Issê Timossé, chorégraphie de Bernardo Montet, texte et récitant Pierre Guyotat. D’origine guyano-vietnamienne, Bernardo Montet déplace encore et toujours les frontières de la chorégraphie. Sa rencontre avec le grand écrivain Pierre Guyotat montre qu’on peut danser l’innommable.
Les vraies rencontres se défient du temps. Elles ont pour elles l’étendue de la mémoire et du devenir des choses. Autrement dit, une durée inaliénable. C’est en tout cas ce qu’on se dit lorsqu’on écoute Bernardo Montet parler de sa découverte de l’écrivain Pierre Guyotat, avec qui il présente aujourd’hui sa dernière création Issê Timossé. « J’avais assisté il y a plus de dix ans à l’une de ses lectures, Eden éden. Ensuite, lui a vu mon solo Pain de singe et m’a proposé de jouer dans l’une de ses pièces, Bivouac. Mais à l’époque, après avoir lu le texte, je ne me suis pas senti mûr pour travailler avec cet homme qui avait écrit Tombeaux pour 500 000 soldats et qui, après avoir vécu la guerre d’Algérie, y a été emprisonné. On ne laissait pas en liberté quelqu’un qui disait aux Algériens ce que deviendrait leur pays après l’Indépendance. »
En langue libo, celle du Nigérian Massidi Addiatou, l’un des danseurs africains du spectacle, Issê Timossé signifie l’engagement du corps dans un acte lors d’une expérience totale de l’être. Cela peut être une circoncision, une maladie grave… Pour nous, il est tentant d’y voir une métaphore de l’esprit qui anime la danse contemporaine. Lors d’une précédente rencontre avec le danseur-chorégraphe, celui-ci rappelait que si la chute était une faute pour la danse classique, elle devenait une force en danse contemporaine. Il n’est pas anodin d’entendre cela dans la bouche de quelqu’un qui considère que la danse a été pour lui comme une seconde naissance, l’occasion d’un salut. Celle, aussi, d’un travail de mémoire qui a pris d’abord la forme de solos, présentés en marge de sa participation aux créations de Catherine Diverrès, avec qui il dirige le studio DM et le Centre chorégraphique national de Rennes.
Dans son dernier solo, Au crépuscule, ni pluie ni vent, Bernardo Montet avait choisi l’écrivain Marina Tsvetaeva pour désensorceler ses obsessions : l’histoire de sa mère, vietnamienne, qui a connu les camps de concentration japonais et le lui a caché pendant vingt ans, et l’injonction précise de son père, guyanais : « N’oublie jamais que tu es petit-fils de Nègre, descendant d’esclave.« On avait pu mesurer à quel point la danse constitue le relais privilégié du travail de mémoire de cet homme qui considère que « le danseur agit comme un filtre, qu’il est son propre dépôt ». Là encore, il nous avait parlé de Pierre Guyotat : « Ce solo parle du moment où les souvenirs s’effacent et laissent place à la mémoire comme forme de résistance. Marina Tsvetaeva dit « Chose nommée, morte à jamais », c’est toute l’ambiguïté de la parole. Cela me rappelle une discussion avec Pierre Guyotat qui me disait « Des noms comme Auschwitz ou Dachau doivent aujourd’hui être sacrés. » On peut rattacher ça à une autre phrase de Tsvetaeva qui avertit le lecteur : « Ne m’en voulez pas, ce ne sont pas les mots qui sont sans mesure, ce sont les sentiments qui nient la mesure. »
Cette nécessaire traversée solitaire, douloureuse et féconde, a servi de fondation au travail de chorégraphe de Bernardo Montet, désormais parallèle à celui de Catherine Diverrès. Elle lui a permis aussi d’ouvrir à d’autres un champ de recherches au sein duquel espaces privés et publics entretiennent des rapports de reconnaissance réciproque qui évitent de tomber dans la figure de style ou l’autocitation, avec toute la complaisance que cela suppose. Dans Issê Timossé, la figure de l’asservissement est centrale et c’est même pour cette raison-là que, au moment même où il imaginait de travailler avec ces danseurs de Côte-d’Ivoire qu’il venait de rencontrer, Bernardo Montet a fait appel à Pierre Guyotat, lui proposant d’écrire et d’être acteur-récitant de son texte. « Le ou la putain, qui apparaît indifféremment de manière générique dans l’écriture de Pierre, est pour moi l’emblème de l’asservissement. C’est une figure liée à la marginalité. Je trouve que dans l’écriture de Pierre, cet asservissement est mis en mots de telle sorte que le sens et le son deviennent une seule et même chose. Cette musicalité de la langue et de l’écriture me semble en adéquation avec ma propre conception de la danse. Il ne faut pas oublier que la langue structure l’être. Comment entendre le mot « liberté » sans voir la statue ? Pierre dira « leberté » ou « laberté ». En destructurant la langue, tout ce qui est collé au sens premier du mot et le galvaude disparaît. Dans le texte qu’il récite au cours du spectacle et qu’il a écrit avant que je ne commence les répétitions avec les danseurs, Pierre parle de la guerre d’Algérie d’aujourd’hui. Il parle de ces enfants que l’on a obligés à manger, sur un Coran, les seins de leur mère que l’on venait de tuer sous leurs yeux. » Comment dire cela, comment faire front à la monstruosité des images qui s’agrippent aux mots ? Et à quels corps demander de balancer cette écriture ?
« Aux corps d’ébène, répond sans hésiter le chorégraphe. Les plus justes pour cette qualité de dureté, de poids, d’ancrage dans la terre. J’ai choisi le cru plutôt que l’ellipse. La chair, c’est la chair, la viande, c’est la viande. Les danseurs ne sont pas là pour me servir mais pour défendre une identité et pour qu’on la retrouve dans le spectacle. Une pièce, c’est un travail d’équipe, une alchimie. »
Et le public dans tout ça ? Eh bien, justement, Bernardo Montet entend bien toucher le grand public avec l’écriture de Pierre Guyotat : « C’est une question de salubrité publique, énonce-t-il tranquillement. Il nettoie les méninges et met au propre pas mal de vérités.« Il y en aura toujours pour douter que la danse, ou n’importe quelle forme de représentation, puisse et doive remplir cette fonction. A ceux-là, on aimerait redire cette phrase d’Heiner Müller : « Car, évidemment, l’art est d’abord une autodéfense contre une réalité dont on ne vient pas à bout.« Où il est donc question de résistance, bien plus que de divertissement. Non ?
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