[Nos grandes séries – Gossip] Troisième épisode : en 2009, “Music For Men”, vient de sortir, “Heavy Cross” est sur toutes les ondes, et nous rencontrons Beth Ditto chez elle, à Portland.
“Les Inrocks” poursuivent leurs séries consacrées aux grandes figures suivies par le magazine depuis des années, voire des décennies. Après Houellebecq, Miyazaki, Godard ou Almodóvar, voici notre série consacrée aux explosifs Gossip, à l’occasion de leur reformation anniversaire autour des 10 ans de l’album “Music for Men”. Gossip, ce sont des concerts dingues, un engagement fort dans les combats LGBTQ+, un punk-rock à l’énergie plus que communicative et une figure de proue charismatique : Beth Ditto. Autant de raisons d’honorer leur come-back inespéré.
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Comment donner suite au carton “Standing in the Way of Control” (2007) qui a permis à Gossip d’importer une forme d’underground dans le mainstream ? En reprenant la route et en enregistrant des tubes puissants produits par Rick Rubin (Public Enemy, Beastie Boys, Johnny Cash…). Bien que Beth Ditto préfère nous confier que son but “a toujours été de changer les mentalités”.
« Un ice Coke, s’il vous plaît.” Accoudée à la portière de son 4×4 bleu électrique et vêtue d’une robe jaune canari, Beth Ditto commande sa boisson favorite dans un McDrive de la banlieue nord de Portland. “C’est trop bon ! Vous n’avez pas cette boisson en Europe ? C’est dément !” De la main droite elle attrape son porte-monnaie dans un minisac couture Vivienne Westwood ultraraffiné. “Il est chouette, hein ? Ici, personne ne prête attention à mon style. Parfois, je sors lookée comme pas possible, mais c’est du gâchis, les gens ne comprennent pas. Il faut absolument que j’emménage à Londres ou à Paris, s’exclame-t-elle en tirant sur la paille de son énorme Coke. J’ai souvent l’impression que je ne suis pas d’ici. Parfois je déteste vraiment l’Amérique.”
La Suzuki file vers le nord de la ville, où vit désormais la chanteuse de Gossip. Dans un ancien quartier pauvre transformé en zone résidentielle et récemment repeuplé par des jeunes couples, des gays, des familles en majorité afroaméricaines, elle vient d’acquérir une maison en bois écolo sur deux étages. “J’ai vécu pendant des années dans des squats punk, j’avais vraiment envie d’avoir un chez-moi. Avec la crise, ils ont mis des mois à me filer un prêt, mais maintenant, c’est bon.” Elle y vit seule, avec sa chatte aveugle sous Prozac, qui a bien du mal à canaliser son agressivité. “Si elle s’approche, il ne faut surtout pas bouger”, prévient-elle. Freddy, un homme trans qui partage sa vie depuis presque dix ans, vit à quelques encablures de là.
“Je ne sors presque jamais”
Dans la maison de Beth, la peinture vient d’être achevée. Quelques cartons jonchent encore le sol. Mais l’ensemble est très cosy et soigné, finalement assez classique, loin de ce que laissait imaginer l’excentricité médiatique de l’ouragan Ditto. A quelques semaines de la sortie de Music for Men, le nouvel album du groupe, et du coup d’envoi d’une promo européenne qui s’annonce effrénée, la chanteuse recharge ses batteries. “Mes activités favorites ? Faire du shopping, regarder des films et manger, lâche-t-elle dans un éclat de rire. Je ne sors presque jamais. Les gens sont souvent déçus. Tu vois les vieilles femmes de la série Les Craquantes ? C’est tout à fait moi !”
Ça fait maintenant six ans que Ditto vit à Portland, ville pluvieuse et industrielle de 300 000 habitants de la côte Nord-Ouest des Etats-Unis, surplombée par des montagnes encore enneigées en ce début du mois de mai. Après une enfance dans l’Arkansas, Etat du Sud baptiste et conservateur, Ditto s’est d’abord installée à 18 ans à Olympia, une petite ville située à une heure de Portland, devenue dans les années 90 l’un des bastions de l’underground punk américain.
