[Avant son concert à l’Olympia le 11 juin, nous republions notre dernière rencontre avec Bonnie Banane] Bonnie Banane signe un premier album en forme de malle aux trésors. Une révélation sur la scène electropop française avec son esprit plein de fantaisie et son goût des rimes et de la déraison.
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Elle dévore des chouquettes, tandis qu’un gros chien poilu lui tend la patte dans l’espoir d’en obtenir une. Mais, peine perdue, les chiens, “ça ne mange ni sucre ni café”, assène-t-elle avant d’embrayer : “La chouquette, c’est tout un art. Il faut qu’elles soient bien fraîches à l’intérieur et qu’il y ait assez d’œufs pour qu’elles soient aérées, avec cette texture un peu… mouillée !” C’est effectivement une définition pertinente d’une bonne chouquette.
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La scène dégage un subtil mélange d’exaltation enfantine, de gourmandise sucrée, de drôlerie en pas de côté qui résume à la perfection la personnalité pourtant terriblement insaisissable de celle qui s’est surnommée Bonnie Banane. Un nom de dessin animé. Un nom de super-héroïne munie d’un pistolet en peau de banane, voire d’une robe et d’une barrette assorties. Ça tombe bien, c’est l’image que l’on se fait de cette nouvelle B.B. à la loufoquerie en pointillé, à la Marsupilami’s Touch même dirait-on, que l’on retrouve dans les locaux parisiens de son label, Grand Musique Management (qui est aussi celui de Lomepal), sans pistolet banane et quasi toute de noir vêtue.
Anaïs Thomas, alias Bonnie Banane, sort son premier album baptisé Sexy Planet. Sur la pochette, elle est assise sur la planète Terre, en robe de chambre rose, un ourson en peluche dans les bras, la tête dans la lune façon Mirabelle attendant l’Ours de Bonne Nuit les petits, avec, en prime, un oiseau bleu dessiné virevoltant autour d’elle, qui évoque davantage le Cendrillon de Disney que le logo de Twitter.
Le graphisme est aussi féerique que les quatorze morceaux qu’il renferme. D’une féerie qui s’amuse d’elle-même, légèrement retorse, déviante, comme une marelle qui proposerait des “shots” au niveau de la case “ciel”. D’une féerie zinzin aurait-on dit naturellement, sans même savoir que le morceau d’ouverture porte précisément ce nom, “zinzin”.
Un album en onomatopées, en bulles de savon
Dans le redoublement de sa syllabe, par ce “z” qui formule forcément le zigzag, la sortie d’autoroute, se tapissent à la fois la folie créative et une sympathie touchante, qui permettent à “zinzin” d’échapper au glauque que recoupent ses synonymes, “barjot” ou “cinglé”. Bonnie Banane est une artiste zinzin, tout comme Sexy Planet est un album zinzin. Comprendre : excentrique, irrégulier, bizarre. Du beau bizarre, plus exactement.
Comme un album en onomatopées, en bulles de savon qui éclatent en petit “pop”. On ne peut s’empêcher d’entendre Chic Planète de L’Affaire Louis Trio, qui mêlait chanson française, loufoquerie eighties (1987 précisément), défense de la planète Terre sur le dancefloor et gesticulations en costards XXL. Comme le meilleur d’Anne Sylvestre et son Petit Bonhomme ou le Vous et Nous de Brigitte Fontaine avec Areski.
Bonnie, elle, ne sait pas expliquer. Ou plutôt, elle résume en une phrase : “J’adore les sonorités. Je me tape des barres avec les mots depuis que je suis petite. D’où Bonnie Banane, d’où Zinzin. Je dis même ‘Mais t’es zinz’ toi !” Son amour de la syllabe en tant que jeu de construction, de pâte à modeler colorée, se ressent intensément. Elle multiplie les allitérations, les rimes, pousse à la répétition, module sa voix, quitte à la faire vriller en aigu et en grave, avec le sourire en coin de celle qui s’amuse devant son miroir, dans sa chambre d’ado.
Un badinage rohmérien version 2020 qui assume le détachement et la dérision élastiques. “A ta vue je m’évanouis/Prends mon pouls/C’est la cata je louche et ça devient flou/Fais-tu exprès de me plaire ?”, chante-t-elle en simagrée sur la géniale Béguin. Du génie, il y en a partout sur Sexy Planet. Du génie dans les paroles toutes simples et accroche-cœur avec leur dimension vaguement surjouée, tenant presque de la référence postmoderne, du sample, de l’acting à la Cindy Sherman. Du génie dans la production en multicouches, comme une malle débordant de trésors, éclatée et éclatante.
Un premier single à propos de Leonardo DiCaprio
A l’origine, il y a une jeune femme solitaire – accessoiremment diplômée du Conservatoire national supérieur d’art dramatique et aperçue dans L’Apollonide de Bertrand Bonello (2011 – qui aime chantonner en jouant du piano et en composant sur ordinateur dans son appartement parisien.
Un beau jour, elle décide de faire écouter ses prods à un ami, le producteur Walter Mecca. Il lui propose de travailler ensemble. “Je n’avais aucune intention, à part kiffer. C’est très naïf ce que je faisais.” Sort un premier single, Leonardo (en référence à DiCaprio, oui), puis un premier ep, Sœur Nature. Nous sommes alors en 2015, et Bonnie Banane se fait déjà remarquer par son sens de la pop française impulsée d’électronique, ses clips chiadés et son mélange de rire et de sensualité, comme une James Bond girl délurée.
