et désabusé à équidistance du Video Games de Lana Del Rey et de l’esthétique sugar skate d’Avril Lavigne (sa chanteuse préférée). Catapultée en quelques mois nouvelle idole des teenagers, la chanteuse semble annoncer une nouvelle ère : elle a récemment succédé en haut du top Billboard au cow-boy noir Lil Nas X, dont la reprise de l’imagerie country lui a valu de rappeler à quel point l’Amérique actuelle est fracturée et qu’il ne faut pas trop jouer avec les symboles de la culture blanche traditionnelle.
La musique de Eilish, elle, n’appelle pas au clivage. Si de loin son esthétique gothique et ses ambitions fashion peuvent faire penser qu’elle passe à l’eau de javel d’autres projets du passé au potentiel de remise en question bien supérieur (au hasard Fever Ray, Björk ou Odd Future), sa musique, elle, s’inscrit dans la tradition d’une pop au piano orchestrée. when the party’s over ou xanny au hasard sonnent comme des réinterprétations rebootées au goût de 2019 de la musique de Fiona Apple ou Tori Amos, figures de la variété américaine au féminin qui naviguèrent avec pas mal de difficultés dans le music business à leur époque.
Billie Eilish, elle, est à l’aise dans son statut de pop star. A la voir jouer devant la plus grosse foule jamais réunie devant une scène à Reading, ou dialoguer sur Instagram avec ses nuées de fans, on comprend qu’elle a le potentiel d’adhésion grand public attendu d’une chanteuse mainstream un peu excentrique sur le papier mais finalement assez lisse pour ne fâcher ni les parents ni les fachos (à la différence de Lil Nas X ou Lizzo, autres têtes d’affiche hors norme actuelle). C’est d’ailleurs probablement la partie la plus intéressante de sa musique et du sens qui l’entoure : le droit à la contradiction qui résonne extrêmement fort dans une époque pétrie par l’anxiété de voir un monde s’effondrer à cause de nos excès et de notre attachement à la futilité. Pour attendre la fin des temps, certains reprendront sûrement un Xanax. Et d’autres, plus sages, un peu de pop joliment ficelée.
{"type":"Banniere-Basse"}