On avait appris à aimer Beth Orton quand elle se cherchait, sur son insouciant premier album, entre un folk déluré et une dance-music acoustique. Ecoutant sa raison, elle sort aujourd’hui Central reservation, plus orthodoxe, que l’on achètera pour le Noël des grandes soeurs.
Longtemps, le folk fut la musique des grandes soeurs. Jupes longues et look shampooing Timotéi, elles écoutaient au mieux Joni Mitchell, au pire Emmylou Harris. Elles existent encore : l’une d’entre elles, Phoebe, probable cousine de Beth Orton, chante régulièrement son comique Smelly cat dans la série Friends. On écouta du punk-rock pour emmerder ses grandes soeurs, histoire de leur hérisser les tresses sur la tête, d’affoler leurs bonnes manières, de mépriser la joliesse lisse d’un folk qui, comme l’écrivit alors un lecteur de Rock & Folk que l’on a longtemps rêvé d’embrasser, chantait un peu trop souvent « Ma grand-mère a une cuillère en bois ».
C’est pour emmerder ses grands frères, plongés dans une boulimie de singles punks dans une maison trop petite pour échapper aux décibels de ces bruyants et brouillons brûlots, que Beth Orton se mit à écouter du folk. A 12 ans. Puisqu’elle a décidé, très jeune, de ne rien faire comme les autres, elle décidera de continuer de nager à contre-courant, d’être le négatif des autres, voire le négatif d’elle-même, par goût de la réaction, y compris dans la cour de récréation. « C’est à cause d’une institutrice que je suis comme ça. Gamine, j’étais grande gueule, garçon manqué. Mais cette femme m’a dit un jour, devant les autres, que je la ramenais trop. Je me suis alors juré de ne plus parler. Ça m’a demandé beaucoup d’entraînement pour apprendre le calme et le retrait, mais c’est une attitude que j’ai conservée depuis. »
Pas étonnant, dans ces conditions, que Beth Orton ait décidé, à 10 ans, qu’il n’y aurait qu’une seule profession capable d’accueillir son goût des masques, sa ribambelle de personnages savamment dessinés dans la solitude de la campagne anglaise. Après avoir envisagé une carrière d’infirmière (« Mon frère était très malade et devait rester à la maison. Tous les soirs, je mettais ma blouse blanche et je le dorlotais »), elle fixe ses ambitions sur une carrière exclusive d’actrice. Mais pas lors d’une de ces crises réglementaires d’adolescence : responsabilisée par la maladie de son frère et ne fréquentant que des adultes les amies de sa mère, pour qui elle tient le rôle de confidente, voire de psychiatre, ou le milieu théâtral de Norfolk , Beth Orton manquera totalement l’étape teenager, passant directement de 10 à 20 ans, n’ayant décemment rien à voir avec les enfants de son âge. Il faut dire qu’avec sa longue carcasse biscornue, son goût saugrenu pour l’habillement et une manière permanente de rêver debout, de parler seule et de plonger en apnée dans des rêves inquiétants, Beth Orton est vite devenue malgré elle une célébrité de Norfolk, montrée du doigt : il est alors temps de se sauver à Londres, pour se glisser dans un anonymat salvateur.
Partie faire l’actrice à la capitale, Beth Orton y fait des rencontres décisives : un autre rescapé de cet enfer provincial, William Orbit, recrute sa voix d’actrice pour réciter un texte sur un disque de The Orb et la séquestre pendant deux ans dans un studio. Beth a 20 ans et n’a pas touché une guitare depuis une chorale enfantine. Mais elle décide de s’y remettre, pour tuer les heures creuses, comme d’autres font du tricot, quand sa voix n’est pas réquisitionnée au micro. Et puisque s’esquissent alors quelques musiques, Beth plonge dans les volumineux carnets de bord qu’elle entasse depuis l’enfance pour y piocher les mots. Ainsi naissent les chansons de Trailer park, premier album d’une novice absolue, entrée en musique par la porte de service, ce jour où William Orbit la surprit un jour à fredonner ses propres chansonnettes en studio. « Moi, je n’avais jamais envisagé d’être sur le devant de la scène. Chanter, c’était comme jouer au théâtre : j’étais au service d’un metteur en scène, un simple instrument à sa disposition. J’étais heureuse ainsi, sans devoir puiser au fond de mon âme de quoi nourrir la musique. J’aimerais retrouver cette insouciance, cette légèreté. Ne plus avoir besoin de chansons pour m’exprimer, pour m’adresser aux gens. Me contenter de juste chanter au lieu d’alimenter mes chansons avec mes dysfonctionnements. »
Le folk mélancolique de Beth Orton aurait alors pu rester confiné au poussiéreux circuit du genre, ressassé devant les mêmes bérets de laine soir après soir, de centre culturel Ferrat en MJC Prévert… Mais l’étrange curriculum vitæ de Beth Orton (qui enregistre alors aussi bien avec le noble et ancien Terry Callier qu’avec les Chemical Brothers, Andy Weatherall ou Red Snapper, sans en perdre une miette) aidera à sortir ses humbles chansons du musée folk. « Le folk n’est qu’un des matériaux que j’utilise et je ne suis pas une puritaine du genre. Mais ça me rendait triste qu’il soit si ringardisé, que l’on passe à côté de Nick Drake ou Joni Mitchell… Alors j’ai tout fait pour le moderniser un peu. »
Etonnant coup du sort, son folk déréglé et hors temps viendra, en Angleterre au moins, se mesurer aux Alanis Morissette et Sheryl Crow dans les charts, laissant Beth Orton aussi incrédule que passablement dérangée par cette intrusion du succès dans sa vie. « Toute ma vie, je l’ai passée à observer les autres, à prendre des notes pour mes carnets de bord en étant transparente. Et là, pour la première fois, c’est moi qui me suis retrouvée observée. »
La grosse différence entre Trailer park et le nouveau Central reservation, c’est que Beth Orton a décidé d’oublier le serment de silence et de retrait scellé il y a vingt ans dans une école primaire de Norfolk. Au lieu de se laisser gentiment imposer musiciens, arrangements et idées, elle a repris sa musique en main, a descellé les lèvres, a fait le ménage : un produc-teur a ainsi été viré à mi-chemin, des musiciens de tous horizons ont été conviés. On retrouve ainsi le dangereux Dave Roback, sorcier du son et des guitares Mazzy Star, dans l’ombre de quelques chansons « Je le voulais absolument et j’ai ignoré tous ceux qui ont tenté de m’en dissuader » mais aussi Ben Watt, Ben Harper, Terry Callier, Dr Robert ou Dr John.
