Pas de révolution, peu d’évolution, mais une pop de rêve intacte et des mélodies toujours aussi merveilleuses. Beach House revient avec un cinquième album qui semble figer le temps.
Une impression de déjà-vu, ou de déjà vécu. C’est dans un charmant hôtel du IXe arrondissement de Paris que nous avions rencontré Beach House en 2012, à l’occasion de la parution de leur précédent album Bloom. Trois ans plus tard, les deux Américains publient Depression Cherry et c’est précisément, très précisément, au même endroit que nous posons nos questions à Victoria Legrand et Alex Scally.
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Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, beaucoup de tweets, de statuts Facebook, de commentaires et notifications ont fait clignoter nos écrans, beaucoup d’émotions ont été bravées, de sang versé sur les cinq continents, beaucoup de gouvernements ont été élus, des pays se sont effondrés, des centaines de disques ont été avalés par nos platines, des dizaines de passions ont surgi puis se sont évaporées.
Le journaliste s’est sans doute un peu empâté, l’attaché de presse a peut-être gagné quelques discrètes rides au coin des yeux. Mais dans le même canapé blanc, à côté du même bar immaculé, entouré des mêmes livres de la même bibliothèque décorative, Beach House est là, immuable, les corps à peine marqués par le passage du temps, comme si Legrand et Scally n’avaient jamais quitté les lieux, comme s’ils avaient simplement changé de tenue.
Chansons stratosphériques et rêves pop cotonneux
Ce n’est à vrai dire pas tout à fait du déjà-vu, ni du déjà vécu. C’est de la magie. La confirmation de ce que l’on ressent depuis toujours, depuis 2006 et l’album inaugural du duo de Baltimore, depuis que l’on s’installe béatement dans leurs chansons stratosphériques, que l’on pérégrine sans fin dans leurs rêves pop cotonneux, que l’on se laisse doucement bercer par leur mélancolie troublante : mieux qu’Harry Potter, dans un monde trop rapide, trop complexe et trop brutal, Beach House fige le temps, crée un refuge perpétuel pour la beauté, un phare discret auquel les esprits affolés peuvent se rattacher quand ils se noient dans les méandres en accéléré des vies modernes. Victoria explique :
“Tout va très vite, trop vite sans doute. Je suis persuadée que ça va jouer sur la mémoire des gens et que se développeront des sortes d’Alzheimer turbo : les choses, les paroles, les images n’ont même pas le temps d’être imprimées dans les esprits, elles s’évanouissent aussi vite qu’elles sont apparues. Et des gens se rendront peut-être compte, un jour, qu’ils ont oublié l’intégralité de ce qu’ils ont vécu, de tout ce qu’ils ont vu sur internet.”
Une forme de subversion qui ne dit pas son nom
Sur le magnifique PPP, le titre le plus fort de leur cinquième album, Depression Cherry, Victoria chante sur une mélodie inoubliable “It won’t last forever, or maybe it will” : “Cela ne durera peut-être pas éternellement, ou peut-être que si”. Sans doute la grande Américaine à la voix de méduse glaçante ne parle-t-elle pas de musique.
La phrase s’applique pourtant parfaitement à ce qu’est, de manière substantielle, Beach House. Soit un groupe terriblement indépendant qui, pour durer mais sans vouloir durer à tout prix, ne fait confiance qu’à lui-même. Deux jeunes gens pour qui une forme de subversion qui ne dit pas son nom (“Du flower punk ? Du soft punk ?”, se marre Victoria) réside dans la simple sagesse de ne suivre que sa nature.
Le plus honnêtement possible, en échappant à la roue sans fin du cool dans laquelle tournent et s’épuisent, avant leur inéluctable remplacement, les hamsters qui y poursuivent la gloire massive et n’atteignent que l’amour périssable.
Beach House est ainsi un groupe qui avant tout, au-dessus de tout et malgré tout, cherche à écrire de belles chansons, hors du temps et de ses emballements éphémères : ce sont elles qui, peut-être à jamais, continueront d’exister quelque part dans le cœur et l’inconscient de l’un de ceux qui les ont aimées, les aiment ou les aimeront. Alex précise :
“Je crois que les genres et les avancées en musique ne sont que des mirages. Depuis toujours, il existe de grands songwriters, de grands compositeurs, et c’est au final tout ce qui compte : la chanson, toujours, est au centre de ce qui est grand et manque à ce qui ne l’est pas.”
”On peut s’exciter pour une nouvelle sonorité, un nouveau style, les trouver innovants et frais mais, s’il n’y a pas de bonne composition derrière, ça ne mène à rien. Et il reste de grandes choses à faire : il n’y a pas de limite au nombre de belles chansons que l’on peut écrire, il apparaîtra toujours de nouveaux Brahms, de nouveaux Hank Williams, d’autres Bach, Daniel Johnston, Cass McCombs ou Arthur Russell”, conclut Alex.
