On retrouve Ben Harper avec Live from Mars, où le Californien continue de ne surtout pas choisir son camp entre rock et soul, reprenant avec la même gourmandise Led Zeppelin ou Marvin Gaye.
Tous les vampires qui traversent la Valley/ Marchent vers l’Ouest jusqu’à Ventura Boulevard. » Il fait encore un peu trop clair, ce 24 janvier à Los Angeles, pour que les mauvais génies du Free fallin’ de Tom Petty quittent leurs cercueils de verre et d’acier et recommencent à battre le pavé de Ventura Boulevard sans risquer un mortel coup de soleil. Ben Harper le sait : c’est l’heure qu’il a choisie pour aller faire ses courses, abandonnant quelque temps la pénombre des studios Sound City où il termine le mixage de son double album Live from Mars. Pour faire ses courses et nous montrer son nouveau jouet : un coupé Oldsmobile Cutlass Supreme de 1973. Une vraie bagnole de maquereau, sa chaîne en or et ses bagouzes à lui. Allongé derrière le volant, Ben Harper nous confie qu’il vient d’en faire l’acquisition, pour une bouchée de pain, auprès d’une « bigote devenue incapable de se rendre seule à l’église en voiture ». Diable ! Celui dont les valeurs de « partage » et de « communion » constituent l’axiome central de la démarche artistique depuis près de huit ans aurait-il décidé d’entamer le siècle nouveau en beurrant ses tartines sur le dos des enfants du bon Dieu ?
Pour l’heure, et tandis que les reflets or de la Cutlass glissent mollement sur les vitrines aveugles du boulevard, l’autoradio, assurément d’époque, défie crânement les beats sourds qui se ruent hors des boutiques que nous dépassons avec de vieilles scies soul toujours aussi mordantes, du Respect d’Aretha Franklin au Papa was a rolling stone des Temptations en passant par l’imparable People get ready des Impressions, le gang de Curtis Mayfield. Il n’en faudra pas plus pour que l’on s’imagine l’espace d’un instant assis aux côtés de Priest, le petit dealer en rupture de ban de Superfly, miraculeusement arrivé au terme d’une cavale vers l’Ouest dont la bande-son reste à composer.
Visiblement ravi de l’opportunité qui lui est donnée de livrer en pâture nos fantasmes petits-blancs à ses vieilles chimères, Ben Harper a décidé de nous en mettre plein la vue. A défaut de nous en mettre plein les oreilles : quelques minutes plus tôt, il refusait sèchement de se soumettre au blind-test que nous avions préparé pour évoquer en sa compagnie, à un moment charnière de sa carrière, des sujets aussi divers que l’Afrique et le blues, la Jamaïque et le blues, l’électronique et le blues, le jazz et le blues, la guitare et le blues, les Blancs et le blues, les chiens, les nouilles, George W. Bush, les arbres, les impôts et le blues. Nous en serons quitte pour un petit détour chez le disquaire, où Ben passera la fin de l’après-midi à préparer sa propre sélection complétant sa discothèque.