Des invités presque tous rencontrés au cours de deux années de tournée non-stop pendant lesquelles Beth Orton servira les hors-d’oeuvre de par le monde, d’Emmylou Harris à John Cale, d’Everything But The Girl à Sheryl Crow. « J’ai commencé à enregistrer en étant invitée chez les autres, à moi de recevoir. Et il fallait que je me sente chez moi pour être hospitalière. Cette fois-ci, je n’ai donc écouté que mon instinct, mon égoïsme j’ai même été surprise de pouvoir ainsi jouer contre ma propre nature, d’être capable de m’affirmer, d’imposer mes idées dans une engueulade. Mais là, j’ai entendu des sonnettes d’alarme dans ma tête, certaines chansons auraient pu m’échapper. Ainsi, j’avais enregistré la maquette de Feel to believe dans un abri de jardin et je n’ai jamais réussi à retrouver cette magie avec le groupe. J’ai donc conservé la version initiale. »
Si sur Trailer park Beth Orton se cherchait, aussi bien dans les clubs que dans la campagne anglaise, aussi bien aux côtés de Primal Scream qu’en compagnie de Nick Drake, Central reservation pose les valises. Malgré une ribambelle de producteurs de toutes confessions, son unité sidère et déçoit un peu, tant on aimait les manières virevoltantes et approximatives de Trailer park. Une unité folk gagnée au forceps, dans un enregistrement où les pressions ont fini par avoir raison de la santé chancelante de la chanteuse elle souffre de la rare et terrible maladie de Crohn, infection des intestins qui la conduit régulièrement à l’hôpital, avec, à l’esprit, le spectre de ses parents, tous les deux emportés jeunes par les maladies. « Je ressentais une pression terrible en faisant ce disque. Ça a fini par me bousiller aussi bien mentalement que physiquement. Tout ce que j’ai réussi à protéger des pressions, c’est l’écriture et encore : j’ai parfois passé des jours sans être capable d’écrire. Ça a été une longue bagarre, surtout contre moi-même, car j’avais placé la barre plus haut que sur Trailer park. Pourtant, ma seule trouille était de me réveiller pour entendre une grosse voix me dire « Allez, ça suffit, passez votre chemin », qu’on se rende compte que je suis une usurpatrice… C’est exactement ce que j’ai ressenti en empochant mon Mercury Prize. L’impression de jouer un rôle, que ce n’est pas moi que l’on décorait, que je devrais rendre la robe et le trophée à la fin de la soirée. »
La Beth Orton qui parle ici, c’est celle autrefois rappelée à l’ordre et à la raison par son institutrice. Mais en discutant avec elle, on a croisé plusieurs Beth Orton, l’une grave et mélancolique, l’autre insouciante, une autre fermement sûre d’elle, une quatrième obsédée par John Martyn, une cinquième ne jurant que par Air… Dommage que sur le mélancolique Central reservation ce soit si souvent la même la plus centriste qui ait régulièrement pris la parole. « Je suis une pelote de contradictions sur jambes… Il y a au moins six personnes qui se battent en moi. Toutes ces voix cherchent à attirer mon attention. Alors je m’efforce de les faire asseoir tranquillement autour d’une table de réunion et nous avons ensemble un conseil d’administration de mon cerveau. Chacun peut s’exprimer, mais je n’arrive jamais à donner la priorité à l’un ou l’autre. A vrai dire, je suis étonnée moi-même de jouer cette musique aujourd’hui. Je ne comprends pas que moi, la grande gueule, je joue des chansons aussi calmes. C’est un aspect de ma personnalité qui ne s’exprime que par la musique. Ça prouve que l’on peut hurler calmement. »
Beth Orton Central reservation (Heavenly/BMG).
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