Beach House publie bientôt le splendide « Depression Cherry » : l’occasion de parler longuement au passionnant duo américain dans une interview intégralement retranscrite ici.
Éternels héros d’une pop en ouate atmosphérique, le duo de Baltimore Beach House publie à la fin du mois Depression Cherry, son cinquième album et la suite du Bloom de 2012. Dans la lignée de ses prédécesseurs, Depression Cherry ne bouleverse pas profondément la science du rêve des deux Américains. Cet immobilisme relatif est une bonne nouvelle : il place Victoria Legrand et Alex Scally à l’endroit-même où ils ont toujours reposé, depuis leur premier album en 2006, au beau milieu de nos cœurs comme de nos rêves, diurnes et nocturnes, beaux et mélancoliques, calmes et impressionnistes.
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Précédé il y a quelques semaines par le single Sparks, en écoute ci-dessous, puis par PPP et Beyond Love sur leur site (y choisir par exemple D.A.R.L.I.N.G, Astronaut et Childhood pour écouter la première, ou On The Sea, New Year et Zebra pour la seconde), Depression Cherry est ainsi une nouvelle collection de grandes chansons et de mélodies célestes qui échappent au temps et à l’agitation.
Rencontrés avant l’été, Victoria Legrand et Alex Scally se sont longuement expliqués : l’interview du duo, intégrale, est à lire ci-dessous.
ENTRETIEN
Quand nous avons parlé avant de la parution de Bloom, il y a trois ans, vous m’aviez fait part de votre méfiance, voire de votre détestation de la manière dont l’Internet, sous toutes ses formes, pouvait affecter les groupes ou leurs auditeurs. Où en êtes-vous de cette réflexion ?
Victoria Legrand : Je ne pense pas que mes sentiments vis-à-vis de tout ça aient profondément évolué. Certaines choses se sont peut-être améliorées mais ce qui était négatif à l’époque l’est au moins tout autant aujourd’hui. Je ne veux pas être naïve, mais je ne veux pas être négative non plus. Je veux penser à une manière positive et constructive de réfléchir à tout ça.
Alex Scally : Oui, je pense que nous essayons tous les deux d’être moins négatif à propos de toutes ces choses. Nous essayons de regarder les choses le plus honnêtement possible. Nous n’utilisons les médias, et notamment les réseaux sociaux, que dans un strict souci d’information, il ne doit pas pour nous être constitutif de notre identité.
Quelles sont les choses qui se sont améliorées, selon vous ?
Victoria : Les gens se sont peut-être un peu policés, du moins en ce qui concerne la musique.
Alex : J’ai l’impression que certains se sont rendu compte de la puissance destructrice de procédés comme le « shaming », notamment parce qu’ils savent que ça peut se retourner contre eux. Ça n’a bien sûr pas totalement disparu, il reste encore ces actes de barbarie verbale qui ressemblent purement et simplement à des lapidations modernes, mais il semble y avoir une prise de conscience par rapport à ce que ça peut provoquer.
Et qu’est ce qui a empiré ?
Alex : Ce que nous créons, notre musique, semble être de plus en plus gratuit, sans valeur, pour les gens qui la consomme. Les gens s’attendent à ce que tout soit gratuit, il n’y a plus d’autre option. C’est assez effrayant. Et quand ils paient, ils ne paient pas les musiciens, ils paient Google, ils paient Apple, ils paient Spotify.
Victoria : Il y a trop d’entrepreneurs là où ne devrait pas y en avoir. La musique est entrée dans une ère où elle est purement commerciale, où les marques ont fini par l’emprisonner totalement.
Nous sommes aussi dans une ère de dépendance à la technologie, aux écrans, à l’information, où les artistes doivent être présents partout tout le temps. Vous êtes quant à vous plutôt discrets, sur les réseaux sociaux par exemple, vous faites les choses à votre rythme.
Victoria : Tout va très vite, oui, trop vite sans doute. Je suis persuadée que ça va jouer sur la mémoire des gens. Et que se développeront des sortes d’Alzheimer turbo : les choses, les paroles, les images n’ont même pas le temps d’être imprimées dans les esprits, elles s’évanouissent aussi vite qu’elles sont apparues. Et des gens se rendront peut-être compte, un jour, qu’ils ont oublié l’intégralité de ce qu’ils ont vécu, de tout ce qu’ils ont vu sur Facebook.
Alex : T’est-il déjà arrivé de chercher quelque chose sur Wikipedia, puis de le chercher à nouveau très peu de temps après, parce que tu avais oublié le fait même que tu avais fait la recherche ? C’est affreux.