C’est à Olympia, par exemple, qu’encouragé notamment par Calvin Johnson (boss du label K, dont Kurt Cobain s’était tatoué le logo sur l’épaule), est né le mouvement des riot grrrls, ces filles en colère qui ont fait entrer en collision punk et féminisme – et ont tant influencé Ditto. C’est galvanisés par des modèles tels que Bikini Kill, Bratmobile ainsi que par l’adage do it yourself que Beth, Nathan Howdeshell et Kathy Mendonca ont formé Gossip en 1999. Mais très vite, Olympia devient étouffante. “Tu connais tout le monde, c’est un peu comme aller au lycée”, explique Beth Ditto. “C’est une étape, renchérit Nathan le guitariste du groupe que l’on a rejoint, en compagnie de Hannah Billie – qui remplace Kathy Mendonca depuis 2005. « Nous n’avions pas envie d’aller à Seattle, trop grunge, San Francisco était hors de prix ; Portland, c’était pas trop loin, pas cher, on connaissait des gens. La musique était cool. Il y a toujours eu des groupes un peu underground, qui développaient des styles musicaux en dehors des modèles dominants.”
“On ne veut pas être millionnaires”
Neuf ans après ses débuts, le groupe se trouve aujourd’hui à une étape cruciale de son histoire. Leur quatrième album, marqué donc par l’arrivée d’Hannah à la batterie, a été celui de l’explosion. Porté par le tube générationnel Standing in the Way of Control – qui a aussi donné son nom à l’album – et par la présence et la personnalité hors normes de Ditto, “lesbienne, grosse et féministe” canonisée en quelques mois icône de toute une génération, le groupe est devenu un phénomène en Europe. Courtisé par les majors, le trio a finalement signé avec l’une d’entre elles.
Un changement de taille dans le parcours de ce groupe qui sortait jusqu’alors ses brûlots punk soul sur l’indépendant Kill Rock Stars et incarnait mieux que quiconque l’idée d’outcast, de voix minoritaire, queer et white trash de l’Amérique. Neutralisé, Gossip ? Vendu au grand capital ? Ditto répond par la négative. D’une part parce que, depuis le début des années 90, Sonic Youth ou Nirvana ont démontré que les frontières entre mainstream et underground n’étaient plus aussi nettes et signifiantes. D’autre part, parce que, pense-t-elle, le rapport de force entre maisons de disques et artistes se serait considérablement modifié avec l’effondrement des ventes de disques et la domination du net.
“Les maisons de disques ont plus besoin des artistes que l’inverse, explique-t-elle. Tout le monde peut mettre son single sur MySpace aujourd’hui, plus besoin de label pour ça. Les maisons de disques ont besoin de groupes capables de jouer live, de tourner. Morte l’industrie de la musique ? Je ne crois pas du tout ! Je crois au contraire que le marché actuel ressemble beaucoup à celui des années 1960, quand les Johnny Cash ou June Carter vivaient sur les routes. Ça me va. Tout l’argent que j’ai gagné, je l’ai gagné sur scène. De toute façon, on ne veut pas être millionnaires. Je veux juste être tranquille et que ma mère puisse arrêter de travailler chez McDo…”
“Ce qui m’effraie, c’est de ne pas pouvoir être chez moi”
Le groupe semble de toute façon peu enclin aux compromis et à renoncer à son identité profonde. Il suffit pour s’en persuader de voir la pochette du nouvel album : en gros plan, le visage de la très butch batteuse Hannah Billie coiffée d’une banane rockabilly, surmonté du titre Music for Men. Camp et queer à la fois, pas vraiment le plan com rêvé pour une major. “Je trouvais ça très drôle de faire un disque féministe appelé Music for Men, poursuit Ditto. L’idée m’est venue en regardant un groupe anglais. La chanteuse souriait, était polie. Elle essayait de se conformer au désir du public de mecs en face d’elle qui pourtant n’en avaient rien à foutre. Comme une métaphore du monde dans lequel nous vivons.” Elle réfléchit un instant. “En un sens, c’est une progression logique que Gossip arrive dans le mainstream. Notre but a toujours été de changer les mentalités. Qu’un groupe queer comme le nôtre soit produit par Rick Rubin et sorte sur Sony, c’est une combinaison intéressante.”
