Portrait de Betty Davis, sulfureuse femme-muse de Miles Davis, libérée et libératrice, fée marraine de Beyonce et Janelle Monae, à laquelle Arte consacre vendredi soir un beau documentaire à ne rater sous aucun prétexte.
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Tant de femmes ont traversé la vie de Miles Davis qu’il parait hasardeux aujourd’hui, après inventaire, de chercher à cerner un idéal féminin vers lequel aurait tendu le trompettiste au cours de sa vie amoureuse. Tout aussi casse gueule serait de vouloir consigner sa musique dans une seule forme, lui attribuer une couleur dominante. Comment parvenir à une synthèse à partir des innombrables amies, compagnes, épouses, muses ou amantes ? On trouve tant de profils dans son parcours du tendre, tant de caractères dissemblables, tant de ressorts répondant à autant d’affects. De sa première petite amie Anne Birth, la bien nommée (elle donna naissance à ses trois premiers enfants), à la dernière Joe Gelbard, peintre et sculptrice new yorkaise qui vers la fin l’initia aux joies du pinceau et de la gouache. De Frances Taylor, sur le sort de laquelle on peut s’apitoyer en lisant ses mémoires, où est révélée la violence domestique dont Miles pouvait se rendre coupable, à la secourable Cisely Tyson qui au début des années 80, alors que le musicien connaît sa pire éclipse, vivant reclus et perclus de rhumatismes dans le capharnaüm d’un appartement new yorkais dont l’électricité a été coupée, va littéralement l’extirper hors de son trou, chasser sa déprime, ses démons, bouter ses addictions, pour finalement le remettre en piste physiquement et artistiquement.
Galatée et Pygmalion
Et puis, au beau milieu de cette galerie de compagnes aux talents et rôles distincts, se tiennent presque solidaires deux vestales, deux œuvres d’art : Juliette Gréco et Betty Mabry. De la première, on sait depuis la parution de l’autobiographie de Miles (Presses de la Renaissance) qu’elle fut sa véritable première histoire d’amour. Alors qu’avec la seconde on entre dans un champ encore inexploré des relations entre l’artiste et les femmes. On approche une entité de chair et d’esprit où convergent les vertus de la muse et les propriétés de Galatée, celle qui donne l’inspiration et celle à qui le Pygmalion sommeillant en Miles donne forme.
De la muse, il est facile de trouver la trace. Il suffit de consulter le track listing de l’album Filles de Kilimandjaro pour tomber sur un morceau intitulé Mademoiselle Mabry. Paru en janvier 1969, le disque est clairement sous l’influence (plus sentimentale que musicale d’ailleurs) de cette superbe jeune femme de 23 ans originaire de Durham en Caroline du Nord, que Miles a rencontré quelques mois plus tôt, dont il est tombé amoureux presque instantanément et qu’il a épousé en septembre 68 (le mariage ne durera qu’un an mais Betty conservera son nom d’épouse). C’est le visage de Betty en mode Picasso que l’on voit sur la pochette de Filles de Kilimandjaro. Dans son autobiographie, Miles lui rend hommage en ces termes : « Betty a eu une grande influence sur ma vie personnelle et musicale. Elle m’a fait découvrir la musique de Jimi Hendrix- et Hendrix lui-même – ainsi que d’autres musiciens de rock noirs. Elle connaissait Sly Stone et tous ces types… » Poursuivant sur le même registre : « (Betty) m’a aussi aidé à changer ma façon de m’habiller (…) Ce mariage n’a duré qu’un an mais cette année a été remplie de choses nouvelles, de surprises, qui m’ont aidé à trouver la direction dans laquelle je devais aller… »
C’est en effet à cette époque que la musique de Miles subit sans doute ses plus grands bouleversements, qu’il embraye définitivement sur le tout électrique et les structures funky caractéristiques de la période des années 70, notamment sur les albums Tribute To Jack Johnson et On The Corner véritables Hiroshima et Nagasaki sonore dont le jazz sortira totalement atomisé.
