En moins de deux ans, le kid de Libreville, établi aujourd’hui en France, a bousculé les certitudes du rap hexagonal avec trois mini-albums sous influence new-yorkaise 90s. Rencontre.
L’agence PRRP a plutôt l’habitude de travailler avec des sportifs, le genre qui se retrouve sur un ring pour en découdre. Mais pour Benjamin Epps, elle a fait une exception. Peut-être parce que si le kid de Libreville (Gabon), 26 ans au compteur, n’a pas recours aux crochets du droit, il boxe avec les mots. Et dans la catégorie poids lourds, si l’on considère la pagaille que le rappeur a mis dans le hip-hop hexagonal en l’espace d’à peine deux ans.
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Mi-janvier, c’est donc dans les locaux de cette boîte spécialisée dans les relations presse située à Balkany City (92) que l’on retrouve Benjamin, un mec bien sous tous rapports, attentif, curieux, conscient d’avoir réveillé quelque chose dans ce racket multimillionnaire qu’est le rap français, un business perfusé à la drill et à la trap. À ces rythmes électroniques glacials, il oppose un retour aux sources, citant tour à tour Notorious B.I.G., Big L, Mobb Deep et tous ceux qui ont fait l’âge d’or du genre dans les flamboyantes et crackées jusqu’à la moelle années 1990 new-yorkaises. Producteur et MC, il est à la fois son Marley Marl et son Rakim, et s’inscrit dans une double filiation : celle des pionniers d’abord, représentés aujourd’hui par les Westside Gunn, Benny the Butcher, The Alchemist et consorts, et celle de ses grands frères (dont le rappeur Cam, l’un des premiers à rapper au Gabon), passeurs essentiels.
Benjamin Epps publiait en janvier Vous êtes pas contents ? Triplé ! (2022) – une référence à la fameuse phrase du footballeur Kylian Mbappé –, un troisième mini-album faisant suite à Fantôme avec chauffeur (2021) et Le futur (2020). Un triptyque sorti sur son propre label (Mocabe Nation), qui l’a d’emblée démarqué de la nouvelle vague de rappeurs (La Fève, Zinée, Khali) et préparé le terrain à l’arrivée prochaine d’un album. Rencontre avec un jeune homme moderne, avec un masterplan dans la tête.
Comment vont les choses, Benjamin ?
Benjamin Epps – Ça va très bien, il y a plein de choses qui s’enchaînent pour moi, le projet est sorti le 28 janvier dernier. Je me sens bien. Tout va bien.
Tout est allé très vite pour toi. Entre Le Futur (2020), ton premier EP, et Vous êtes pas contents ? Triplé ! (2022), le troisième, deux ans seulement se sont écoulés. Tu arrives à garder la tête froide ?
Tout est très positif. Les gens reconnaissent quelque chose dans ma musique. Mais rien ne s’est fait d’un coup de baguette magique. Moi, ça fait quinze ans que je rappe. Toutes ces années pendant lesquelles j’ai travaillé mon écriture et fait mon truc, toutes ces années à absorber toutes ces influences… Est-ce que, finalement, tout n’a pas commencé par là ? Je me pose ce genre de questions. Les gens voient le résultat. Mais ils ne voient pas le travail en amont. Derrière ces deux dernières années, il y a surtout une quinzaine d’années de combat, d’apprentissage, d’échecs. On me rend peut-être justice aujourd’hui.
Tu te souviens du moment où le rap est devenu incontournable pour toi ?
J’ai le sentiment d’avoir toujours rappé. Je ne me rappelle pas le moment précis où la musique a commencé à me passionner. Mais une chose est sûre, c’est par la pop que je suis rentré dans le rap. Quand tu vois Michael Jackson à la télé, la musique prend tout de suite une autre dimension. Michael, c’est de l’ordre de l’inaccessible. Tu ne peux pas chanter comme lui, tu ne peux pas danser comme lui, tu ne peux pas faire de clip comme lui. À l’époque, personne d’autre que lui ne pouvait faire ça. Ça rend humble. Je ne me souviens pas d’un moment fondateur, mais ce que je peux te dire, c’est que le rap est rentré définitivement dans ma tête quand j’ai appris à reconnaître les visages des rappeurs. Ça devait être en 2004. Avant ça, je n’écoutais que des cassettes. Par exemple, je connaissais des morceaux de Rocca par cœur, mais je ne savais pas à quoi il ressemblait.
Comment as-tu fini par voir le visage des rappeurs que tu écoutais ?
En feuilletant des magazines. The Source, Vibe Magazine, Radikal. J’ai construit ma culture comme ça. Puis les clips de Missy Elliott, NTM, IAM. Mais avant l’image, il y a eu le son.
