Un parcours invraisemblable, une dégaine de clochard céleste, une musique aussi dépouillée que puissante, des concerts renversants : l’Anglais Benjamin Clementine magnétise. Portrait et interview.
Liège, mercredi 10 décembre. Cinéma Le Parc. Rangées de fauteuils en velours pourpre, rideau de scène assorti. Un escogriffe sort de la pénombre, se dirige vers un piano à queue auquel fait face un tabouret américain. Il avance pieds nus, vêtu d’un long manteau défraîchi comme en recyclent les Emmaüs, se fige devant l’instrument l’index enfoui dans une monumentale pompadour de cheveux crépus. Son embarras, perceptible, se communique à toute la salle. Hésitant, il fait craquer ses phalanges avant de se résoudre à poser ses longs doigts enrobés de sparadrap sur les touches du clavier. Deux notes, puis trois. Il hasarde une courte phrase avec l’incertitude d’un concertiste longtemps privé de gammes, la même qu’exprime Adrien Brody sommé de prouver ses aptitudes à l’officier allemand dans une scène-paroxysme du Pianiste de Polanski.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Peu à peu, la glace se fissure, un filet de musique émerge, se fraie une voie timide dans cette obscurité tendue d’expectative. Un chant intime sinue jusqu’à nous, s’évase, se dilate. Le martèlement des touches et le lyrisme vocal grandissant créent comme un brouillon, un tumulte d’où va naître… une chanson. Puis deux, trois, quatre, chacune cousue d’irrégularités rythmiques, chacune orpheline d’appoggiatures, d’ornements chromatiques. Mais toutes d’une force expressive qui va tenir en haleine l’assemblée liégeoise pendant deux heures et finir par lui inspirer une standing ovation plongeant l’escogriffe dans une gêne encore plus lisible.
Claque
Ceux qui ont vu Benjamin Clementine sur une scène utilisent souvent les mêmes mots. Parlent de choc. Disent avoir été “scotchés”, “renversés”, “médusés”. David Donatien, musicien qui accompagne depuis huit ans Yael Naim, résume : “Il ne joue pas très bien du piano. Les chansons ont l’air un peu bancales. Et pourtant, tu te prends une claque !” Le bruit court depuis trois ans. Depuis qu’un usager du métro parisien l’a découvert un soir alors qu’il empruntait la ligne 2.
“Je suis monté à la station Ménilmontant quand ce type est arrivé avec une guitare, » raconte Aysam Rahmania, lui-même musicien. « Je devais descendre à la station Barbès. Je suis allé jusqu’à Etoile et suis reparti en sens inverse pour l’écouter encore. J’étais soufflé. Les gens dans la rame étaient soufflés. Les gamins le filmaient avec leur portable. Les bourges qui rejoignaient les beaux quartiers lui filaient des billets de 50 euros.”
Aura
Son répertoire se compose de chansons originales, mais aussi de reprises de Dylan et de Nina Simone. Aysam demande le numéro de Benjamin, l’invite le lendemain à son petit studio d’enregistrement de la rue Muller. Entre-temps, il appelle un ami, Matthieu Gazier, qui à son tour l’invite à une soirée dont il est le DJ.
“La première fois que je l’ai vu chanter, au-delà du répertoire et du style, c’est son aura qui m’a impressionné, » se souvient Matthieu, aujourd’hui manager de Benjamin pour lequel il a monté le label Behind. « Il y avait dans son regard une force qui traduisait toute sa détermination. Beaucoup de jeunes musiciens cherchent un point d’accroche, ou de fuite, lorsqu’ils passent une audition. Lui me regardait droit dans les yeux. Son charisme, un mélange de retenue très british et une générosité hors norme, était immédiat.”
La chaîne des bonnes volontés ne s’arrête pas là. Lionel Bensemoun, propriétaire du club Le Baron, le programme plusieurs fois. En novembre 2012, il passe au café Carmen dans le IXe arrondissement. C’est là que Sylvain Taillet, directeur artistique de Barclay, le découvre à son tour.