Victoria : On peut lutter contre la dépendance aux écrans, à l’information. Si tu sais que tu vas passer la soirée entière avec des amis, pourquoi prendre ton smartphone avec toi ? Laisse-le chez toi. Pareil quand tu vas te coucher, ne le prends pas avec toi dans ta chambre, laisse le ailleurs. On a un peu perdu en romantisme… Un peu de nuance. Il faut savoir prendre son temps, travailler dur, être patient et laisser sa part au mystère.
Il y a aussi une profusion parfois vertigineuse de musique, des nouveaux groupes, de nouveaux disques auquel les gens ont accès, chaque jour. C’est selon vous une bonne chose ?
La technologie est accessible, et de plus en plus de gens veulent faire de la musique : on ne peut rien y faire, on n’a pas à lutter contre la volonté humaine, c’est une liberté qu’on ne peut pas enlever aux gens. Mais le résultat est qu’il est plus difficile pour quiconque de surnager dans une telle masse.
Alex : Ca me plonge dans la réflexion de la poule et de l’œuf. Il y a beaucoup de bons groupes, mais il y a finalement assez peu de grands groupes. Est-ce que c’est parce que notre société ne produits plus ces grands groupes, ces vraies icônes ? Ou est-ce le résultat de la transformation des canaux de diffusion, qui auparavant choisissaient pour nous tous ce qui allait devenir des grands groupes ? Je ne sais pas.
Victoria : La question est intéressante, et épineuse. Le temps est irréversible. Il n’y aura peut-être plus jamais un autre Velvet Underground. Mais ce n’est pas grave, c’est normal : nous avons eu le Velvet Underground, nous ne pouvons pas être nos parents. Nous ne pouvons pas nous accrocher en permanence à l’idée que c’est ce qu’il s’est fait de mieux, et qu’il n’y aura jamais plus rien d’au moins aussi bien.
Vous croyez toujours à l’idée de progrès ?
Alex : Je crois que les genres et avancées, en musique, ne sont que des mirages. Depuis toujours, il existe des grands songwriters et c’est au final tout ce qui compte : la chanson, toujours, est au centre de ce qui est grand et manque à ce qui ne l’est pas. On peut s’exciter pour une nouvelle sonorité, un nouveau style, le trouver nouveau et frais, mais s’il n’y a pas de bonne chanson derrière, ça ne mène à rien. Et il reste de grandes choses à faire : il n’y a pas de limite au nombre de grandes chansons que l’on peut écrire. La seule chose qui changera sera leur son. Le progrès, en ce sens, est simplement le passage du temps : il apparaîtra toujours de nouveaux grands songwriters, de nouveaux Brahms, de nouveaux Hank Williams, d’autre Bach, Daniel Johnston ou Arthur Russel. J’ai adoré, ces dernières années, certaines chansons d’Ariel Pink, de Jessica Pratt par exemple. Ou de Cass McCombs –County Line est peut-être l’une des plus belles chansons de ces 10 dernières années. Il y a encore beaucoup de grands songwriters, heureusement. La manière dont le monde tourne, dont les gens consomment la musique peut changer, mais il restera toujours des grandes chansons et des gens pour les écrire.
Victoria : Il faut garder l’esprit ouvert, et le laisser disponible aux grands artistes qui, de tout temps, par leur art, ont contribué à montrer aux gens qu’ils pouvaient regarder les choses d’une autre manière. C’est sans doute plus difficile aujourd’hui, car les choses vont vite : à peine une belle idée naît qu’elle s’évapore déjà.
C’est ce que vous essayez de faire : écrire de belles chansons, montrer d’autres possibilités, d’autres visions aux gens qui vous écoutent ?
Victoria : Nous écrivons ce qui vient naturellement, nous n’essayons rien de particulier, ce serait très prétentieux de dire le contraire.
Alex : Essayer trop clairement de faire quelque chose est de toute façon le meilleur moyen de tout gâcher. Nous faisons ce qui nous passe par la tête à un moment donné.
Que pensez-vous des plateformes de streaming, et de la manière dont elles ont impacté les modes d’écoute de leurs utilisateurs ?
Chez les jeunes adolescents, la musique, c’est beaucoup sur YouTube. Ils trouvent un morceau, zappent immédiatement sur un autre. D’une certaine manière, ils se font leur propre radio. Mais les algorithmes de toutes ces plateformes, notamment les plateformes de streaming, ont un peu modifié la donne : les libertés sont plus réduites.