Para One, DJ et producteur français, se fait happer par le clip de L’Appétit. “Elle avait cette maîtrise de se mettre en scène.” Cinq ans plus tard, il coproduit une partie de son album. “Une rencontre artistique pareille, ce n’est pas tous les jours ! Sa créativité m’impressionne. A 18 ans, j’ai rencontré TTC, qui avait une écriture très atypique. Avec Anaïs, j’ai vécu le même choc qu’avec Teki Latex à l’époque. Quelqu’un qui vit dans un monde à part, qui ne pense pas comme les autres, qui développe quelque chose d’unique.”
“Anaïs se révèle sans se dévoiler. Elle met beaucoup d’elle dans tout et reste un personnage. C’est une force.” Bonnie Banane a débarqué dans son studio parisien avec des premières moutures. “Je n’étais là que pour révéler ses propres idées, l’aider à les mettre en forme en lui donnant des techniques. Il y a toujours eu chez elle la volonté d’aller chercher des producteurs, mais aussi de démarrer ses morceaux par elle-même.”
“Je n’ai aucune confiance en moi et à la fois une énorme confiance en moi”
En studio, il·elles apprennent à se connaître en se faisant écouter des morceaux multiples et variés, à l’image des influences de Bonnie B. “Elle assume tout. C’est très charismatique. Il n’y a pas de distorsion chez elle entre tout ça, c’est son habitat naturel.” Comprendre : entre Snoop Dogg, Warren G., Michael et Janet Jackson, Brigitte Fontaine, Elli Medeiros et Les Rita Mitsouko. Bonnie B. a la curiosité du son, celle qui amène à passer d’un territoire à l’autre avec fluidité, celle qui déconstruit les codes et décoche les cases pour mieux recréer un univers singulier, fait de citations et pourtant inédit.
“Je n’ai aucune confiance en moi et à la fois une énorme confiance en moi. C’est bizarre, explique-t-elle. Parfois, j’ai envie de disparaître, et en même temps je sais que j’ai un désir de faire ce geste à l’extérieur, de donner ces chansons à écouter, à voir, à entendre. Je sens qu’il me reste ces chansons à sortir, comme un devoir, comme ‘j’ai encore ça à dire.”
Bonnie dit sa poésie, mais pas seule. Elle sait très bien s’entourer. On retrouve sur le tube de l’album, La Lune & le Soleil, le producteur Varnish La Piscine (Makala, Sébastien Tellier), son collaborateur de longue date, avec qui elle avait chanté sur le EP Le regard qui tue (2019). L’excellent clip réalisé par Clifto Cream reprend les codes d’un dessin animé jusqu’au générique à la Ça cartoon.
Parfait reflet de ce titre de pop poétique douce-amère, où la fantaisie éclôt avec un naturel déconcertant, qui évoque Banana Split de Lio. “La Lune & le Soleil a cette évidence pop très dure à atteindre”, résume Para One. Varnish considère que “la musique de Bonnie va dans des endroits où elle ne devrait pas aller. C’est une musique qui a envie de faire ce qu’elle veut, qui veut aller visiter. Et sans se prendre la tête, ou qu’on la fasse chier, tu vois.”
Aux côtés de Myth Syzer, Chassol ou Flavien Berger
Il est vrai que Les Bijoux de la reine sortent flûte et hautbois en évoquant la tressautante folie de La Reine d’Angleterre de Philippe Katerine, quand Limites offre une charge antipatriarcale qui réaffirme la notion, primordiale, de consentement et lui a été inspirée par le viol d’une amie. “Des limites à ne pas dépasser/Si tu ne me vois plus c’est que j’en ai assez/N’insiste pas/N’hésite pas à me prendre en compte. (…) Quand je dis non, c’est non.”
Bonnie s’entoure mais reste Bonnie. Il faut dire qu’elle n’en est pas à sa première collaboration. En 2017, elle illumine la romance bitumée Le Code aux côtés de Myth Syzer, Ichon et Muddy Monk. Un an plus tard, on la retrouve sur le morceau Contre-Temps du second album du même nom de Flavien Berger. “On est presque frère et sœur, explique-t-il. En plus, on est nés le même jour. On a une espèce d’empathie astrologique.” Puis : “C’est une réalisatrice qui a tout dans la tête. Elle drive très bien les gens avec qui elle travaille. Elle fait le grand écart entre une sensibilité r’n’b américaine et Brigitte Fontaine, avec plein de niveaux de lecture et dans un écrin hyper-accessible. Bonnie a un pouvoir.”
En 2018 toujours, on l’entend avec Chassol sur Feu au lac, l’un des épisodes d’une série de collaborations inédites montées par le label Entreprise. Et puis, cette année, la talentueuse réalisatrice Mati Diop (Atlantique) signe le clip vertigineux de Flash. “Souvent, je me réveille et j’ai une phrase en tête. Comme si une voix débarquait, expose Bonnie B. Je crée comme par accident, par à-coups. Je fais confiance au premier jet, je privilégie l’intuition. Quand je ne l’ai pas fait, j’ai échoué.”
Elle dit aussi : “Les rappeurs font souvent cent chansons et n’en retiennent que quinze. Ça ne marche pas avec moi. Chaque chanson est précieuse, je n’ai pas envie d’en jeter.” Elle salue l’aide précieuse de Théo Lacroix, qui a mixé son album dans le studio genevois du label Colors (monté avec Makala, Di-Meh, Slimka…) : “Son truc à lui, c’est de tracer, de ne pas se retourner. Mon album est donc une photographie d’un instant. Ce ne sera pas parfait. C’est ce que je peux donner là maintenant.” La photographie en Technicolor d’un monde de fêtes, d’ourson en peluche et de romances déçues et d’affirmation de soi sur laquelle on aurait déposé ici une rose, là une tâche de ketchup, avec beaucoup de grâce et de volupté.
Sexy Planet (Touché Coulé/Grand Musique Management)
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