Zach Condon, l’homme derrière Beirut, vient de traverser les pires années de sa vie. Divorce, burn-out et crise identitaire : il raconte tout à travers un quatrième album où l’imaginaire dépasse de loin le storytelling.
Zach Condon a peur de l’avion. Une phobie embarrassante pour un artiste qui passe sa vie en tournée, à naviguer d’un aéroport à l’autre. “Ça me fout en l’air, il me faut deux ou trois jours pour me remettre d’un vol”, nous dit-il quand on le rencontre à Paris au mois de juin. Il est arrivé de New York la veille et, en effet, le vol et le décalage horaire ne sont a priori pas tout à fait digérés.
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Il transpire un peu, semble d’humeur maussade. Mais peut-être est-ce lié à une soirée arrosée avec de vieux amis parisiens, retrouvés après deux années sans poser le pied en France. Une éternité pour la tête pensante de Beirut, qui cultive depuis longtemps une francophilie toujours flatteuse, vue d’ici, de la part d’un groupe américain parmi les plus marquants de ces dix dernières années.
Un grand voyage à la recherche du beau
A l’heure du quatrième album, et alors qu’il n’a pas encore fêté ses 30 ans, Zach a déjà franchi le domaine du mythe. Il est de ces musiciens torturés, fragiles, toujours au bord de gouffres intérieurs, que des vieux fantômes essaient sans cesse de pousser vers le vide. Son œuvre, évidemment, est un dialogue incessant entre l’angoisse d’être au monde et une féroce envie de vivre : un grand voyage à la recherche du beau, seul refuge valable dans un monde flottant dans les limbes de l’absurde.
Le monde de Zach, lui, s’est effondré en 2013. Alors en tournée continue depuis la sortie de l’album The Rip Tide en 2011, il commence à accumuler la fatigue et les crises de panique, qu’un divorce en cours n’aide pas à limiter. Un matin, Zach se réveille en Australie et n’est plus capable de rien : burn-out. La journée se terminera à l’hôpital le plus proche. Quant à la tournée, elle est stoppée sur-le-champ et Beirut disparaît des radars pendant un moment.
Cette histoire, ce n’est pas Zach qui la raconte directement mais la note biographique jointe au communiqué de presse annonçant le retour de son groupe. L’hôpital, le divorce, le passage à vide et même l’amour retrouvé en la personne d’une mystérieuse femme turque. Tout est révélé, sans trop de pudeur, pour introduire “l’album le plus personnel” de Zach, qui sublime tout ça en neuf nouvelles chansons épargnées de tout artifice.
OK, il n’y a rien de ridicule à présenter No No No comme un album très beau, très puissant, très lyrique, mais Zach Condon, qui n’a jamais signé que des albums très beaux, très puissants et très lyriques, se montre un peu dépassé par cette mise en scène de l’histoire récente.
“Ça ne me met pas très à l’aise de parler de ces histoires. Mais j’ai joué le jeu de l’interview pour la bio du communiqué de presse… et j’ai fini par tout raconter. Maintenant que c’est sorti, je me sens un peu instrumentalisé, même si je comprends que tout ça est un bon point de départ pour raconter une histoire, et qu’il fallait bien expliquer ce qui s’est passé ces quatre dernières années. Ça a été une période terrifiante pour moi. J’avais déjà connu ça dans le passé mais j’avais réussi à mettre les problèmes de côté. Cette fois-ci, pendant la tournée australienne, c’est revenu et j’ai sombré.”
Un univers enfantin transcendé
Zach Condon est né en 1986 à Albuquerque, au Nouveau-Mexique. Il grandit avec ses parents et ses deux frères à quelques kilomètres plus au nord, à Santa Fe, ville tiraillée entre les forêts et le désert environnants. A l’époque, maman est peintre et papa archéologue. Et si tous deux se réorienteront professionnellement plus tard, Zach ne minimise pas cette influence sur la construction d’un certain rapport à la terre, à ses histoires, ses secrets, ainsi qu’à l’imaginaire déployé par un peu d’encre sur un fond blanc.
“Mes parents m’ont toujours laissé beaucoup de liberté”, nous dit-il. Des lieux et des images, des ambiances et des rêves : en premier lieu, Beirut synthétisera et transcendera un univers enfantin assez abstrait, dont la traduction musicale se construira au fil des années et des frontières traversées.
Adolescent, Zach bricole quelques projets depuis sa chambre (notamment Real People, une phase électronique qui se dévoilera officiellement plus tard, en 2009, dans la deuxième partie de l’ep March of the Zapotec/Holland). Mais à 17 ans, avant de passer brièvement à la fac pour étudier le portugais et la photographie, le garçon envoie tout valser. Il part en Europe de l’Est avec son grand frère pour un voyage artistiquement déterminant, qui consolidera les influences et l’identité de ce qui deviendra bientôt Beirut.
La musique des Balkans se mêlera ainsi, en toute harmonie, au mariachi mexicain et aux traditions folk américaines pour un résultat qui fascinera, dès 2006, les fans de rock indé autant que les amateurs de world music. Avec Beirut, Zach Condon s’engouffre tout entier dans la brèche musicale qu’il a taillée à sa mesure.
