Le second album des Ecossais surdoués de Belle And Sebastian voit enfin le jour en France. Collection délicate de chansons hors-saison, If you’re feeling sinister est principalement l’oeuvre de l’invisible Stuart Murdoch, pieux chef scout passé maître dans l’art de la fuite. D’une journée et d’une nuit de cache-cache à Glasgow, on gardera la sensation d’avoir vécu à ses côtés dans un remake de Sois belle et tais-toi.
Nous serions partis en Ecosse avec pour mission de photographier le monstre du loch Ness en bikini, l’affaire n’aurait pas été plus compliquée. En deux années et quelques poussières d’existence, Belle And Sebastian n’a pas accordé plus de trente minutes cumulées d’interview, et on pourrait, avec la langue pratiquée par le groupe lors de ces babillages sans muscle ni vertèbre, reboiser la forêt amazonienne pour au moins trois millénaires. Impossible également de dénicher, en dehors des clichés amateurs volés pendant les concerts, la moindre photo décente du chanteur et songwriter Stuart Murdoch : un jeune type qui est en passe d’élever la non-personnalisation de son groupe au rang d’un des beaux-arts. Au mieux laisse-t-il Isobel, la violoncelliste, flûtiste et choriste, sa fiancée à la ville, affronter seule les demandes insistantes des photographes ; au pire il vous invite à repasser dans cinq minutes et s’évapore consciencieusement. On se laissera raconter, de la bouche du patron de leur label Jeepster, l’histoire mille fois entendue de l’adolescent génétiquement incapable de communiquer avec son entourage et qui, parvenu à l’âge adulte, en a conservé une ultime séquelle, savant mélange de traumatisme et de coquetterie, qui consiste à ne jamais parler de soi et encore moins au nom des autres.
Pas d’interview, donc, et pas de photos non plus. Bienvenue au pays des emmerdeurs. Cela dit, à l’heure où le moindre groupaillon venu, sans talent, sans chanson, sans rien, embrasse déjà à pleines lèvres les objectifs et se répand en déclarations tapageuses, les parties de cache-cache de Belle And Sebastian ne sont pas sans un certain style. Au vu des confidences du manager sur l’interminable bataille qu’a dû livrer Stuart face au stress, avec stigmates corporels et autres joyeusetés, on s’attendait à se trouver face à un autiste pur jus, de l’espèce de ceux qui ont l’air de marcher sous leurs semelles et économisent frileusement les douze phrases et demie qu’ils s’autorisent à prononcer quotidiennement. Stuart Murdoch ne correspond pourtant à aucun des critères morphologiques qui caractérisent la misère humaine en milieu pop indé. Ce blondinet de 28 ans qui en paraît facile dix de moins arbore au contraire un faciès perpétuellement réjoui, un visage à la régularité rassurante dont seuls quelques regards aux lignes de fuite hasardeuses parviennent à trahir les efforts consentis.
Les six autres membres de Belle And Sebastian sont éparpillés pour l’heure dans la salle du Glasgow Queen Margaret Union, sorte de MJC où doit se dérouler le soir un festival marathon, The Longest Day, réunissant une huitaine des groupes qui font la fierté locale. Les Pastels, éternels Poulidor de la scène de Glasgow, se sont évidemment fait voler la tête d’affiche par Belle And Sebastian, seul véritable événement attendu au cours d’une soirée qui fleure bon la kermesse de collège. A l’origine, le festival devait se dérouler en plein air devant plusieurs milliers de personnes, mais en raison d’une météo typiquement écossaise, il a été rapatrié en catastrophe dans cette enceinte modeste de cinq cents places. Annoncé au départ vers 22 h, le groupe de Stuart Murdoch ne foulera pas les planches avant 1 h 30 du matin. Un peu confus, on nous invite dans l’entourage du groupe à patienter jusqu’à la fin du concert pour espérer décrocher une éventuelle interview. Là, entre deux portes et une nuée de potes venus le saluer, on trouvera bien un moment opportun pour poser une question ou deux sans trop effrayer Stuart, à côté duquel Phil Spector et Dylan réunis passeraient presque pour des clients faciles.
On a du mal à comprendre pourquoi celui dont les textes donnent parfois l’impression d’être entrés au chausse-pied dans des chansons trop étroites, qui truffe les pochettes de ses disques de notes longues et minutieuses, montre une telle aversion pathologique envers tout ce qui pourrait passer pour une confession. En coup de vent, il nous interroge sur la nature des questions qu’on a prévu de lui poser : « Les seules interviews qui m’ont vraiment intéressé sont celles qui étaient publiées dans le fanzine du label Postcard. Il s’agissait de discussions de copains entre les membres d’un groupe, reproduites telles quelles, c’était assez distrayant.«
Puis il ajoute « Tu sais, si tu veux avoir des détails sur le groupe, adresse-toi à Richard, le batteur, il en connaît autant que moi sur la question. » Au tournoi des cinq nations du foutage de gueule, les Ecossais écrasent tout le monde lorsqu’il s’agit de botter en touche.