Des variations très progressives, une évolution très délicate
Ecrire de belles chansons, c’est ce que les Américains ont fait depuis Beach House, leur premier album, et c’est ce qu’ils continuent de faire sur Depression Cherry. Sans chercher le bouleversement et en se moquant ostensiblement du reste, du progrès, de l’évolution, des secousses et convulsions du monde et des modes qui les entourent.
Beach House est-il un groupe réactionnaire ? Certainement pas. D’album en album, avec des variations très progressives, une évolution très délicate, le groupe a fini par échapper à toute idée de sens de l’histoire : la route que Legrand et Scally tracent est intime, ce n’est pas celle qu’ils choisissent mais celle qui les porte, elle dessine ses paysages librement, au gré de leurs humeurs, envies et sentiments.
Peut-on en revanche, notamment à cause de la relative discrétion des évolutions entre Teen Dream, Bloom et Depression Cherry, considérer Beach House comme un groupe stationnaire, immobiliste ? Pourquoi pas : ce n’est finalement pas un défaut quand on a appris à faire vivre de telles splendeurs.
Beach House représente depuis quelques albums une chose finalement assez rare donc plutôt précieuse : le groupe et sa musique, souvent bouleversante, sont un éloge à la lenteur, cet allié du beau, ainsi qu’à l’ennui, cette saine occupation par le vide que des individus drogués aux sollicitations permanentes considèrent désormais comme un échec personnel. Victoria explique :
“J’ai besoin d’un temps pendant lequel je n’écoute et ne ressens rien pour, ensuite, retrouver mes sensations. J’ai du mal à être créative quand on tourne par exemple, il se passe trop de choses. J’ai besoin de vide pour être réceptive. Je dois être à fleur de peau pour que les choses me pénètrent. L’ennui est absolument nécessaire pour que les idées naissent. C’est peut-être ce dont le monde actuel manque le plus : dès que les gens commencent à s’ennuyer, ils paniquent.”
Depression Cherry s’est ainsi fait dans la lenteur et à l’instinct, sans forcer les choses. “A aucun moment nous n’avons ressenti ou ne nous sommes imposé une quelconque pression, précise Alex. Nous avons dessiné les premiers contours de l’album en prenant notre temps, pendant deux ans : le temps nécessaire pour prendre le pouls de nos émotions, pour que la nature reprenne le dessus.”
Une écriture plus impressionniste, plus intimiste, plus expérimentale
La nature de Beach House avait été légèrement altérée par le succès critique et populaire grandissant qui avait accompagné les précédents Teen Dream et Bloom. Jouant dans des salles de plus en plus grandes, le duo s’était laissé porter et avait progressivement adapté son songwriting et ses sonorités à un public élargi, appuyant notamment sur les rythmiques.
Mais les deux fortes têtes ont fini par se lasser des effets de leur propre ascension et sont revenues, pour Depression Cherry, vers une écriture plus impressionniste, plus intimiste, discrètement plus expérimentale ; tant pis pour la croissance, derrière laquelle les Américains ne courent de toute façon pas avec une grande obstination. Scally précise :
“Nous avons une dette envers nos fans. Nous les respectons profondément, nous leur sommes dévoués, nous voulons leur offrir tout ce que l’on peut. Il est pour moi plus important d’honorer les fans que nous avons déjà que d’en trouver de nouveaux, par tous les moyens. Nous en avons suffisamment.”
Parce que leur démarche est d’un romantisme et d’une pureté remarquables, parce qu’ils affirment encore et toujours sur ce cinquième album leur talent évident pour les entrelacs mélodiques lumineux ou les plongées abyssales dans le grand bleu du spleen, avec leurs chansons si vaporeuses qu’elles ne semblent exister qu’en songe, Legrand et Scally peuvent encore, qu’ils le souhaitent ou non, conquérir d’innombrables âmes.
Quant à ceux qui aiment le groupe depuis des années, ils ne devraient pas voir leur flamme étouffée par la lassitude. La bien nommée Levitation, l’océanique et voltigeuse PPP, la sombre mécanique de l’étrange 0.442361111, la distorsion rouillée de Sparks, comme un My Bloody Valentine sous Tranxène, le déroulé merveilleux de Wildflower, la langoureuse tristesse de Bluebird : ils trouveront dans ce disque évanescent, spectral, aux beautés enivrantes mais réclamant une certaine patience, une dizaine de grandes chansons à chérir jusqu’à la fin des temps – et au prochain album.
album Depression Cherry (Sub Pop/PIAS)
concert le 29 octobre à Paris (Pitchfork Music Festival)
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