Et économiquement, vous pensez que c’est viable ?
Nous étions plus que réticents au départ, on s’est bien redu compte du peu de revenus que ça allait générer pour nous. Mais nous en avons parlé à notre label, qui nous a expliqué qu’il comprenait notre sentiment, mais que c’était de toute façon la manière dont les gens, notamment les plus jeunes, écoutaient la musique. Et que ne pas être sur ces plateformes signifierait que beaucoup de monde n’aurait pas l’occasion d’entendre notre musique. Et effectivement, quand on se met dans la peau d’un gamin de 13 ans, on sait que quand il pense « musique », il ne pense pas « magasin de disque » mais « Internet ».
Victoria : C’est un autre moyen pour des entrepreneurs de se faire de l’argent. Pas pour les artistes : il faut être énorme, vraiment énorme, pour espérer tirer de véritables revenus du système du streaming. On ne parle pas d’art, on parle de business.
Alex : Quand nous avons commencé en 2005, on se trouvait tellement subversifs… Pour nous, être dans un groupe signifiait commencer les choses seuls, de notre côté, essayer de tourner un peu, ne pas chercher à signer sur une major mais éventuellement sur un petit label indépendant. Voilà comment nous pensions faire de la musique : en évitant tout contact avec les gens qui sont en contrôle, avec les businessmen. Mais ils nous ont finalement rattrapés… Ils déclarent agir pour le bien de tous, mais ce ne sont que des entreprises, qui désirent contrôler un marché.
Victoria : Nous avons eu la chance de naître, en tant que groupe, avant ces évolutions. Nous sommes présents sur les plateformes de streaming mais, comme Alex l’a dit, c’est avec les auditeurs en tête plutôt qu’avec les businessmen.
Alex : Un label comme Drag City a décidé de ne pas être sur les plateformes de streaming. Ils ont des artistes incroyables. C’est fou de penser à tous ces disques géniaux de leur catalogue que des jeunes gens ne découvriront peut-être jamais, pour cette raison. C’est fou de penser qu’ils ne découvriront peut-être jamais Smog du fait de son absence de ces plateformes. Tout ceci est complexe.
Comment sortir de la masse ? Est-ce quelque chose que vous cherchez à faire : laisser une trace ?
Victoria : Si on veut se donner de la réalité, il faut tourner. Il faut faire des dizaines, des centaines, des milliers de concerts. Tu ne seras pas forcément un groupe célèbre, mais tu auras de une substance, les gens t’auront vu, tu existeras. Il y a une différence de valeur sentimentale entre ce que les gens voient réellement et ce qu’ils trouvent sur Internet, entre un disque qu’ils achètent et un autre qu’ils écoutent sur une plateforme quelconque.
Alex : Laisser une trace n’est vraiment pas ce que l’on cherche à faire, nous n’y avons jamais vraiment pensé. Nous cherchons juste à survivre, à prendre du plaisir à faire ce que l’on fait, à tourner, à écrire. Et je nous trouve plutôt chanceux d’avoir pu le faire depuis 10 ans.
Victoria : Oui, nous sommes conscients de notre chance. Il nous a fallu nous adapter à tous les bouleversements dont nous avons parlé, il nous a fallu prendre des décisions réfléchies, il nous a fallu imaginer à quoi l’avenir d’un groupe pouvait ressembler.
Alex : Les deux choses qui comptent le plus pour nous est de tourner le plus possible et de faire des vinyles que les gens aient envie de posséder. Parce que c’est ce que nous aimons : nous écoutons des tonnes de vinyles à la maison. C’est la manière dont nous essayons de faire partie de ce monde : en offrant aux gens la possibilité de faire partie du nôtre. Nous vivons nos vies, et nous voyons si d’autres veulent faire un bout de chemin avec nous.
Et comment définiriez-vous la relation de Beach House à votre public ? Qu’essayez-vous de leur offrir, que recevez-vous en échange ?
Victoria : Nous recevons beaucoup d’énergie, toute notre énergie à vraie dire. Nous sommes toujours étonnés de voir à quel point les gens qui nous écoutent peuvent être passionnés par ce qu’on essaie de leur offrir, excités, parfois tristes. Les tournées nous font vivre. Elles nous offrent énormément d’émotions. Dans mon cas, une partie de ma famille vit ici, en France : je ne les verrais sans doute jamais si je n’étais pas dans un groupe dont les tournées passent parfois par l’Europe. Sur un plan spirituel, je pense qu’il existe une responsabilité, que nous devons partager ce que nous traversons, et c’est vrai pour tout le monde, artiste ou non : tout ce que l’on vit, on doit essayer de le transmettre.