Ce que l’on connaît de Belle And Sebastian tient en quelques lignes. Un nom qui évoque par ici l’ennui des mercredis après-midi ORTF, pour lequel la réalisatrice Cécile Aubry n’a toujours pas donné son autorisation. Un premier album, Tigermilk, fabriqué uniquement en vinyle et depuis longtemps épuisé. Un second, If you’re feeling sinister, dont la sortie française date seulement du début de l’été, et enfin deux maxis parus depuis, Dog on wheels et le tout nouveau Lazy line painter Jane. Une petite trentaine de chansons qui ont suffi à accoler au nom de Stuart Murdoch une précoce et néanmoins justifiée réputation de surdoué. On collectera par la bande quelques pistes supplémentaires : Stuart et Richard habitent le plus clair de l’année dans une église et consacrent leur temps à des oeuvres, entretiennent les locaux et se chargent de la maintenance, en échange de quoi le groupe est autorisé à venir répéter et enregistrer sous les vitraux du saint lieu. Si Belle And Sebastian n’est pas disponible pour plus d’un concert par mois, c’est parce que les obligations vaguement patronnesses de ses membres le retiennent en Ecosse.
En dépit de tous ces handicaps, ce groupe que l’on aurait donné perdant à cent contre un dans le contexte actuel a réussi à poindre sur l’échiquier international sans déroger à ses modestes habitudes. Parmi les lettres envoyées du monde entier au label, on tombera, édifiés, sur la photo d’un nouveau-né baptisé Belle Sebastian par ses parents, un couple de fans new-yorkais. Les enchères des maisons de disques étrangères, qui n’ont cessé d’enfler ces derniers mois autour de Belle And Sebastian, sont le signe le plus tangible du phénomène en train d’éclore et qui n’est pas sans rappeler d’autres illustres baptêmes dont les élus avaient pour nom Pale Fountains ou Smiths.
Pour une fois, aucune des références que l’on fait immanquablement peser sur les fragiles épaules d’un groupe débutant n’aura semblé abusive. Nick Drake, Love, Donovan ou Morrissey, quarté dans l’ordre des noms les plus fréquemment évoqués à propos de Stuart Murdoch cohabitent effectivement sous la plume, entre les cordes vocales et dans la discothèque du plus bouleversant auteur de chansons apparu depuis des lustres. Pourtant, vue d’avion, la musique de Belle And Sebastian pourrait sembler une ultime tentative de ranimer le cadavre de la pop-anorak des années 80, de retrouver les vapeurs un peu fades et néanmoins captivantes des Field Mice et autres martyrs décimés par la fin du label Sarah. A cette différence près que l’anorak de Belle And Sebastian est doublé de vison, paré pour affronter tous les climats d’une gloire encore à l’état d’embryon sans trop avoir à se soucier des changements de température. Pendant l’hiver, alors qu’If you’re feeling sinister n’était disponible qu’au compte-gouttes des imports, on saluait ses teintes bucoliques et les doux feux follets printaniers de ses trompettes. Les beaux jours venus, on se surprend à souligner au contraire sa mélancolie automnale, son chaleureux confinement, signe que l’album traverse vaillamment les saisons.
Lors du concert, on pourra mesurer la popularité de Belle And Sebastian sur ses terres aux clameurs libératrices qui accueillent leur entrée sur scène. Il faut dire que les groupes qui se sont succédé ce soir-là n’avaient guère de quoi calmer les impatiences. En vrac, on citera Astrid, quatuor rétro involontairement comique : les coiffures des Byrds, les guitares des Byrds, les costumes des Byrds… mais les chansons d’Astrid, ou encore Polar Bear, seconde signature du label Jeepster, qui montre combien Nirvana a engendré de vocations miteuses. Après les Pastels chaussettes humaines récemment reprisées par Tortoise mais qui, sur scène, exhibent toujours leur endémique ingratitude, Belle And Sebastian n’aura aucun mal à asseoir son triomphe.
Bien que sonorisé comme un meeting seventies de Lutte ouvrière avec autant de larsens à la minute que chez Sonic Youth, mais ceux-là étaient involontaires, le concert fait partie des plus beaux chapitres sur le temps suspendu jamais écrits sous nos yeux par un groupe de rock. Judy and the dream of horses ou Get me away from here I’m dying, parmi la douzaine de joyaux invités à prendre l’air ce soir-là dont certains complètement inédits, trouvent, grâce à l’adjonction d’un orgue subtilement pulpeux, des ressources pour de nouvelles figures aériennes encore plus spectaculaires que sur les disques. L’étrange ballet des instruments qui passent d’une main à l’autre, la majesté jamais prise en défaut du chant de Murdoch et l’élégance générale du set confirment que Belle And Sebastian, sous des dehors un rien souffreteux et malhabiles, a bel et bien été foudroyé dans l’oeuf par la grâce.