“J’ai vu un grand mec avec sa coupe de cheveux incroyable se planter derrière un piano. Je n’ai pas souvenir d’avoir été témoin d’une chose aussi forte. Tout y était, le répertoire, la manière de l’amener, la voix, l’aura. Le lendemain, il était dans mon bureau avec Matthieu. J’étais prêt à le signer sans avoir écouté la moindre maquette.”
Un tourbillon comme il s’en forme rarement sous nos climats tempérés, pour ne pas dire apathiques, entraîne le chanteur de la ligne 2 du métro dans une incroyable et vertigineuse ascension. “Il est rapidement devenu une sorte de coqueluche un peu branchée que l’on invitait dans les festivals de cinéma ou lors des fashion weeks. C’est comme ça qu’il s’est produit à Cannes, à Cabourg, à Deauville”, souligne Aysam Rahmania.
Vagabond
En juin 2013, un ep où figure Cornerstone, chanson énigmatique autant que révélatrice, voit le jour. A l’automne, Benjamin débute à Londres, où il a grandi, à la St Pancras Old Church, puis fait sensation à l’émission Later de Jools Holland sur BBC 2. Autre invité du show, Paul McCartney vient le féliciter en coulisse. La semaine suivante, Benjamin est l’artiste le plus suivi sur Spotify. Et signe avec Virgin-EMI Le 19 mai 2014, six mois après un passage remarqué aux Transmusicales de Rennes, il remplit La Cigale à Paris. Il a 25 ans et un seul ep à son actif. Sur scène, il chante Cornerstone, ainsi qu’une quinzaine de chansons originales qui construisent soir après soir ce petit théâtre d’émotions puissantes et crues. S’acquittant aussi de quelques reprises fétiches, dont le Ain’t Got No, I Got Life de la comédie musicale Hair qu’interprétait Nina Simone sur scène.
Les paroles tenteraient presque de nous dissuader d’en savoir plus. Alors qu’en réalité, elles nous y incitent :“Je n’ai pas de foyer, je n’ai pas de chaussures, pas de pays, pas d’argent, pas de mère, pas d’éducation, juste moi-même...” Or s’il est bien vrai que Benjamin Sainte-Clementine répugne à se chausser, il ne peut nier qu’il ait un père, une mère, des frères, un pays et une éducation. Il a grandi dans une famille d’origine africaine (Ghana) à Edmonton, localité suburbienne du nord de Londres dont le taux de chômage figure parmi les plus élevés du Royaume-Uni. Une criminalité assez importante pour avoir inspiré à la population une marche blanche dans les rues de la ville en juin dernier. Ce qu’il en conserve reste ambigu. Dans Gone, qui clôture son premier album At Least for Now, il évoque le souvenir de l’Edmonton de son enfance sous l’emprise d’une nostalgie limite douloureuse. Il semble néanmoins que ses jeunes années en banlieue aient été marquées par l’isolement…
Kant rencontre Satie
Inscrit dans une école catholique, il y a fait des études correctes, profitant des moments de récréation pour pianoter sur l’orgue d’église. Signe d’une certaine insoumission, il sèche les cours qui le barbent pour rejoindre, non le pub voisin comme ses camarades, mais la bibliothèque où il découvre la philosophie de Kant et la poésie de William Blake. Côté musiques, ses goûts l’isolent encore plus. Il ne jure que par les pièces mélancoliques d’Erik Satie, en particulier les Gymnopédies, ce monde à part figé dans une tristesse rêvée, presque protectrice. Il voue aussi un culte à un obscur chanteur anglais, Jake Thackray, qui adapta des chansons de Georges Brassens dans les années 60.