Ton histoire commence à Libreville, au Gabon. Quel genre de musique passait dans ton poste, outre le rap et Michael Jackson ?
C’est un pays dans lequel on parle français. Là-bas, on consomme beaucoup tout ce qui est francophone. Et notamment la musique française, la variété : Véronique Sanson, France Gall, Johnny Hallyday. On connaît tous ces gens.
Des artistes comme Serge Gainsbourg et Jacques Dutronc ont beaucoup été cités par la génération Secteur Ä, de Stomy Bugsy à Doc Gynéco. Ils ont aussi compté pour toi ?
Non, pas vraiment. Gainsbourg n’était pas forcément un personnage apprécié de tous. Je ne sais pas, au Gabon, il ne semble pas avoir marqué les esprits. Contrairement à un gars comme Johnny.
Ta musique est en lien direct avec le rap US des années 1990, le son de New York, Notorious B.I.G. que tu cites sans arrêt. C’est arrivé avant ou après le rap français ?
Je ne pourrais pas te dire exactement lequel, entre le rap US et le rap français, arrive en premier. La musique, elle arrive surtout via mon frère, qui rentre d’un séjour en France en 1996. Je ne suis qu’un enfant. Lui revient avec la panoplie complète. Je découvre tout cela en grandissant. Il allait et revenait souvent. À chaque fois, il rapportait des CD, des livres, des magazines, des VHS. Moi, en tant que Gabonais, je ne faisais pas la différence entre le rap français et le rap américain. J’écoutais les deux de la même façon.
On est en 2004. Tu commences à te forger une culture, tu as un frère rappeur. Comment tu te situes par rapport aux jeunes de ton âge ?
Quand j’arrive au collège, le rap n’est pas encore ce qu’il est maintenant. Aujourd’hui, il y a un rappeur dans chaque maison. Avant, c’était un truc d’initiés. Ceux qui ne connaissaient pas le rap ne rappaient pas. Au collège, j’avais ce truc qui n’était pas commun. J’étais fier d’arriver avec cette étiquette de petit frère de rappeur. Les regards sur moi étaient différents. C’est quelque chose qui m’a poussé à écrire, je voulais faire comme lui.
Tu étais du genre à pousser tes potes à faire de même ?
Je flambe un peu, mais j’ai surtout envie de partager. Je ne veux pas être le seul, je veux que les gens avec qui je traîne aient une connaissance de la chose. On faisait des freestyles à la récré par exemple, on se retrouvait tous dans une salle et on encourageait ceux qui ne savaient pas bien rapper. On a ouvert le champ des possibles à plein de gens. Aujourd’hui, on a la preuve que le rap appartient à tout le monde. Le rap, c’est la liberté. Mais je me dis que le rap doit aussi faire son autocritique. Le rap doit suivre les évolutions de la société. Sans censure, mais prendre le chemin du respect de tout le monde.
C’est quelque chose d’important pour toi, cette idée que le rap doit constamment faire son autocritique ?
C’est fondamental et c’est pour ça que je n’ai toujours pas sorti l’album. Pour l’instant, j’ai les cartes de visite, mais je n’ai pas le projet. J’ai envie de faire mes erreurs maintenant, les obscénités, la vulgarité. Dans 30 ou 40 ans, quand on parlera de mon album, j’ai envie que l’on puisse dire : voilà ce qu’il a apporté.
Cette éthique d’autocritique, à l’aune de ton parcours et de tes trois premiers EP, tu te l’imposes aussi à toi-même ?
Je me dis qu’il y a encore du boulot, oui. Des gens m’écrivent sur Instagram pour me demander ce que je veux dire quand je rappe telle ou telle chose. Ils trouvent ça trop complexe. Je pense que ça veut dire qu’il y a un travail à faire là-dessus. La place des femmes dans mes textes, les paroles dégradantes, c’est quelque chose sur laquelle il faut que je travaille aussi. On grandit en prenant de mauvaises habitudes, on se construit des représentations erronées, et ça finit parfois dans nos œuvres. Il faut que je puisse expier tout ça. Sans autocensure non plus. J’aimerais qu’une femme me fasse des retours sur ma musique, pour que je puisse faire le ménage. Une fille m’a interpellé après un concert, elle m’a dit qu’elle aimait ma musique, mais qu’elle n’aimait pas toujours les images que je véhicule. Je le sais et je travaille sur moi.
La part de la fiction est-elle importante pour toi ?