Au terme d’une décennie qui le vit publier quatre albums et labourer autant de territoires musicaux que son songwriting, fragilement ancré dans le delta du Mississippi, lui permit de visiter sans bousculer ses amarres (du lite-blues lumineux de Welcome to the cruel world, son premier disque, à celui, passablement farineux, du dernier Burn to shine, son plus gros succès commercial à ce jour), Ben Harper a donc ce printemps choisi de faire paraître son premier disque live. Un album rassemblant pas moins de vingt-cinq chansons (dont trois reprises) idéalement réparties sur deux disques électrique et acoustique qui permettent au musicien de rassurer les plus anciens de ses caudataires, qui le préféreront toujours en Blind Willie McTell baggy qu’en Jimi Hendrix pâli, et lui donnent aujourd’hui tout loisir de botter en touche lorsqu’on lui demande de s’expliquer sur ses futures orientations musicales. Ben Harper : « Ce disque a mis en lumière nos faiblesses. Le groupe en avait besoin pour passer à l’étape suivante. Replonger dans tous ces enregistrements, les passer au microscope du studio pendant des semaines, il n’y a rien de tel pour comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, que ce soit au niveau du son, de ma façon de chanter, de la longueur des intros et de la fin des morceaux où nous avons tendance à lâcher la bride. S’il devait s’agir du seul bénéfice que nous puissions au final retirer de cette aventure, alors cela vaudrait tout de même la peine de s’y être risqué. »
Le risque, donnée que Ben Harper et sa petite équipe semblent pourtant avoir préféré gérer (trop ?) soigneusement tout au long du voyage qui ramena sur Terre les morceaux de Live from Mars : enregistrées sur 24-pistes, sélectionnées sur presque trois années de tournée, mixées pendant de longues semaines, les chansons de Ben Harper, polies jusqu’à l’outrage, peinent du coup à évoquer ici le sentiment de catharsis qui se dégage des prestations scéniques régulièrement hallucinées du chanteur et de son groupe. Finalement, c’est en s’attardant un moment sur le hall of fame du studio, où se sont joués quelques-uns des actes les plus mémorables de l’histoire du rock américain (Nirvana, qui y a enregistré son Nevermind, y côtoie Dylan, Charles Manson, Neil Young, Frank Black ou les Smashing Pumpkins), que l’on commencera à comprendre pourquoi, s’il y a bien de la vie sur Live on Mars, il n’y reste somme toute qu’assez peu d’âme, de soul : Michael Jackson et Lenny Kravitz, curieusement les seuls Afro-Américains à avoir précédé Ben Harper en ce lieu, seraient-ils repartis en emportant tout ce qu’il restait de noir à Sound City la trousse à maquillage de Billy Corgan excepté ? A trop vouloir, sur disque en tout cas, incarner cette ville Los Angeles dans ce qu’elle peut avoir de plus universel, Ben Harper, qui rentrera tout de même chez lui avec les derniers albums de Common, d’Outkast, deux compilations de gospel (Aretha Franklin, en concert, et Curtis Mayfield), ne risque-t-il pas d’y perdre un peu de ce qui rend sa musique aussi précieuse : sa négritude, dissidence dont il passa la moitié de l’après-midi à manipuler les codes avec son numéro, très réussi, de mac à la petite semaine ?
Peut-être ne faudra-t-il prendre Live from Mars que pour ce qu’il est censé être : un témoignage qui, tout au long de son volet électrique, rend parfaitement compte de la bande de coupe-jarrets qui l’accompagne sur scène depuis la sortie de Burn to shine en 1999, The Innocent Criminals. Criminels, certes, mais innocents, sûrement pas : un groupe de blues-rock plutôt compétent même si jamais vraiment inspiré, qui prendra tout de même la peine, entre deux riffs de basse slapée, un mur de slide guitars distordues et une maladroite tentative de ravalement hip-hop, scratches et beatboxing à l’appui sur Steal my kisses, de chausser une capote avant d’entreprendre vigoureusement le Sexual healing de Marvin Gaye, mais d’oublier de l’ôter sur le Whole lotta love de Led Zep, curieusement replet.
Reste un second disque acoustique où, outre une relecture bêtement presbyte et accessoirement casse-bonbons du The drugs don’t work de Richard Ashcroft, l’envoûtant falsetto de Ben Harper trouve enfin assez d’espace pour déployer au ciel de la soul-music d’impensables frises étoilées. C’est en repensant à la mine réjouie qu’afficha J.-P. Plunier, producteur, directeur artistique et nounou de Ben depuis dix ans, quand il nous montra les maquettes qu’il venait de terminer pour la pochette de l’album, et où l’on découvre le chanteur trônant au sommet d’une pyramide de bras tendus vers le ciel, qu’on aura cette pensée : Live from Mars, Mercure ou Jupiter, soit, mais c’est encore sur Terre dont on a le plus besoin de Ben Harper.
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Live from Mars (Virgin).