Dans un environnement culturel dominé par cette identité virile rabâchée dans le rap, Benjamin fait tache. On le malmène. On le traite de “pédé”. A la maison, ce n’est guère mieux. Ses parents feront tout pour étouffer une sensibilité qui éloignait leur fils de leurs attentes. Lui se retranchera dans son monde intérieur dont le ciel est constellé de poèmes, d’élégies, d’arias. Puis il finira par quitter la maison. “Ses parents l’ont carrément foutu dehors”, corrige Aysam Rahmania. Réfugié quelques mois à Camden, où il travaille dans une boutique de fringues tout en terminant sa première année de droit, il débarque à Paris en septembre 2011. Sans argent ni contact, sans parler un mot de français.
Pierre angulaire
Il n’est pas totalement fortuit que la première chanson qu’il ait écrite soit ce Cornerstone. Toutes ses blessures d’amour-propre, frustrations, ressentiments, ce qu’il lui a fallu ravaler, s’y déversent. Apparemment, Benjamin ignorait que quarante-cinq ans plus tôt un certain Bob Marley avait composé une chanson intitulée elle aussi Cornerstone avec une même thématique. Empruntant un proverbe biblique où il est dit “The stone that the builders refuse will always be the head cornerstone” (“La pierre rejetée par les bâtisseurs sera toujours la pierre angulaire”), Marley témoignait du refus de sa famille paternelle de l’accepter et de sa volonté de s’élever coûte que coûte.
Pas forcément la meilleure du lot, Cornerstone est néanmoins la pierre angulaire d’At Least for Now, disque grandiose de bannissement et de revanche où Benjamin se met en scène à la manière d’un personnage de Dickens, un Oliver Twist des temps modernes avec quelque chose de Jean-Michel Basquiat pour la force brute et la spontanéité. Car comme pour la peinture de Basquiat, ce disque absolument inclassable crée son propre genre, une captivante hybridation de musique classique, de chanson française, de jazz, de folk, de gospel. Jonathon Quarmby, qui l’a coproduit au studio RAK de Londres, raconte :
“La première fois que je l’ai vu, c’était à la St Pancras Old Church et je me suis dit qu’en trente ans de métier, je n’avais pas vu quelqu’un d’aussi talentueux, d’aussi original. Il m’est vite apparu qu’en studio Benjamin savait exactement ce qu’il voulait. Tous les grands artistes ont une conviction à propos de leur art et lui en est un. Mais ce n’est pas non plus un control freak. Il accepte certaines idées extérieures. Il ne voulait absolument pas de guitare. Mais il a accepté quelques cordes, un peu de batterie et de la basse. Il tenait à ce que les sons restent les plus naturels possibles. Bien qu’il s’agisse de sa première expérience en studio, il s’est rapidement senti à l’aise. Il apprend vite et, comme il veut tout savoir, à la fin il en savait autant que moi sur la technique d’enregistrement.”
Jonathon, qui a fait écouter l’album à peine terminé à quelques amis, reste confondu par les réactions qu’il suscite : “Il y a ceux qui ressentent une joie immense et les autres qui sont émus aux larmes.” Pas de foyer, pas de pays, pas d’éducation… Mais le monde à ses pieds nus ?
Interview
Vous vous présentez sur scène les pieds nus, vêtu d’un manteau défraîchi. Pour quelles raisons ?
Benjamin Clementine – Chez moi, je joue du piano les pieds nus. Je sens mieux les pédales de l’instrument, qui devient une extension de moi-même. Sur la scène, j’entends rester le plus près possible de celui qui compose ces chansons. Ce contact direct me rend plus libre d’exprimer ma personnalité, sans chichis, sans affectation. Mon souci est de ne surtout pas paraître comme celui que je ne suis pas. Je ne veux pas jouer un personnage. Je suis Benjamin. Si je pouvais, j’entrerais entièrement nu sur scène.
Hier soir à Liège, vous avez commencé votre récital avec Edmonton, une chanson inédite.