Cosmic Ladies
Le premier essai nucléaire remonte à Bitches Brew paru en avril 70, dont la radicalisation a provoqué une scission parmi ses fans. Quarante six ans plus tard, on spécule encore sur l’origine du titre, littéralement « brouet de salopes ». A la fin des années 60 à New York, Betty faisait parti d’un collectif de filles que la presse locale appelait tantôt Electric Ladies, tantôt Cosmic Ladies. Présentées dans les notes de pochettes de la compilation Betty Davis The Columbia Years ** comme « muses, groupies, briseuses de cœurs et faiseuses de mode », elles saupoudraient l’indispensable ingrédient érotique sur une scène musicale en pleine effervescence. Le batteur Michael Shrieve du groupe Santana en parle dans ces mêmes notes : « Ces femmes étaient très spectaculaires. Elles étaient extrêmement belles. Leur manière de s’habiller était la plus cool, la plus hip. Elles constituaient l’épicentre de la scène musicale. Je comprends que Miles ait été attiré par Betty. Elle était complètement magnétique. »
Cette aura émanant de la bande à Betty pourrait ainsi avoir inspiré deux des albums cruciaux de l’époque, l’un par le Jimi Hendrix Experience intitulé Electric Ladyland, l’autre Bitches Brew par Miles Davis, avec à l’arrière plan la crainte panique qui secoue un Miles, maladivement jaloux et deux fois plus âgé qu’elle, de voir Hendrix lui piquer sa meuf. Car ce qui change avec Betty, ce qui déstabilise, c’est sa liberté, son côté « sex freak », et ce goût pour la mise en scène d’un certain dévergondage qui plus tard trouvera en la personne de Lil Kim et Eve, puis de Beyonce et Rihanna, de fieffées walkyries promptes à revendiquer le terme « bitch » avec une virulence provocatrice digne des rappeurs utilisant le mot « nigger ».
Backseat Betty
Sauf que les attributs de Betty ne se limitent pas à ceux d’une femme trophée. Elle a grandi dans un milieu familial où la musique tient une place considérable. Sa grand-mère possédant une riche collection de disques de blues, la jeune fille se dote à son contact d’un vocabulaire musical de base des plus solides. A 16 ans, elle se retrouve à New York où étudiante en stylisme elle fréquente les clubs branchés que sont le Bitter End et le Café à Gogo. C’est l’âge d’or du folk et celle qui deviendra plus tard la plus extravagante ambassadrice du funk, se met à entonner la ballade bucolique sur fond de guitare acoustique. Autre trait de son caractère, cette façon de booster sa vie, de rester furieusement indépendante, d’aller sans cesse de l’avant, quitte à brûler les étapes. Lassée du folk, elle devient disc-jockey dans une boite sur Broadway, le Cellar, où se pressent pour danser des cendrillons blacks et porto ricaines vêtue de soie ou de cuir. The Cellar sera aussi le titre de son premier single, une composition originale enregistrée vers 1963. Vient ensuite sa phase top model. Preuve de son irrésistible charisme, elle s’impose dans la très renommée agence Wihlemena en tant que première modèle noire, et ce bien avant Grace Jones ou Naomi Campbell. Dans le même temps, elle poursuit sa quête musicale en composant de nouvelles chansons. L’une d’elle Uptown (To Harlem) est retenue par les Chambers Brothers qui l’enregistrent sur leur album de 1967 The Time Has Come. Quelques mois plus tard, elle se retrouve à son tour en studio avec le trompettiste sud africain Hugh Masekela qui va produire quelques faces regroupées sur la compilation The Columbia Years 1968-1969. Sa rencontre avec Miles intervient peu après. En mai 69, elle entre au Columbia Studio pour deux séances dirigées par le trompettiste dont on entend la voix rocailleuse prodiguer des conseils à la fin de certains morceaux de la compilation. Autour d’elle, un invraisemblable mix de musiciens de Miles et de Jimi Hendrix : Mitch Mitchell ( batterie), Billy Cox (bassiste), Herbie Hancock (claviers) John McLaughlin (guitare) et Wayne Shorter (sax). Cinq titres de ces séances légendaires mais inédites figurent sur The Columbia Years 1968-1969 dont trois originaux et deux reprises, le Born In The Bayou de Creedence Clearwater Revival et le Politician de Cream, ce dernier donnant lieu à un croustillant développement.
