Bashung a traversé toutes les crises sans se plier aux normes. A l’occasion de la sortie de l’album posthume « En amont » Bashung revient dans le circuit. Petit survol d’une discographie sinueuse jusqu’à Bleu pétrole, commentée par le mieux entouré des solitaires. Un article paru en 2009 dans le H.S. Bashung.
« Chacun de mes disques s’est construit sur une rupture, un chaos affectif ou un déménagement. Je ne crois pas avoir fait deux albums dans le même contexte.” Après l’épais nuage de poussière qui recouvre ses premières années, c’est selon une courbe sinueuse que la discographie “officielle” de Bashung s’édifie depuis vingt ans. “Officielle” car débarrassée des scories, des peu glorieux singles enregistrés fin 60, début 70, jusqu’au premier album de 1977, Roman-photo, disparu du cadre sur la volonté de l’auteur jusqu’à la sortie de l’intégrale Les Hauts de Bashung. L’homme y a tour à tour malaxé ou s’est laissé malaxer, au gré plus ou moins fertile des rencontres avec des auteurs et des musiciens, selon une humeur de girouette qui l’a conduit parfois à enchaîner un disque apaisé et un suivant névrosé : des tubes au Top 50 et des mises en quarantaine, des chefs-d’oeuvre et des hors-d’oeuvre, des petits plats et des grands reliefs.
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Pas de plan de carrière chez Bashung, ou alors un plan incliné, à la merci du vertige, de l’amour, des mots – et pas forcément de l’amour des mots. Vu les sévices peu académiques qu’il a fait subir à la langue française – avec les complicités successives (et non exhaustives) de Boris Bergman, Gainsbourg ou Jean Fauque –, on ne saurait suspecter Alain Bashung de fayotage envers les belles-lettres : bon nombre des paroles semblent conçues sous la dictée du pavot plus qu’à la lecture des classiques. Pour le confort d’écoute, la musique de Bashung ne fut pas toujours non plus un long flux tranquille.
Nul autre, parmi les chanteurs populaires français des deux dernières décennies – hormis Christophe récemment –, n’aura à ce point ouvert de perspectives tout en brisant les lignes, n’aura autant brouillé les 24-pistes syndicales grâce à l’acoquinement régulier avec des collaborateurs justement adeptes du hors-piste : de Colin Newman de Wire au guitariste cubiste Marc Ribot, de Arto Lindsay aux membres de Portishead ou Talk Talk. Bashung est à la fois notre Gene Vincent et notre Bowie, notre Alan Vega et notre Beck. Et il répète inlassablement que certains voyous du showbiz préhistorique voulaient en faire notre Tom Jones. Comme Bernard Tapie, comme Herbert Léonard. Bashung revient décidément de très bas. Mais il n’a cessé depuis de monter, au point d’atteindre, avec Fantaisie militaire et L’Imprudence, ce que l’on serait bégueule de ne pas appeler des sommets.
Pas de plan de carrière chez Bashung, ou alors un plan incliné, régulièrement à la merci du vertige, de l’amour, des mots – et pas forcément de l’amour des mots.
En 1977 est donc sorti, dans la confidentialité à laquelle étaient alors voués en France les albums de rock, Roman-photo : “J’ai volontairement fait disparaître cet album de mon intégrale [de 1992], parce que j’estime qu’il ne me ressemble pas. J’étais simplement satisfait d’avoir pu faire un album, à une époque où c’était encore un privilège réservé aux grands de la chanson. J’avais un truc en tête, mais je cherchais encore confusément la manière de le faire. La production discographique n’était pas vraiment prête à investir dans le particularisme et, partant de ce constat, je n’avais pas ma place. Pas encore, en tout cas.”
L’écho du punk anglais, parvenu à retardement et de manière discrète jusqu’aux frontières bien gardées du giscardisme, suffira néanmoins à remettre quelques vieilles certitudes en doute et, pour reprendre une formule consacrée, encouragera certaines maisons de disques à oser. Bashung, parmi les candidats disponibles sur le marché de la fin des seventies, se voit ainsi accorder une seconde chance. Conscient qu’elle sera probablement la dernière, il intitule l’album Roulette russe.