C’est le nom de la banlieue du nord-est de Londres où j’ai grandi. Récemment, un journaliste allemand m’a posé cette question : “Vous venez d’une banlieue difficile, d’un ghetto. Pourquoi ne faites-vous pas du rap ?” C’est vrai qu’il y a des problèmes. Beaucoup de jeunes d’Edmonton sont issus de foyers monoparentaux, et souvent livrés à eux-mêmes. J’ai vécu ce que beaucoup endurent dans ces quartiers. Il y a ceux qui vous rackettent, ceux qui vous agressent dans le bus juste pour filmer la scène avec leur portable et la poster sur internet. Avant les années 2000, c’était un quartier essentiellement blanc et working class. J’appartenais aux rares familles issues de l’immigration. Mais depuis, le paysage humain a considérablement changé. Beaucoup de Turcs, de Roumains, de Polonais, d’Africains sont arrivés. L’atmosphère est différente. Les Caucasiens sont partis. Les seuls Blancs à être restés sont des retraités. La cohabitation entre communautés se fait difficilement. Pour autant, mon coeur reste à Edmonton. C’est pourquoi j’ai écrit cette chanson, ainsi qu’une autre, Gone, qui, elle, figure sur l’album et parle de ma nostalgie pour l’endroit où j’ai vécu.
Une rupture qui a marqué vos débuts concerne votre famille…
Je ne veux pas trop mêler ma famille à tout ça. Par respect. Je n’ai pas eu la meilleure des éducations, mais mes parents m’ont enseigné au moins une chose : le respect.
On dit que vous êtes issu d’un foyer religieux strict ?
Plutôt d’une famille qui se prétendait telle. En ma présence, mes parents se comportaient en gens pieux. J’ai compris plus tard que beaucoup de choses n’étaient que de façade. Vous commencez la chanson Winston Churchill’s Boy par ces mots : “Jamais dans le domaine des affections humaines, a-t-on donné autant pour recevoir si peu d’attention”. Ça semble très autobiographique… J’ai grandi dans une très grande solitude. Je ne parlais à personne. Je n’avais pas d’amis. Je n’allais jamais au pub. Même avec mes cinq frères, je communiquais peu. Je suis le plus jeune et j’admets avoir été le plus difficile de la famille. La première fois que j’ai éprouvé un sentiment d’appartenance, c’est en découvrant les Gymnopédies d’Erik Satie à la radio. Cette musique m’a apporté une immense consolation. Nous avions un piano à la maison, qu’il m’était formellement interdit de toucher. Je reproduisais en cachette les notes de Satie. J’aimais le son du piano. J’avais le sentiment qu’il me guérissait.
Vous n’avez jamais étudié la musique ?
Mes parents ont tout fait pour m’en éloigner. Ils voulaient me voir suivre la voie académique avec à la clé un job en costume-cravate. Leur discours, c’était : “Tu n’iras nulle part avec la musique. Concentre-toi sur tes études, deviens avocat, gagne de l’argent. Tu as beau être citoyen britannique, tu appartiens à une minorité. Alors évite de faire des vagues.” J’ai donc étudié le droit pendant une année avant de partir de chez moi. Mes parents venaient de divorcer. Plus rien ne me retenait à Edmonton.
Quel est votre rapport avec le rock, la pop ?
Je n’en ai aucun. Le seul musicien pop avec lequel je me sens certaines affinités, c’est Jimi Hendrix.
Et avec la musique africaine ? Vos parents sont originaires du Ghana…
Mais ils ne m’ont absolument rien transmis de cette culture. J’ai découvert Fela Kuti à Paris. Comme Nina Simone et Charles Aznavour d’ailleurs. La musique dont je me sens le plus proche est finalement française.
De vos années à jouer dans le métro parisien et dans les bars, que retenez-vous ?
Une expérience unique. Je me souviens qu’à l’époque, je ne pensais jamais au lendemain. Seul comptait le moment présent. Il fallait trouver à manger, quelque part où dormir. J’ai vécu quelques mois dans un foyer près du métro Lamarck- Caulaincourt. Il y avait dix lits de campements dans le dortoir et des gens différents tous les soirs. C’est là que j’ai commencé à écrire mes premières chansons.
{"type":"Banniere-Basse"}