En 2016, de David Bowie à Leonard Cohen, la musique a pleuré ses morts. Ce qui ne l’a pas empêchée de fêter joyeusement une avalanche de nouveaux venus, de nouveaux sons et de nouvelles pratiques.
Récemment, le magazine Time posait à ses lecteurs sa question rituelle : “Quelle a été la personnalité de l’année ?” Un internaute créait le buzz en répondant par une glaçante fausse une du magazine : sous les traits de la Grande Faucheuse, c’était la mort qu’il choisissait pour 2016. Une couverture sur laquelle s’étalait une liste sans fin de disparus. La mort a beaucoup bossé cette année.
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Dans la musique aussi, elle a abondamment recruté. Quelques jours après avoir sorti l’un et l’autre des albums importants, David Bowie et Leonard Cohen nous quittaient. Le “nous” n’est pas innocent, tant l’un et l’autre furent des piliers, des pères fondateurs de notre magazine qui fêtait cette année ses 30 ans. Alan Vega, Prince ou George Martin ont aussi contribué à cette interminable et lugubre liste sur le monument aux morts de 2016.
Bowie, première en tête des charts US
Le rock a désormais plus de 60 ans : il est inévitable que ses pionniers, puis ses aînés, commencent à disparaître. Les journaux écrivent à l’avance les nécrologies, au fil des rumeurs, espérant ne pas porter malheur aux artistes concernés. Les maisons de disques font de même, anticipant des rééditions et des cérémonies pour leurs artistes les plus fatigués.
Bowie, qui avait toujours tout compris à la culture pop et à son commerce, entérinait d’une certaine façon ce marketing du malheur, en décédant deux jours après la parution du joyau Blackstar, s’offrant ainsi son premier classement en tête des charts américains. L’ironie l’aurait beaucoup amusé.
On parle parfois davantage du marketing audacieux d’un album que de ses propres audaces
De marketing, heureusement de manière plus légère, il a constamment été question cette année. Combien d’albums importants de 2016 sont-ils ainsi sortis sans crier gare, sans sommation ? A l’époque (pas si lointaine) où les magasins de disques faisaient la loi, il était impossible de conserver jusqu’à la dernière seconde le silence sur une sortie importante. Le nombre d’interlocuteurs, le poids du marketing, le système des précommandes interdisaient ces cachotteries.
Mais avec la distribution numérique désormais majoritaire, ce genre d’exploit est devenu la norme. Et c’est bien le problème : on parle parfois davantage du marketing audacieux d’un album que de ses propres audaces – ou non. A force de recourir systématiquement à ces excitations de plus en plus artificielles, à force de systématiser la surprise, l’effet perd de son impact, la lassitude finit par prendre le dessus.
Vacarme internet
Et pourtant, quelques grands albums, de Radiohead à Beyoncé, en passant par David Bowie, Kanye West, The Weeknd ou Frank Ocean, ont joué cette carte du buzz, du vacarme internet, avec tous les risques de gadgétisation que cela implique. Demandez au pauvre James Blake, dont l’album – pourtant magnifique – a tenté ce genre de décollage, avant de s’écraser très vite (le Radiohead sorti de nulle part le lendemain).
En musique aussi,on ne prête qu’aux riches, et les artistes mal équipés en fan base, à la musique ingrate ou trop méconnue pour s’emparer des sommets du trending des réseaux sociaux, ne pèsent pas lourd dans cette fuite en avant du marketing de l’instant.
La bonne nouvelle avec les réseaux sociaux, c’est qu’ils ont à nouveau rendu la musique clivante. On se chamaille, on s’étripe, on se “dé-friende” ou “dé-followe” et c’est une grande joie. Ça signifie que la musique redevient centrale dans la construction des hommes et des femmes, que l’on se détermine en fonction de ce que l’on écoute. Reste aux fabuleuses caisses de résonance que sont Facebook ou Twitter à amplifier ces engagements, cette mauvaise foi.
Pas de consensus mou
Et bizarrement, ce sont les artistes français qui bénéficient ou souffrent le plus de ces excès. Plus que Drake, Frank Ocean ou Kanye West, les débats épiques ont souvent eu pour sujets le succès international de Christine And The Queens (pour ou contre ?), l’imagination débridée de PNL (pour ou contre ?), la variété décomplexée des Pirouettes (pour ou contre ?) ou le je-m’en-foutisme glorieux de La Femme (pour ou contre ?).
Chacun a ainsi radicalisé ses positions, signe de l’époque, mais tant mieux : ça évite les consensus mous, les engouements sans conviction. Plutôt que “vive l’indifférence”, le slogan de 2016 restera “vive la différence”. Il suffit de regarder les tops albums de chacun de nos journalistes pour noter à quel point ils ne se recoupent guère, à quel point chacun a entretenu ses propres obsessions, ses marottes. Car la musique, désormais indépendante de son ancien commerce, vient de partout, sans freins, sans filtres. Il n’est jamais autant sorti d’albums, physiques ou virtuels, que cette année.
Même l’Angleterre, autrefois si insulaire, lorgne du côté des espoirs français
Jamais notre liste des espoirs pour l’année suivante n’avait été aussi riche, variée, si française également, grâce au travail de défrichage de notre inRocKs Lab. Même l’Angleterre, autrefois si insulaire, voire condescendante, lorgne du côté de ces espoirs français.