C’est à Malibu, aux côtés du vieux sorcier du son (Run DMC, Public Enemy, Beastie Boys, Johnny Cash…) que le groupe a pendant trois mois enregistré le successeur de Standing in the Way of Control, qui avait, lui, été bouclé en dix jours. “Pour la première fois de notre carrière, on a eu du temps et de l’argent. On n’aurait jamais osé demander à Rubin de nous produire. On adore tous les disques qu’il a enregistrés, surtout les derniers avec Johnny Cash. Il nous a vus au Troubadour, une petite salle de L.A. un soir. Il a dit que c’était comme participer à une fête… En studio, il aimait tout ce qu’on jouait, il était vraiment enthousiaste.”
Dès l’introductive Dimestore Diamond, dès les premiers coups puissants et mats portés par Hannah Billie sur ses toms, on sait que le résultat est à la hauteur des espérances. Chaude, sexy et incisive, la production de Rubin sert à merveille les textes très personnels de Ditto, qui aborde à de nombreuses reprises (Heavy Cross, Love Long Distance…) la difficulté de concilier vie de rock-star et relation suivie. “Je n’ai pas peur d’être dans une major ou que le groupe ait davantage de succès, explique-t-elle. Ce qui m’effraie, c’est de ne pas pouvoir être chez moi, de ne pas consacrer assez d’énergie à la personne qui partage ma vie. A cette relation qui est plus ancienne que le groupe, qui l’a vu grandir.”
Il est près de minuit. Beth claque à nouveau la portière de la Suzuki bleue. Direction le sud de la ville, dans une autre zone résidentielle, un peu plus huppée. Une amie de Beth donne une fête. Très maquillée, moulée dans une robe noire et des chaussures en cuir à talons Vivienne Westwood, la chanteuse s’est mise sur son trente-et-un. Sur les lieux, une majorité de lesbiennes, parmi lesquelles on retrouve Hannah Billie. Certaines sont musiciennes, d’autres serveuses ou encore profs à la fac. Dans le garage attenant, une DJ aux faux airs de Samantha Ronson balance depuis son laptop des morceaux hip-hop ultrarapides. Les filles sedéhanchent à toute allure, bras en l’air.
Transpirante, Beth danse à en perdre haleine. Phénomène, parfois bête de foire exhibée par les tabloïds britanniques, Ditto et ses presque cent kilos passent relativement inaperçus de ce côté-ci de l’Atlantique. “C’est une des raisons qui fait que j’adore Portland, explique-t-elle. C’est une ville où il y a plein de lesbiennes, de grosses et de gens passionnés de musique. Des gens comme moi. A Londres ou à Paris, que j’adore, je ne peux pas être comme ça. Les gens me reconnaissent immédiatement. Et en plus, quand tu as posé nue, ils se croient tout permis, comme si la nudité avait instauré une sorte de familiarité.”
“La scène punk était intolérante, étouffante, limitative”
Ces deux dernières années, on a beaucoup vu Beth Ditto. Nue ou habillée. En une des magazines, dans les tabloïds, sur le blog du militant gay Perez Hilton, dans les défilés de mode dont elle est friande. En donnant à chaque fois la sensation que le monde alentour et ses codes s’adaptent à elle, sans qu’elle change d’un iota et sans qu’elle ne doive une seule seconde renoncer à ses positions sur le féminisme. Elle ne mâche pas ses mots quand il s’agit de défendre une Susan Boyle en plein breakdown ou de dénoncer la malhonnêteté marketée d’une Katy Perry et de son I Kissed a Girl. Inaltérable Beth Ditto ? La chanteuse, qui aura 30 ans l’an prochain, avoue pourtant avoir beaucoup changé.