Alex : Nous avons une dette envers nos fans. Nous les respectons profondément. Nous ne les prenons pas pour une bande d’abrutis venus voir jouer un groupe, nous leur sommes dévoués, nous voulons leur offrir tout ce que l’on peut. Ca ne concerne d’ailleurs pas que nos concerts, ça se voit aussi dont la manière dont on parle aux gens de notre label : il est pour moi plus important d’honorer les fans que nous avons déjà que d’en trouver de nouveaux, par tous les moyens. Nous en avons suffisamment, nous n’en avons pas besoin de plus.
Vous essayez de garder un grand contrôle sur votre carrière, vous avez par exemple vous-mêmes rédigé le communiqué de presse accompagnant l’annonce de Depression Cherry.
Victoria : Beaucoup de groupes le font, mais ils mentent en écrivant à la troisième personne…
Alex : On fait beaucoup de choses nous-mêmes : les visuels, une grande partie de la production, nous réfléchissons aussi à ce que nous voulons sur scène, nous demandons à jouer dans des salles que nous apprécions. Oui, je pense que nous sommes plutôt en contrôle de notre destinée.
Victoria : Je crois qu’il est nécessaire de le rester. Je conseillerais à tout nouveau groupe de faire très attention à ça, de bien réfléchir à ce qui est OK et ce qui n’est pas OK : tout va très vite, tout s’accélère en permanence, beaucoup de gens gravitent autour des artistes, et il faut développer une certaine intelligence pour faire les bons choix et ne pas se laisser mener sur une voie que l’on regrette ensuite.
Vous avez publié cinq albums, dix ans ont passé depuis les débuts de Beach House : comment ressentez-vous le passage du temps ?
Alex : C’est assez étrange. A chaque fois que nous avons fait un album, à chaque fois que nous sommes rentrés de la tournée qui a suivi, nous nous sommes retrouvés comme au tout début, sans véritablement savoir s’il y allait avoir un autre album, une autre tournée. Nous revenons comme vides, et nous devons attendre que la créativité revienne. Nous laissons donc le temps s’écouler, nous laissons les choses venir à nous. Si elles continuent à venir, si nous sommes satisfaits de nous, si nous continuons à prendre du plaisir, si les gens continuent à venir à nos concerts, alors nous continuerons. Mais si ce n’est plus le cas, si la créativité disparaît, alors nous arrêterons. Advienne que pourra.
Victoria : Mes jambes fonctionnent encore, je tiens encore debout, pour l’instant pas de problème. Mais on ne peut pas avoir peur de la fin. On laisse juste les choses se dérouler.
Vous citez, dans le texte que vous avez rédigé et qui a accompagné l’annonce de Depression Cherry, un extrait de The Arrow of Time de Peter Coveney et Roger Highfield, livre qui pose justement la question de la perception du temps.
Alex : J’ai beaucoup lire des livres scientifiques, ça nourrit des discussions parfois étranges avec Victoria. The Arrow of Time explique que classiquement, selon les lois de la physique, le temps peut se dérouler dans toutes les directions, mais qu’une force, cet arc du temps, impose au contraire au temps une trajectoire unique. Comme quand on a un accident de voiture, et que l’on rêve de pouvoir revenir quelques secondes en arrière, pour prendre une décision qui nous l’aurait évité : c’est impossible. Tu vas de l’avant, ça fait partie de ta vie, ça ne changera plus jamais. Ce moment, ça peut être celui de ta propre mort, c’est inéluctable.
Victoria : On peut mourir mais continuer à vivre dans l’esprit d’autres personnes, c’est quelque chose d’étrange.
Alex : Ces citations, dans notre texte, ne nous sont venues qu’après coup. Elles essaient de décrire une certaine humeur, elles sont là pour éventuellement donner des pistes de réflexion aux journalistes qui écriront sur l’album, ces livres ou ces auteurs n’ont pas dicté notre inspiration sur le moment. Il n’y a pas de chansons portant directement sur cet arc du temps, évidemment, mais peut-être certains des morceaux de Depression Cherry sont-ils inspirés par cette irréversibilité de la vie.
Parce que votre musique ne se bouleverse pas totalement d’un album à l’autre, vous semblez pouvoir constituer une sorte d’ancre, de refuge, de capsule temporelle dans ce monde que l’on a décrit, où tout s’accélère, où tout le monde croule sous le flux du temps. Êtes-vous d’accord avec cette impression ?