Deux albums, une série d’ep et presque dix années plus tard, il aura connu les deux faces du succès : celle qui fait voyager à travers le monde, apporte amour et reconnaissance à foison, et puis celle du surmenage, de l’oubli de soi et des limites à ne pas franchir. Car le jeune garçon ne tardera pas à glisser de l’autre côté de la raison, là où quelques séjours en HP suffisent à bâtir la réputation d’un être ultra sensible, enclin à la dépression et aux crises créatives : une sorte de fou génial dépassé par son œuvre et sa propre vie.
Chialade métaphysique
2015 : Beirut est de retour avec une communication qui a le mérite de jouer la carte de la franchise – quitte à en dire trop et à brouiller les pistes. Car Zach Condon n’en est pas vraiment à ses premiers vertiges existentiels, qui sont à la base même d’un projet semblant dessiner le vide en grand depuis le début.
Avec ses orchestres de cuivres aériens, ses ensembles de cordes ouvertement lyriques et cette voix déchirante, un peu perchée, bouleversante, Zach a toujours été dans le registre de la chialade métaphysique – et ce dès le premier morceau du premier album de Beirut, tous deux titrés The Gulag Orkestar.
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Avec le temps, Zach a simplement épuré ses partitions et gagné en épaisseur de son, comme en témoigne une nouvelle fois No No No. Dans la lignée de son prédécesseur (The Rip Tide), ce quatrième met surtout en avant le piano, la basse et la batterie. Les cuivres sont évidemment toujours présents, mais un peu en retrait comparé à l’avant-The Rip Tide. Comme si Beirut confirmait un certain changement de cap, ou du moins une stabilité nouvelle avec cet album plein de douleur, né entre les ravages personnels et le syndrome de la page blanche.
“Avec No No No, j’ai ressenti l’énergie de bouger à nouveau, de recommencer à faire de la musique. L’album est d’ailleurs venu naturellement : je ne me suis pas forcé à le faire sonner de telle ou telle manière. Pareil sur la présentation : je me suis retrouvé avec des chansons sans savoir quels titres leur donner, ni lesquels garder, et encore moins avec quelle pochette. La matière brute est sortie sans la forme.”
Il ajoute : “Pendant longtemps, je n’avais pas trop de vie en dehors de la musique. Grâce à cet album, j’ai pris de la distance avec ce que je fais. C’est plus sain ainsi.”
Un album très beirutien
Au final, No No No n’est pas une révolution, ni même une surprise : c’est un album très beirutien, dans la continuité parfaite des précédents. Il laisse même deviner, pour la première fois dans l’histoire du groupe, une légère impression de stagnation.
Mais un album de Beirut qui ressemble à du Beirut, ça reste une excellente nouvelle : même sans se dépasser complètement, Zach Condon a plus d’idées que mille autres songwriters réunis ; et même sans impressionner, No No No est sans doute l’une des plus belles choses qu’on écoutera cette année. En fait, on peut voir cet album comme celui d’un convalescent : en espérant que ça ira mieux demain, que la suite sera plus belle encore.
On patientera donc avec ces nouvelles chansons, toujours illustrées par des noms de villes (lire ci-dessous) et toujours poignantes du début à la fin. Le tout de retour chez 4AD après une embardée (pour The Rip Tide) sur le propre label de Zach Condon, qui semble avoir retrouvé un certain équilibre. Il va bien, merci.
album No No No (4AD/Beggars), disponible le 11 septembre
concert le 22 septembre à Paris (Zénith)
>> A lire aussi : Les mondes de Beirut
Depuis le nom même de Beirut, Zach Condon a toujours nourri une obsession bizarre pour les noms de lieux en général, et les noms de villes en particulier. De Bratislava au quartier berlinois de Prenzlauerberg (dans The Gulag Orkestar), de Nantes à Cherbourg et la banlieue française (dans The Flying Club Cup), de Venise au lieu-dit El Zócalo dans la ville de Mexico (dans March of The Zapotec/Holland), de Santa Fe à East Harlem en passant par Payne’s Bay, sur l’île de la Barbade (dans The Rip Tide), tous ont eu droit à leur titre de chanson.
Et ça continue dans No No No : Zach y mentionne Gibraltar (“Cette ville est l’entrée d’une mer, ça m’a donné l’idée d’en faire le titre du premier morceau de l’album”, confie-t-il), ainsi que Perth (ville australienne de son effondrement en 2013) ou encore Fener (un quartier d’Istanbul, en Turquie, où Zach a passé l’été 2014 avant de se remettre à écrire).
A l’heure de la convalescence après une période de remise en question, il concède toutefois : “Je crois qu’en citant des noms de villes, je commence à faire de l’autodérision.” Et d’ajouter :
“Je ne suis jamais allé à Gibraltar. Mais sinon, j’ai passé pas mal de temps au bord de la Méditerranée ces derniers étés. Je ne sais toujours pas pourquoi je suis autant attiré par les noms de villes. Je suppose que ça tient à l’imaginaire que chaque lieu véhicule… Je n’ai jamais eu de réponse satisfaisante à ça. Et je n’en ai toujours pas.”
Fascination proustienne ou simple jeu de piste fantasmé, Zach Condon construit une mythologie du voyage qui lui échappe peut-être, mais dont on attend toujours les prochains points de rendez-vous.
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