En 1979, le tandem Bergman-Bashung cafouille encore, hésitant entre la parodie du seul modèle qui vaille, Gainsbourg (Je fume pour oublier que tu bois), et la franche gauloiserie (Pas question que j’perde le feeling), le tout sur fond mal dégauchi de blues-rock mâtiné de roideur urbaine. Roulette russe est un pendant parfait à ces films français fin seventies, où l’on voit de petits caïds sans étoffe arpenter le périph’ le samedi soir, à la recherche d’une hypothétique fureur de vivre, avec à leurs côtés une caissière de Codec pour toute Natalie Wood, du skaï de faux durs à cuire sur le dos et des vannes de carabins pour seule grammaire. A l’époque, Renaud vampe la banlieue et Bashung les boulevards circulaires, la petite ceinture, la station-service ouverte la nuit.
Lorsque Mesrine se fait tirer comme un lapin, toute cette mythologie prend du plomb dans l’aile et les années 80 arrivent : “Roulette russe n’a pas marché, mais on a commencé à nous remarquer, Bergman et moi. On nous regardait comme des fous furieux, complètement en marge. Il faut dire qu’on a enregistré cet album dans des conditions épouvantables, en 12-pistes, dans le froid, au bord d’un étang dans la Mayenne. Musicalement, il y avait cette tentative de briser un moule : depuis tout gamin, j’écoutais les pionniers du rock et j’en avais marre que tout le monde continue, deux décennies plus tard, à jouer sur ce modèle. J’ai écouté en accéléré des tas de styles différents, à la recherche de celui qui permettrait de véhiculer le mieux ce que je voulais dire. Le country-rock, voire folk ou blues, s’est imposé à l’époque comme une porte de sortie un peu exotique. Je n’avais pas envie de copier les Sex Pistols, mais ça m’intéressait et, en même temps, j’étais assez attiré par les doux dingues solitaires : j’écoutais Todd Rundgren, Kim Fowley… C’est également l’époque des premiers synthés, les débuts de la boîte à rythmes, ce qui offrait, parallèlement aux mots, des idées nouvelles pour raconter la robotique, la froideur, le malaise.”
Sur les ruines du brouillon Roulette russe, Bashung et Bergman livrent en 1980 une copie parfaite, un concentré particulièrement explosif de leur savoir-faire bicéphale : un bon gros boogie déhanché, vaguement synthétique et truffé de rimes acrobatiques. Gaby oh Gaby décroche un improbable pompon sur les antennes périphériques, qui n’avaient pas connu telle loufoquerie depuis les glorieux Lanzmann/Dutronc des sixties. La chanson évite de justesse à ses géniteurs une mise à la retraite prématurée : “Faire un tube me paraissait à cette époque une étape obligatoire, mais je vivais dans la hantise d’y parvenir avec quelque chose qui ne m’aurait pas ressemblé. Finalement, avec Gaby, on a trouvé un bon équilibre entre tradition et originalité, même si on craignait d’avoir créé une norme et d’être désormais contraints à la suivre. Le succès n’a finalement rassuré personne, et les contrats que j’avais signés étaient tels que je n’ai pas vu grand-chose venir d’un point de vue matériel. A l’époque, il était mal vu de se faire conseiller par un avocat. L’album suivant a donc été fait sans moyens, en Grande-Bretagne, parce que c’est là qu’on avait trouvé le studio le moins cher.”
Enregistré dans une ferme du pays de Galles, chez Dave Edmunds, le fondateur du groupe Rockpile, Pizza sort en 1981 : c’est un Roulette russe qui aurait bien tourné. Bashung n’a pas encore totalement fracturé sa mémoire (y subsistent ces relents de l’adolescence rockabilly, réchauffés au pub-rock selon les préceptes de l’hôte des lieux, Dave Edmunds), mais il louche déjà sur la new-wave (Ça cache quekchose) tandis qu’avec Boris Bergman, il sème une sacrée zone dans le dictionnaire : Vertige de l’amour conquiert à la hussarde les transistors, et la France adopte Bashung comme elle a choisi la gauche – sans trop savoir pourquoi, par désir de se faire peur ou d’envoyer son destin sur les roses, pour changer ses envies et entrevoir des lendemains où l’on chantera différemment que chez les Carpentier. Pour les enfants du rock et de la Bastille tout juste nés, Bashung incarne alors une alternative opportune aux dinosaures finissants des seventies. Et avec lui, la nouvelle vague française, de Bijou à Taxi Girl, connaît alors ses plus belles heures d’insouciance.
Bon gros boogie déhanché, vaguement synthétique et truffé de rimes acrobatiques. Gaby oh Gaby décroche un improbable pompon sur les antennes périphériques.