Victoria : C’est peut-être parce que nous restons honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes.
Alex : C’est cool si c’est ce qui ressort de ce que nous faisons. (rires)
Victoria : Ce n’est pas une chose à laquelle nous réfléchissons : si c’est l’impression que notre musique te donne, nous ne pouvons qu’en être reconnaissants, mais les choses viennent comme elles viennent. Les choses vont vite, le monde est abrasif, il y a beaucoup de fausseté, mais ce qu’est Beach House est ce que ceux qui nous écoutent ont en tête : à chacun de trouver sa propre vérité. Chacun doit être capable de penser par lui-même, et c’est ce que nous essayons de faire. Il y a tellement de bruit ambiant qu’il est facile de se laisser happer par les désirs temporaires que la nouveauté fait naître en permanence, et au final de n’être qu’une somme de choses qui ne sont absolument pas toi. J’aimerais d’une certaine manière que les gens devraient être punks dans l’âme, qu’ils soient réellement libres : chacun doit se construire selon sa seule volonté et être capable de rejeter ce qui ne lui ressemble pas réellement. C’est évidemment difficile, nous sommes attachés à tout ça, à tous les outils technologiques qui nous les proposent, ils feront même sans doute un jour partie de nos corps. Réussir à faire le tri, à être réellement soi que réside la vraie subversion, la subversion la plus difficile, mais la subversion la plus puissante également. C’est une version moderne du punk. Il faudrait lui trouver un nom. Soft punk ? Flower punk ?
Une forme très pure de la recherche de la beauté, sans le cool, sans le bruit, peut aussi être considéré comme subversif.
Victoria : Je suis assez d’accord avec ça. J’ai vu quantité de choses chez nous, à Baltimore, qui tentent d’être laids à l’extrême pour essayer de toucher une certaine forme de pureté. Ca peut être passionnant et révélateur, mais ça ne fonctionne pas toujours : ça peut être, au final, simplement laid. La beauté des choses se suffit souvent à elle-même, tout n’a pas à être renversé. L’équilibre est compliqué.
Et physiquement, comment appréhendez-vous le fait de vieillir ?
Victoria : Que ça vienne, on ne peut de toute façon rien y faire.
Alex : Certaines des chansons de Depression Cherry n’auraient pu être écrites si nous n’avions pas vieilli. La vie, le temps, les expériences nourrissent nos chansons.
L’expérience, en l’occurrence, c’est aussi le succès grandissant de Beach House : vous avez du adapter votre son au fait de jouer dans de plus grandes salles, et vous semblez sur Depression Cherry vouloir revenir à un son plus intimiste.
Nous n’avons pas eu à le faire, c’était une évolution naturelle. Comme nous l’avons déjà expliqué, nous avons toujours cherché à rester nous-mêmes, à être naturels. Et jouer dans de plus grandes salles est venu, pendant quelques années, assez naturellement pour nous. Ca nous a donc naturellement menés vers un autre son, sans qu’on ne force les choses. Nous nous sommes laissés mener par le courant, et nous avons continué à le faire pour Depression Cherry, sans plan préconçu.
Victoria : La sincérité et l’honnêteté peuvent être piégeuses : on peut devenir complètement faux en essayant d’être trop sincère. Il y a une épidémie de faux authentique (rires).
Être honnête cette fois a signifié écrire des chansons plus simples, plus directes ?
Encore une fois, les choses viennent comme elles viennent, nous n’avons pas décidé de quoi que ce soit avant d’écrire l’album. Ce que nous avons écrit dans le texte qui a accompagné Depression Cherry peut laisser penser le contraire, mais c’est surtout parce que je crois que nous l’avons terriblement mal rédigé, nous nous en rendons compte maintenant. Le mot « simple » est affreux, il ne correspond pas à ce que sont les chansons de Depression Cherry. Nous avons mis beaucoup de temps les écrire. Elles sont tressées, elles sont pleines, elles sont nuancées. La seule chose est que nous nous sommes lassés de la batterie : c’est ce que nous entendions par « plus simples », il y a moins de batterie.
Nous parlions du temps qui passe, et de la mort, qui semble être l’un des thèmes centraux de Depression Cherry.