L’espoir, c’est aussi ce métissage jovial qui, dans un Bataclan désorienté, a réussi à faire danser ensemble les fans de Tinariwen et ceux de Lemon Twigs. Ça s’est passé le lundi 21 novembre, en clôture des inRocKs Festival. Un très grand concert de Tinariwen qui retourne un public pas forcément spécialisé dans les musiques du désert. On ne pouvait rêver mieux pour retrouver le Bataclan, et pour finir le festival.
Un bon album est un bon album
Vendredi 25 novembre, Les Inrocks ont publié un numéro hors série Musiques africaines qui retrace une vingtaine d’années de reportages, d’interviews et de chroniques de disques africains. Notre premier hors-série du genre. Dans notre très sélect classement des cinquante meilleurs albums de l’année, réalisé sans trucage, quatre albums “musiques du monde” trouvent leur place.
Dans l’ordre d’apparition : Arbina de la Mauritanienne Noura Mint Seymali, Zanz in Lanfér des Français Wati Watia Zorey Band (soit Moriarty et des copains sous haute influence réunionnaise), Tropix de la Brésilienne Céu et Les Filles de Illighadad des Nigériennes Fatou Seidi et Alamnou Akrouni. Pas très loin dans le top 100, on trouve Batuk, André Minvielle et Imarhan.
Pour résumer, au risque d’enfoncer quelques portes de plus en plus ouvertes et dont on a jeté les clés, un bon album est un bon album, d’où qu’il vienne, où qu’il aille. Le vrai monde, de plus en plus fermé, gris, calcifié par les nationalismes, les murs qui s’érigent, la peur de l’autre, craint – c’est un monde de petites vieilles accrochées à leurs sacs à main. Ces musiques d’ailleurs sont une résistance, un antidote à l’air ambiant, un souffle d’énergies et de couleurs. Peut-être illusoire et dérisoire, ou peut-être pas.
Un sain remède à l’époque
Prenons André Minvielle. Un gars bien de chez nous, tendance Occitanie, dont l’album 1Time est un inépuisable réservoir de musique inclassable, insolite, surréaliste et généreuse, affranchie de toutes les normes, à la fois enracinée dans un tas d’histoires et de traditions, et au-dessus. Malicieux, intelligent, profond, léger, fiévreux, radical dans sa joie, le disque de Minvielle est une salutaire anomalie et un sain remède à l’époque.
Prenons Fatou et Alamnou. Deux jeunes femmes originaires d’Illighadad, un tout petit village dans le centre du Niger qui ne figure même pas sur les cartes. Leur album a donné des frissons à tous les amateurs de folk intime, d’où qu’il vienne, où qu’il aille.
Hors format, intense et inattendu : tout ce qu’on attend de la musique aujourd’hui
Prenons BCUC. Un groupe sud-africain dont l’album ne comporte que quatre morceaux, les deux premiers tournant autour de vingt minutes. Des rythmes traditionnels de chez eux, propulsés par une basse méchante et des voix entre soul et punk-rock, mais d’une rage comme on n’en trouve plus dans la soul ni le punk-rock. Hors format, intense et inattendu : tout ce qu’on attend de la musique aujourd’hui.
Prenons Gaye Su Akyol. A peu près à l’opposé des deux qui précèdent, Hologram Imparatorlugu, l’album de la chanteuse turque, est un trip féerique, psychédélique et rétrofuturiste, très orchestré et produit. Une princesse orientale dont la musique enchantée conjure les nouvelles du monde.
Hip-hop iranien, electro nigériane, rock chilien
Quitte à ouvrir les horizons, on peut noter que 2016 fut une année plus que faste pour les rééditions et les compilations. Du Japon (Chiemi Eri), d’Ethiopie (Yishak Banjaw), de l’Océan Indien (les compiles Soul Sok Sega et Soul Sega Sa !), du Brésil (Hareton Salvanini), du Nigéria (Doing It In Lagos) ou du Kenya (Kenya Special : volume 2), on a (re)découvert des trésors cachés de la musique mondiale.
Et pour 2017 ? On attend déjà le retour de la diva malienne Oumou Sangaré, signée pour son nouvel album sur l’impeccable label français No Format. On rêve d’entendre l’album inédit du défunt Ali Farka Touré – pour célébrer avec retard les dix ans de sa mort. Et on s’excite sur l’improbable et sauvage rencontre entre le guitariste du Sahara occidental, Group Doueh, et les punks français de Cheveu.
Et ce n’est qu’un début. Libre de se distribuer comme elle l’entend, par des musiciens-artisans qui n’ont pas d’ambitions de notables, la musique vient désormais de partout. Ces musiques ont sans doute toujours existé : elles n’avaient juste pas le loisir de voyager, d’être partagées. En un clic, on peut ainsi découvrir des pans entiers de hip-hop iranien, d’electro nigériane, du rock chilien : des sons inédits, métissés par le voyage, déformés par les fantasmes et la distance.
Alors qu’autrefois régnaient les chapelles, les limites entre les genres, les époques et les règles sont de plus en plus floues, vaines. Entre Kanye West qui sample le label Factory de Manchester et Bon Iver qui applique à son folk les techniques de production du r’n’b qui réconcilient Drake et Nick Drake, la musique s’est régénérée. Elle n’a plus de nom, plus de papiers.
Hors-série Best of musique 2016 – Les 100 meilleurs albums en kiosque, 11,90 €
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