Il est déjà étrange d’entendre une femme reprendre ce titre signé Jack Bruce et Pete Brown. Interprété à la première personne, il met en scène, tout en le stigmatisant, le droit de cuissage que pratiquent certains politiciens. Avec un phrasé hyper sexy Betty ajoute à la fin un « get in the backseat » (« va donc sur le siège arrière » sous entendu « que je te fasse ton affaire ») qui va inspirer à Miles un morceau de l’album We Want Miles intitulé Backseat Betty. Beaucoup de l’esprit déluré, libidineux, provocateur tel qu’il s’exprimera par la suite, se concentre dans ce simple ajout. On peut néanmoins conclure que dans son rôle de producteur/Pygmalion, Miles Davis aura manqué sa cible. Jugés à l’époque peu concluant par Columbia, ces enregistrements réalisés sous sa direction, qui hésitent entre soul et rock blanc, prendront en effet la poussière dans les archives de la firme américaine pendant 45 ans. Jusqu’à ce que le label Light In The Attic ne contribue à leur première sortie l’année dernière.
Différente
Dans le documentaire de Phil Cox, une Betty un peu amère dit de sa brève union avec Miles : « Chaque jour de notre mariage, j’ai dû mériter de porter le nom de Davis ». De fait, elle fut bien plus influente sur la musique du trompettiste que l’inverse n’a été vrai. Sa véritable carrière, elle la débutera quatre ans plus tard avec un album éponyme s’ouvrant par le tonitruant If I’m Lucky I Might Get Picked Up (Si j’ai de la chance, je pourrais peut être me faire emballer). Liberté de ton et ultra funk deviennent sa marque de fabrique. Viendront ensuite They Say I’m Different où elle apparaît en Diane chasseresse futuriste, et sur lequel figure He Was A Big Freak où beaucoup verront un portrait érectile de son (petit ?) copain Jimi Hendrix. Puis c’est Nasty Girl avec sa pochette vraiment « nasty » où l’on découvre miss Davis dans tenue digne d’une hôtesse de lupanar, allongée les cuisses écartées dans une pose faisant penser à une figure de mapouka, cette danse ivoirienne hyper sexuelle. C’est là moins l’image d’une « bitch » que d’une chienne en chaleur et cette représentation de la sexualité débridée d’une femme noire ne passe pas vraiment. L’album sera de fait jugé vulgaire par l’ensemble de la critique alors qu’il constitue le premier manifeste funk féministe. Les basses sont « slapées », la voix est rocailleuse, toute velléité mélodique écartée. Betty est à tous égards bien trop en avance sur son temps. Pourtant c’est d’elle que découle le Sex O Matic de Macy Gray, le Get Your Freak de Missy Elliott, le If That’s Your Boyfriend (He Wasn’t Tonight) de MeShell N’Degeocello, le Partition de Beyonce et tant d’autres chansons mêlant émancipation et libertinage. C’est elle la mère spirituelle de l’afro futuriste Janelle Monae. « Son intelligence, son corps, son âme, tout lui sert d’instrument » disait à son propos Larry Graham, bassiste de Sly & The Family Stone. Et Saul Williams de conclure « Comme une Mick Jagger qui aurait volé sa gestuelle à Tina Turner, Betty est une part de nous même qu’on ne peut escamoter Elle est le secret incandescent de la féminité et de la sensualité noire ».
Diffusion de Betty Davis, la Reine du Funk de Phil Cox sur Arte, le 9 mars à 22 h 55. Rediffusion le 31 mars à 5 h 20.
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