Malheureusement pour nous, à l’instar de Belle, la chienne du feuilleton idéal de l’intelligence canine au poil tellement soyeux qu’il donnait envie de caresser l’écran , il ne leur manque que la parole. La saine atmosphère de scoutisme qui enrubanne dans le civil la moindre sortie des membres de Belle And Sebastian nous autorisera néanmoins à croire jusqu’au bout au miracle. De longues heures après la fin du concert, alors qu’on ne l’attendait plus, la Bernadette Soubirou du décoinçage dialectique jette son dévolu sur nous. Sa vigilance sans doute trompée par la fatigue - il est à ce moment-là 5 h du matin ! -, Stuart Murdoch, accompagné d’Isobel et de Richard, le dévoué batteur, consent à accorder un moment d’entretien au cours duquel il va principalement se borner à expliquer les raisons de son silence : « Je n’éprouve aucun plaisir à parler de mon travail. Je dirais même qu’il n’y a rien de plus ennuyeux pour moi. J’estime toujours que les meilleures chansons sont celles que j’écrirai demain et je ne vois pas trop l’intérêt de revenir sur des choses écrites il y a plusieurs années. Ces chansons disent des choses assez directes, elles n’ont aucune prétention universelle et on ne peut même pas parler de poésie à leur propos. Ce sont juste des impressions furtives qui correspondent à mon état d’esprit au moment où je les couche sur le papier, il n’y a aucune magie là-dedans. » On peut difficilement faire plus sibyllin.
Derrière la paupérisation extrême de ses propos s’ébauche sans doute de la part de Stuart une stratégie visant à épaissir, un peu plus à chaque occasion, le mystère de son écriture. On nous racontera également à mots couverts que Stuart a écrit la plupart des textes des deux albums à l’attention d’une ex-girlfriend et qu’Isobel apprécierait moyennement qu’il se répande sur d’aussi délicats sujets. De Belle et Sébastien à Hélène et les garçons, on nage décidément en pleine mièvrerie sentimentalo-cathodique.
A propos de ses compositions, Murdoch la carpe n’est pourtant guère plus loquace : « Nos chansons sont basées sur trois accords, les plus classiques, il n’y a rien de très sophistiqué dans notre musique. Comme nous sommes sept, il se trouve toujours quelqu’un pour essayer un nouvel instrument, mais ces ajouts se font naturellement, sans que j’aie à dicter à chacun ce qu’il doit faire. Si j’avais voulu, je n’aurais rien partagé, je serais resté enfermé dans ma chambre et on m’aurait peut-être proposé un jour d’enregistrer un album solo. Mais ce groupe, je l’ai voulu, je suis allé seul vers les gens et il s’est construit peu à peu, comme un groupe d’amis. Jusqu’ici, j’ai composé toutes les chansons, la plupart d’entre elles datent d’il y a quatre ans, avant même que le groupe n’existe, mais à l’avenir il est probable que tout le monde s’y mettra, que l’on écrira de façon plus collégiale. Tous les autres membres ont des idées excellentes, ce serait idiot de s’en passer pour de sombres histoires d’ego. » C’est visiblement le seul sujet qui taraude le quotidien par ailleurs paisible de Belle And Sebastian, probablement en raison des voix qui, à l’intérieur de leur label, s’élèvent pour forcer Stuart à aller plus souvent seul au charbon. Isobel, petit bout de gamine effrontée qui accepte à contrecoeur de jouer les mascottes pour les photographes, tranche encore plus vertement la question : « Tous les groupes qu’on a toujours admirés avaient l’air de fonctionner comme une famille. Que ce soit le Velvet ou les Go-Betweens, ils ont toujours donné l’impression qu’il se passait des choses fortes à l’intérieur du groupe, qu’il ne s’agissait pas uniquement d’un chanteur accompagné par des musiciens lambda. Lorsque je vais à un concert, je déteste que l’on m’ordonne de focaliser mon attention sur un seul membre en reléguant tous les autres dans la pénombre. Ce genre de schéma me dérange vraiment. Stuart aurait pu faire une carrière solo, il en a les moyens, mais le fait qu’il se soit entouré de six personnes pour jouer ses chansons veut sans doute dire que les chansons elles-mêmes le réclamaient. »
Lorsque, par dépit ou contaminés par les habitudes de Nick Hornby , on leur demande d’égrener leur Top 5, c’est encore Isobel qui dégaine la première : elle cite You can’t hide your love forever d’Orange Juice, The Velvet Underground & Nico, 16 lovers lane des Go-Betweens, ne parvient pas à se décider sur un album de Felt et oublie le cinquième nom au passage. Stuart acquiesce, admet furtivement son obsession pour Lawrence Felt et Nick Drake, puis profite d’une seconde d’inattention pour disparaître à nouveau. Définitivement. Si vous cherchiez l’origine de l’expression « se faire la belle », ne cherchez plus.
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Belle And Sebastian, If you’re feeling sinister (Delabel).
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