Figure culte du folk-rock anglais, Bert Jansch n’a jamais connu le sort envié des mythes morts jeunes. Pourtant, cet artisan de la chanson a bâti quelques-unes des plus belles cathédrales du folk, longtemps restées dans l’ombre de son négatif célèbre, Nick Drake.
« Quelques remarquables artistes issus de la scène folk anglaise du milieu des années 60 continuent d’exercer une fascination sur les jeunes générations. On vénère aujourd’hui encore, à juste titre, des songwriters tels que Nick Drake ou Martin Carthy. On connaît moins Bert Jansch, qui était pourtant l’un des phares de son époque et dont l’influence reste vivace près de quarante ans plus tard. J’ai pourtant l’impression qu’il demeure sous-estimé et j’espère qu’à sa modeste manière, ce texte contribuera à réparer cette injustice. »
Phil Selway
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Sur la plupart de ses photos sixties, Bert Jansch a l’air hagard, fatigué, comme s’il sortait d’une longue nuit sans sommeil. Grand échalas tout maigre, les cheveux hirsutes, le regard un peu tombant, Jansch fait partie de ces artistes au pedigree obscur, auteurs d’un nombre incalculable de disques, que leur folle prolixité condamne à un relatif anonymat. En ce sens, Jansch est sans doute le parfait négatif d’un de ses contemporains célèbres, Nick Drake.
Là où Drake était un jeune homme aux allures sobres et timides, Jansch est un type sombre, un maître ouvrier, tailleur acharné de chansons et de mélodies surgies du fond d’une mine opaque. La légende, bien sûr, n’en a retenu qu’un seul : Drake, trois albums sous le coude, est devenu mythique en disparaissant, tandis que Jansch, lui, a continué à vivre et à enregistrer, nourri par les lumières tamisées de son semi-anonymat.
Le bonhomme, pourtant, était bien parti pour se forger une légende d’airain. Après avoir quitté son Ecosse natale et vagabondé dans tout le pays, il s’installe à Londres au début des années 60. Là, il intègre le peloton avant-gardiste du revival folk anglais. Démuni, il enregistre en 1965 son premier album dans sa cuisine, à l’aide d’une guitare et d’un magnétophone de fortune : les martyrs du lo-fi, Smog en tête, ne feront jamais autant avec si peu.
Allant contre la pratique alors répandue de reprise d’airs folkloriques traditionnels, Jansch gâte ses premiers albums de compositions personnelles : attitude iconoclaste adoptée, de l’autre côté de l’Atlantique, par Bob Dylan. A l’époque, Jansch évolue sous l’aile d’une des personnalités les plus énigmatiques du folk britannique, la chanteuse Anne Briggs. Grande brune, belle et sombre, va-nu-pieds au caractère de cochon, Briggs est une égérie aujourd’hui méconnue, qui a trouvé à Jansch son premier contrat, avec le label folk Transatlantic. Les disques de Briggs, rares et visibles dans les musées, étalent un talent admirablement dépouillé et hanté, aux accents proches d’un Nick Drake éthéré. Jansch, lui, est un chanteur qui gouaille et renâcle, rabâche ses mots et émiette ses cordes vocales : ses phrases sont hachées, agitées, pleines d’embûches et de relief. Son chant oscille sans cesse entre les traits de gorge précieux d’un troubadour antique et une diction abrasive, plus proche d’un chanteur de rock’n’roll, roulé dans la sueur. De lui, pourtant, on ne retient pas que le chant. On s’attarde aussi, surtout, sur le talent de guitariste, célébré comme une influence décisive par Neil Young ou Jimmy Page. Un talent mis quelques années durant au service de Pentangle, une des formations folk-rock anglaises les plus populaires de la fin des années 60, à la prestance légèrement lyrique.
Parallèlement à son travail au sein de ce groupe, Jansch enregistre en 1972 un album somptueux mais peu connu, Moonshine. Ce disque, douzième album d’une longue discographie, mêle compositions originales et reprises dans une luxuriance précise, jamais débordante ou extravagante : pas un solo qui déborde, pas une vocalise ou une note de violon de trop. Tout est impeccable de clarté et porté par la voix de Jansch, rugueuse, sale, habitée de mille démons, narrant mésaventures amoureuses et mélancolie vagabonde.
Moonshine fait une synthèse de toutes les tendances et tentations développées autour du folk anglais depuis le début des années 60 : les orchestrations oniriques et médiévales des disques existentialistes de la chanteuse et ethnologue Shirley Collins, l’ascèse quasi janséniste d’Anne Briggs et la musique fusionnelle de Fairport Convention, qui tentait de rapprocher l’Amérique des Byrds de l’Albion de Nick Drake. La pochette jaunie du disque exhibe une gravure de poivrots dans un pub et un dessin de prisonnier, aux traits hybrides, confondant le visage de Jansch et celui d’Oscar Wilde, comme pour signifier toutes les facettes de l’Angleterre, aussi prête à s’encanailler qu’à embastiller.
Sorti en 1973, Moonshine est vite passé aux oubliettes, son auteur déclarant même, en 1975, que c’est « un album sans réalité : je pense que personne n’est au courant de son existence ». La richesse spectrale de Moonshine fait écho à celle d’un autre disque, sorti la même année, dû à un autre arpenteur folk, John Martyn, dont le Solid air crépusculaire clôt en larmes l’odyssée du folk-rock britannique puisqu’il est une ode meurtrie à la mémoire de Nick Drake. « Tu as vécu ta vie en marchant sur de l’air solide », chantait John Martyn. Bert Jansch, lui, a vécu sa carrière en vagabond aérien, en clochard céleste.
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Moonshine (Reprise/WEA, en import).
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