Ses nombreux voyages en Europe, et la fréquentation de réalités et de milieux dont elle ignorait jusqu’alors l’existence, ont considérablement modifié sa vision du monde. “J’ai rencontré des top-models, des filles qui gagnent des millions d’euros et des tonnes de gens différents. Je crois que j’ai beaucoup mieux compris comment le monde fonctionnait”, assure-t-elle. Elle dit surtout avoir pris des distances avec la scène et la doctrine punk qui avaient marqué ses années de formation à Olympia.
“Pendant des années, j’ai vraiment suivi ça à la lettre. Mais j’ai réalisé combien la scène punk était intolérante, étouffante, limitative. Cette idée qu’il n’y a qu’une seule façon de faire les choses, d’être punk, féministe, gay, une seule bonne musique. J’ai grandi dans un environnement baptiste, ultraconservateur du sud des Etats-Unis. Avec des règles hyper strictes. Et à un certain moment, la scène punk commençait à me laisser le même sentiment. Tout ça commençait à ressemblait à la Bible, à une religion. J’ai recommencé à faire les mêmes cauchemars que quand j’étais enfant.”
Ditto a donc mûri. Réalisé qu’elle en avait “marre d’être pauvre”, qu’elle n’avait plus à se sentir coupable de sa réussite et compris que la subversion et la créativité “pouvaient advenir non pas en suivant des règles mais en étant [soi]-même. Je crois que je vais davantage réussir à réaliser mes objectifs en étant à l’intérieur qu’à l’extérieur du système. Parce qu’il faut avoir le pouvoir de changer les choses.” Kate Moss l’aurait beaucoup aidée dans cette prise de conscience. “Elle est une sorte de grande soeur. Elle m’a encouragée à faire ma ligne de vêtements et surtout à n’en avoir rien à foutre de ce que disent les autres. Parce qu’elle s’en fout VRAIMENT. Et c’est assez vertigineux quand tu penses au nombre de gens qui disent de la merde à son sujet ! Moi, je n’ai jamais eu la force ou la possibilité de me taire. Les gens pensent que je suis grande gueule, que je parle tout le temps parce que je suis orgueilleuse, c’est tout le contraire. Il a toujours fallu que je me défende, que je devance les critiques.”
Si elle consacre la majorité de son temps au groupe, Ditto prépare activement son après. “Je ne suis pas dupe. Tout ça ne peut pas durer éternellement. Il n’y a qu’une Madonna, qu’un U2…” En plus de divers projets dans la mode, elle travaille sur un show télé qu’elle animerait pour la télé anglaise. “Ça pourrait être vraiment drôle, confie-t-elle, l’oeil brillant. A ce moment de ma vie, je me sens très libre, capable de faire ce que je veux.” Son rêve ? Rencontrer George Michael. On se souvient de sa version, électrique et échevelée de Careless Whisper. “Je l’adore ! Kate Moss le connaît, alors peut-être.”
https://www.youtube.com/watch?v=ybZzx4xs4JU
Retrouvez les autres épisodes de notre série grâce aux liens ci-dessous :
Episode 1- Beth Ditto : “Je trouve ça un peu stupide ces anniversaires”
Episode 2 – L’explosion “Standing in the Way of Control” en 2007 : notre première rencontre avec Gossip
Episode 4 – 2010 : Comment Gossip est passé de l’underground à la scène de Bercy
Episode 5 – En 2017, Beth Ditto évoque la fin de Gossip : “Un déchirement”
Episode 6 – [Vidéo] Beth Ditto, en 2017 : “Avant, je ne pouvais pas supporter de me voir exposée”
Episode 7 – Playlist : 15 références qui ont contribué au son et à l’identité de Gossip
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