On reconnaît cela au cinéma, mais on le nie au hip-hop. J’étais un grand fan de G-Unit, le gun, la drogue, les blocs, mais j’ai jamais vendu un gramme. Ça ne m’a pas donné envie de porter une arme non plus. La fiction peut servir aussi de soupape. Ça veut pas dire que tu peux dire n’importe quoi. Pour en revenir aux femmes, quand j’écoute le dernier album de Jay-Z, 4:44 (2017), je sais où il en est dans sa vie, quels sont son rapport aux femmes, ses relations avec sa femme, ses enfants, sa mère. Mon dernier EP te dit qui je suis maintenant : un jeune homme en colère contre la société, qui doit encore travailler sur lui et contre ses a priori.
Tu sembles avoir une conscience aiguë des notions de transmission et de filiation : tu rends hommage au travail de passeur de tes frères, ta musique s’inscrit dans les pas des pionniers du genre et tu penses déjà à ce que tu vas laisser comme héritage. Tous les jeunes rappeurs ne sont pas forcément capables de placer Rakim, Kanye et Migos sur une frise historique.
Le rap, c’est autant pour Koba LaD que pour Rockin’ Squat. Selon moi, une fois que tu as un pied dedans, ton devoir, pour la culture, c’est de continuer à apprendre et à transmettre. On rigole sur Koba qui ne connaît pas Bob Marley, mais c’est pas grave et surtout il n’est jamais trop tard pour apprendre. À l’époque, un mec comme MC Solaar, il était respecté, on ne le voyait pas comme un gogol. Même par ceux qui ne connaissaient pas le rap. Parce qu’il y avait une dimension lyrique et en même temps quelque chose de très sérieux avec son personnage. Aujourd’hui, les mêmes gens qui n’écoutaient pas MC Solaar à l’époque et qui voyaient en cette musique un truc qui n’allait pas durer préfèrent Solaar à Koba. Ce qui nous permet d’aller dans la bonne direction, c’est de véhiculer quelque chose de positif. C’est ça, la culture.
Dans les années 1990, en France, la rap n’était pas seulement vu comme un épiphénomène, mais aussi comme un agent de corruption de la jeunesse, alors même que le concept de culture était au cœur de beaucoup de textes, comme quand le Ministère A.M.E.R. lâchait que “le savoir est une arme”.
Quand je ne lis pas, il m’arrive de m’en vouloir. On s’éduque tous les jours. Je considère que le rap m’a apporté beaucoup de choses. Plus de choses positives que négatives. Le temps que je passe à écrire des textes, c’est du temps en moins à faire des choses que je ne devrais peut-être pas faire. Le rap, la culture, c’est ce qui a sauvé plein de rappeurs. Que seraient devenus certains s’il n’y avait pas eu le hip-hop dans leur vie ?
Le rap, c’est un écosystème qu’il faut appréhender sous plusieurs angles. Il y a un aspect business, déjà. Un Koba, s’il lui prend l’envie de faire un morceau féministe engagé, sa maison de disques va peut-être lui dire de plutôt se concentrer sur des histoires de deal en bas de son bloc. Parce que c’est ce que les gens attendent de lui. Il y a ensuite une dimension musicale : est-ce que tu fais la musique que tu veux vraiment faire ? Et enfin une dimension sociale : qu’est-ce que la musique apporte ? Est-ce qu’elle contribue à faire avancer les choses ?
Ce sont les questions que tu te poses quand tu écris et composes ?
Exactement. J’ai monté mon label, c’est l’aspect business. Quand je rappe, je me demande si ça fait avancer le schmilblick. J’ai fait un morceau qui s’appelle Dieu bénisse les enfants, j’espère qu’il va permettre à ceux qui m’écoutent et me suivent de prendre conscience de certaines choses. Mais je ne m’érige pas non plus en moralisateur. C’est juste ma conception du truc. Ça ne veut pas dire que je ne dis que des choses gentilles, mais je garde toujours en tête l’idée de faire avancer le truc. C’est important d’être positif. C’est un peu cathartique pour moi. Quand les choses me touchent, faut que j’en parle.
Tu parles aussi d’écosystème – tu penses avoir bouleversé l’écosystème du rap ?
J’espère. Mais ce que je peux te dire, en toute humilité : moi, qui suis un mec qui écoute beaucoup de rap, je commence à entendre ce son dans les albums, même les plus mainstream. Il y a quelque chose, une étincelle.
Tu penses avoir réconcilier les publics ? Celui qui n’accroche pas avec le rap des années 2010, qui se sent largué et qui se passe Big L en boucle, et un public plus jeune, en quête de fraîcheur, qui se bute à l’auto-tune, à la DMV et autres ?