Victoria : Oui, la mort, la perte, l’absence. Beaucoup de choses sont de toute façon liée, d’une certaine manière, à ces thèmes, ils sont dans toute chose. Ce n’est pas lié à un événement spécifique, intime, c’est en nous, c’est quelque chose que j’ai lu, une histoire qu’on m’a racontée… Des choses auxquelles on pense plus, ou différemment, en vieillissant. Quand on a 22 ans, on n’y pense même pas, on est persuadé qu’on va vivre 150 ans, on croit que tout ce qui nous entoure est là pour l’éternité mais, cinq ans après, tout a disparu. Je repense à l’enfant que j’étais, c’est un peu psychédélique, je n’arrive pas à retracer tout ce qui est apparu, et tout ce qui a disparu depuis.
Alex : Ca peut être également lié à l’éphémère, comme cette sensation incroyable d’apercevoir furtivement un animal sauvage, et de réaliser que cette vision est la première et la dernière que tu auras dans ta vie. Beaucoup de réflexions ont nourri Depression Cherry, mais elles sont mêlées, inextricables, et je crois qu’essayer d’en extraire une pour l’analyser réduirait le tout, trahirait l’idée. Nous prenons des sentiments et essayons de les rendre plus grands, plus forts, pas plus étroits.
Victoria : Essayer de comprendre le cœur d’une chanson n’est pas comme regarder le mécanisme interne d’une montre, ou les articulations d’une main, c’est plus étrange que ça, et c’est ce flou qui peut la rendre plus universelle.
Alex : Tout semble devenir d’une grande richesse avec l’âge. Nous avons à peine 30 ans, je me demande ce que ça va être quand j’aurais 45 ans : tout devient si complexe, il se passe tellement de changements, on pense de manière tellement différente.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire Depression Cherry ?
Alex : A aucun moment nous avons ressenti ou nous sommes imposés une quelconque pression, précise Alex. Nous avons dessiné les premiers contours de l’album en prenant notre temps, pendant deux ans : le temps nécessaire pour prendre le pouls de nos émotions, pour que la nature reprenne le dessus.
Victoria : Et la sensation du passage du temps peut beaucoup varier d’un moment à l’autre. Les choses peuvent semble se dérouler avec une très grande lenteur pendant une période mais on peut avoir au contraire, pendant le même laps de temps, avoir l’impression qu’énormément de choses se déroulent. J’ai besoin d’un temps pendant lequel je n’écoute et ne ressens rien pour, ensuite, retrouver mes sensations. Puis j’écris à nouveau, les choses reviennent. Puis elles disparaissent à nouveau pendant un temps, avant de réapparaître. C’est différent pour Alex, mais c’est le cycle que suit généralement mon inspiration. J’ai du mal à être créative quand on tourne, par exemple, il se passe trop de choses, ça demande beaucoup d’énergie. J’ai besoin de vide pour être réceptive. Je dois être à fleur de peau pour que les choses me pénètrent, et quand on tourne, on a plutôt tendance à s’endurcir. L’ennui est absolument nécessaire pour que les idées naissent. L’ennui est quelque chose de positif, il peut être un moment d’ouverture, et il faut le prendre comme tel. C’est peut-être ce dont le monde actuel manque le plus : à la seconde où les gens commencent à s’ennuyer, ils paniquent et trouvent ça anormal.
Que pouvez-vous me dire de l’enregistrement de l’album, pourquoi avoir choisi la Louisiane ?
Alex : Le choix tient, pour être honnête, plus au studio qu’à la Louisiane. Nous aimons vivre et dormir dans le studio où nous enregistrons, nous enregistrions pendant l’hiver, nous avons décidé d’aller vers le sud… Si l’endroit a eu un impact sur les chansons, il est je pense minimal : tout était déjà composé, tout avait déjà un ton avant que nous y allions.
Comment définiriez-vous Depression Cherry ?
Victoria : Nous nous sommes laissés porter. Nous prenons beaucoup de temps à faire les choses, nous y mettons beaucoup de soin. Mais nous ne pensons pas réellement à ce qui vient après, à la manière dont ce que nous écrivons sera reçu, aux conséquences du fait de l’appeler Depression Cherry : pendant sa conception, ça nous offre la liberté.
Alex : Je pense que cet album est animé par un sentiment, un sentiment que nous aurions du mal à décortiquer car nous vivions dans ses chansons quand nous les faisions, mais quelque chose qui le rend cohérent, qui n’en fait pas une collection perdue et désarticulée de chansons de Beach House. Nous savons ce que nous ressentions quand nous le faisions, nous n’avons en revanche pas encore la moindre idée de ce que vont sentir les gens en l’écoutant.
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