Piano repeint, peluche soclée, Alfa Roméo crashée, pylône coupé : à Genève, le touche-à-tout Bertrand Lavier revisite Van Gogh ou donne un coup de jeune à Mickey.
Mettez-vous bien, là, dans l’axe. » Un peu directif, un gardien au fort accent germanique a repéré l’endroit idéal d’où contempler le Pylône de Bertrand Lavier. Une imposante structure métallique au découpage aéré qui traverse littéralement le couloir de cet étage du musée d’Art contemporain de Genève (Mamco), sans pied ni tête, comme s’il avait poussé à l’intérieur même du bâtiment. Effet saisissant : c’est la longue pièce vide qui sert elle-même de cadre à l’objet, comme l’on regarde au travers du viseur d’un appareil photo. Le surveillant volubile l’a bien compris, et il ne cesse de le répéter au visiteur, encore grisé par sa découverte et sans doute fort réjoui d’y trouver du même coup une nouvelle utilité : le devoir de commentaire.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans un entretien du catalogue, Bertrand Lavier précise : « Je fais des expositions, je ne suis pas un producteur d’ uvres, je n’ai pas d’atelier. Les uvres naissent à propos d’une exposition. Selon moi, une bonne exposition met en scène un propos, une certaine recherche sur un plan précis ou non, tandis qu’une mauvaise est un simple alignement sur un mur ou dans l’espace, la dernière série de marines. »
Faiseur d’expositions, Bertrand Lavier se méfie donc avec humour de la manie catégorielle. A 52 ans, il cultive avec constance son art des bons mots et du trait d’esprit, quitte à transformer un rendez-vous mondain en grinçant événement. Comme lors du très sélect dîner d’inauguration de la Fiac (Foire internationale d’art contemporain) l’année dernière, pour laquelle il conçut un menu : la réplique des mets qui auraient dû être servis lors du dernier vol du Concorde, avant le crash. C’est que ce gentleman farmer bourguignon est un amateur de bonne chère, un élégant qui pratique le cool à l’ancienne, fume le cigare et rêve de James Bond en Alfa Roméo. Initie l’année dernière avec Christian Boltanski (au musée d’Art moderne de la Ville de Paris) un passionnant projet d’exposition s’interrogeant sur la mémoire muséale. Se moque de la transformation des grands noms d’artistes en logos publicitaires en photographiant la Citroën Picasso pour une carte de vœux muséale. Côtoie la jeune garde artistique et fait le beau en chemise fuchsia et chaussures trop blanches : un brillant séducteur et un acerbe critique.
Artiste décalé et réactif à son contexte d’intervention, il propose au Mamco une vraie fausse rétrospective permettant un retour sur ses uvres, organisées par exposition. Un parcours d’étapes : la galerie Eric Fabre en 1981, New York en 1988, la galerie Denise Renée… une géographie historique et intellectuelle bien plus qu’affective qui permet aussi de ramasser le temps (plus de vingt-cinq ans d’activité) en quelques salles. Belle idée qui court-circuite la tentation de l’embaumement muséal : il ne s’agit pas ici de reproduire les expositions telles qu’il les conçut de 1975 à aujourd’hui, mais bien de les revisiter, de les aborder avec un regard rétroactif. Eviter la mise à plat et relancer le processus, secouer le visiteur en le privant d’une monographie monocorde, et affirmer le musée comme lieu d’action. Disséminée dans le Mamco, au beau milieu de ses expositions permanentes et de ses autres expositions temporaires, l’expo Lavier disparaît en tant que telle.
Au fil des salles, on y retrouve les grands classiques de Lavier, à commencer par ce Beko/Fichet-Bauche, un réfrigérateur sur coffre-fort (1985), objet-sculpture, sculpture-objet, qui interroge tout à la fois l’ uvre d’art, la fonction du musée, le rôle du public et reste l’une des plus hilarantes propositions de ces dernières années. Nouvel extrait du catalogue : « Dans toute cette série d’ uvres a/b, inaugurée en 1984 avec Brandt/Haffner (un réfrigérateur posé sur un coffre-fort), le repérage de choses existantes introduisait à une sorte de typologie sculpturale. Ainsi on peut dire que Ikea/Zanussi (une armoire sur un congélateur) appartient nettement au domaine de la stèle. Avec le dérouleur de papier kraft et le meuble à dessins, à la relation principale sculpture-socle, j’ajoute au niveau linguistique un degré de sens supplémentaire : c’était d’ailleurs déjà le cas avec Tudor/Triangle où une batterie automobile coiffait une enceinte acoustique diffusant un solo de batterie. »
Un peu plus loin, ce sont les objets-soclés : un skate, une peluche, une scie à métaux, une serrure, une porte de frigo… autant d’éléments détournés de leur fonction initiale, non sans ambiguïté, à la fois placés sur un piédestal et mis au pilori. Et près d’une fenêtre, la Giulietta, Alfa Roméo crashée, pare-brise tordu, vitres brisées, pneu avant crevé, cette fois sans son socle. Morbide condensé de fantasme, de vitesse et d’ivresse.
En 1981, Lavier marquait un grand coup avec l’exposition Cinq pièces faciles. Un ensemble d’objets (un piano, un frigo, des tiroirs, des casiers) repeints à grands coups de pinceau (« la touche Van Gogh ») mais en maintenant leur couleur originale. Que faire de la peinture d’aujourd’hui, interrogeait-il alors ? Quel regard poser sur l’art ? A Genève, il a remis au goût du jour le type de meubles utilisés pour l’installation (le frigo est devenu jaune, les tiroirs bleus…). « Il y a un effet de langage lorsque je recouvre une sculpture et son socle de peinture et que j’appelle cela « peinture moderne » (…). Dans le cas précis d’une armoire métallique repeinte, je dirais que la frontière (entre l’art et le non-art) se situe dans l’épaisseur de la peinture. Au fond, la pâte et la touche de Van Gogh sont des clichés de peinture moderne que je m’approprie pour conserver le plus grand anonymat possible. »
Dernière salle du Mamco. Au mur, d’étranges tableaux abstraits, tout en courbes et très colorés : les Walt Disney Productions, agrandissements par Lavier de tableaux griffonnés par l’Américain pour une aventure de Mickey au musée d’Art moderne. Sur un socle, une sculpture jaune affiche les rondeurs qui font fureur en design aujourd’hui. De la caricature. Et pourtant… l’effet n’est ni grossier ni pompier. Loin d’être désagréable. « Je me suis aperçu (…) que c’étaient de bons tableaux ! C’est ce qui est formidable ! Ces tableaux qui sortent d’une espèce d’imaginaire moyen remplissent tout à fait leur rôle dans la réalité… » Trouble au musée.
*
Bertrand Lavier expositions 1976-2001, jusqu’à fin septembre à Genève, Mamco, 1, rue des Vieux-Grenadiers. Tél. 00.41.22.32.61.22.
Publication d’une anthologie d’entretiens, conversations, aux éditions du musée.
{"type":"Banniere-Basse"}