Il y a plein de gens aujourd’hui qui ont 30 ans et qui se sentent un peu largués par le rap qui passe à la télé et à la radio. Alors que je pense que les gars qui avaient 30 ans à l’époque où NTM a explosé captaient le truc. Certains font l’effort, ils écoutent, ils aiment certains trucs, d’autres un peu moins, mais la différence c’est que moi ,je vais avoir 26 ans. Je fais un son qui peut parler aux anciens et à ceux qui ont 18 ans. Il y a une dimension nostalgique, sans doute. Mon son ne mettra pas tout le monde d’accord, parce que c’est pas possible de mettre tout le monde d’accord. Mais j’apporte quelque chose de différent. Quand on parle de Jwles, par exemple : moi, je ne suis pas un fan du rap qui ne suit pas la cadence. Mais lui, je le kiffe, parce qu’il fait quelque chose de différent. Il prend du plaisir, il a de l’autodérision. Il a provoqué une étincelle. Ça change. Les gens commencent à comprendre que le rap, ce n’est pas que la drogue et la moula.
Tu aurais pu faire autre chose que de la musique ?
On est tous le résultat de quelque chose. Tu es là, aujourd’hui, parce que certains facteurs ont fait que tu es devenu journaliste. Moi, si mon père avait passé 24 h sur 24 à la maison, on aurait peut-être pas rappé. Il aurait sans doute cadenassé le truc et on aurait fait autre chose. Moi, par exemple, j’étais un grand amoureux du football. Mon père aussi. Peut-être que je l’aurais convaincu de me laisser aller en Europe pour faire du foot. L’histoire n’aurait pas été la même.
Tes disques sont bourrés de samples, ça veut dire que tu écoutes beaucoup de musique au quotidien ?
Bien sûr ! C’est la culture musicale. Quand tu grandis au Gabon, tu grandis avec la musique locale, sous influence de rumba congolaise. Donc une filiation avec la musique cubaine, argentine. Le spectre est large. Et puis nos parents, nés dans les années 1950 et 1960, étaient des fans de jazz, de soul, de rock. Quand ils absorbent tout cela, ils te le lèguent. Le sample me permet d’emmener ces influences avec moi et de les partager ; avec mon sens des lyrics, c’est un plaisir. En ce moment, j’écoute beaucoup João Gilberto. Plus tu écoutes de musique, plus tu vas te tourner vers tel ou tel sample qui va venir nourrir ta propre musique. C’est inévitable.
Il y a dans ta musique des références manifestes aux figures tutélaires du hip-hop, mais il y a aussi une volonté de parler de ce qu’il se passe aujourd’hui. Tu parles notamment de ISHA, tu as fait un morceau avec Dinos. Quels rapports entretiens-tu avec tes pairs ?
Je suis assez critique. Je suis un peu orthodoxe, j’ai parfois du mal à intégrer certaines choses. Mais je commence à comprendre que le rap peut se faire de différentes manières. Des artistes comme Niska, qui ne sont pas forcément dans ma ligne, je les apprécie beaucoup. Ils savent bien faire les choses. Dans un écosystème plus proche du mien, Dinos, ISHA, sont des artistes que je regarde et que j’apprécie beaucoup. Ils sont un miroir pour moi, me permettent de savoir où j’en suis. ISHA, il parle de sa vie, de sa mère, de la colonisation, de l’alcoolisme. Ce sont des choses qui me parlent. J’ai découvert Eddy de Pretto, un jeune homme qui rappe et qui chante très bien. À priori, aucune filiation entre nous, mais je kiffe. Après, la musique c’est subjectif. La seule personne qui peut mettre d’accord tout le monde, c’est Michael Jackson.
Tu as tourné avec The Alchimist, l’un de tes héros contemporains.
Pouvoir être avec mes idoles, ça a complètement changé ma perception de la vie et de la musique. J’étais dans la même pièce que The Alchemist, il me regardait, me parlait, roulait son joint, c’était magique. Je vis mon rêve. Certains fans de Johnny n’ont jamais rencontré Johnny. Jadakiss a fait l’intro d’un de mes morceaux, si tu m’avais dit ça il y a dix ans, je t’aurais dit : “Mais même pas en rêve !”
Aujourd’hui, que te manque-t-il pour sortir un premier album ?
Je suis un artiste en développement. Aujourd’hui, on prend un jeune mec dans la rue parce qu’il a du talent, on le signe et on lui fait faire un album. Ce n’est pas ça, aider un artiste. J’aime l’idée que quand je vais écouter mon album dans un studio, je vais me dire que j’ai fait du bon boulot. L’écouter comme si ce n’était pas moi qui l’avais fait. Je ne vais pas attendre trop longtemps. Mes trois EP, c’était une façon d’essayer des trucs. Je vais dans le bon sens. Je vois à quoi va ressembler cet album. Je suis prêt.
Propos recueillis par François Moreau.
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