Play Blessures, en 1982, est le premier des nombreux virages à angle droit négociés par Bashung, pilote casse-cou des années 80, quand presque toute la chanson française fréquentait les boulevards, confortablement installée dans un décor à dimension unique et nettement aseptisé. Les radios FM et les marchands de synthés japonais ont imposé une norme, Bashung sera l’un des rares à l’enfreindre. Au moment du choix du copilote, il débarque partiellement Bergman et embauche Gainsbourg, vieux renard tout-terrain ragaillardi par ses récents rallyes jamaïcains. “La musique était déjà écrite lorsque nous avons commencé à travailler ensemble. A cette époque, j’avais un groupe de musiciens avec qui il se passait toujours quelque chose lorsqu’on jouait. Chaque note, chaque idée nous donnaient l’impression d’avoir raison. J’avais, pour la première fois, la sensation d’inventer une musique, sans faire référence à ce que nous avions aimé dans le passé, sans nostalgie. Cet album s’inscrit dans cette idée, assez forte à l’époque, d’une musique profondément européenne à laquelle j’étais sensible – avec notamment tout le rock industriel, les groupes allemands, belges. Je voulais que la France, elle aussi, puisse s’enorgueillir d’être à l’origine d’un courant musical qui soit le résultat d’un mélange personnel, qui ne ressemble à rien d’autre. Je ne serais jamais Joe Brown ou Jimi Hendrix, OK, mais je pouvais enfin devenir autre chose, pas un sous-quelque chose.”
Disque de transgression plus que de transition, mal exposé en raison de l’absence d’un véritable tube, Play Blessures est celui que l’on soumet le plus volontiers aux oreilles étrangères afin d’obtenir en retour on ne sait quel respect, voire admiration, pour la musique faite ici. Tout ce qu’on aimait de l’époque – l’électronique sadomaso de Suicide, la poisse existentielle de Joy Division, les percussions malingres et les guitares contemplatives de Durutti Column (allégrement pompées sur Martine boude) – trouvait là un écho. Un écho amplifié par la présence à bord de Gainsbourg et les dérapages vocaux d’un Bashung plus que jamais décidé à régler son compte à Tom Jones, à son passé même le plus proche (“Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu, mort de soif dans le désert de Gaby, respectez une minute de silence, faites comme si j’étais pas arrivé”, dit-il au début de Je croise aux Hébrides). “Pendant trois mois, j’ai travaillé sur les textes avec Serge, chez lui. Enfin… disons qu’on travaillait la journée et qu’on passait la nuit à faire la fête. Tout le monde considère cet album comme un truc hyperdéprimé alors qu’on rigolait sans arrêt en le faisant. Nous avions pour objectif de raconter des choses de la rue avec une esthétique poétique résolument neuve. Je rêvais déjà d’être à la fois les Doors et Rimbaud, en toute simplicité…”
De Pizza à Play Blessures, Bashung était passé approximativement de Rockpile à PIL, titubant sur la ligne de démarcation entre rock basique et new-wave alambiquée, s’arrachant au passage les cordes vocales aux barbelés. A l’image de la plongeuse de la pochette, Figure imposée le voit se résoudre à sauter dans le vide, faute d’avoir su (ou voulu) freiner, d’avoir pu à temps descendre de là. Sorti en 1983, le cinquième album de Bashung aurait pu s’appeler Défigure imposée, ou Figure implosée. “J’ai tenu absolument à enregistrer avec un nouveau magnéto numérique et cela s’est avéré une catastrophe parce que personne ne savait s’en servir. Quand l’album a été terminé, j’étais désespéré : il sonnait claustro, pas épanoui. J’avais l’impression d’avoir fait un film dont la copie aurait été floue. Quelque chose s’en dégageait, mais je n’étais pas parvenu à faire aboutir mes idées. Je me sentais trahi, frustré.”
Trop d’auteurs (jusqu’à trois à la fois, sur le seul Poisson d’avril) et pas suffisamment de hauteur, trop de saxophone, de boîtes pas assez boiteuses et de synthés en bonne santé, Figure imposée ne ressemble à rien sans pour autant ressembler à grand-chose. Hormis What’s in a Bird, qui permet à Bashung de sauver quelques plumes au hit-parade, Figure imposée ne bénéficie, avec le temps, que d’un seul trait de gloire : celui, peu enviable, d’album maudit. Bashung fait alors pénitence, part en tournée pendant deux ans pour se donner des forces, comme en témoigne l’ébouriffant Live Tour 85, et multiplie les SOS : Tu touches pas à mon pote, single de commande pour SOS Racisme, et SOS Amor, tube de commande de sa maison de disques.
Comme copilote de Play Blessures, Bashung embauche Gainsbourg, vieux renard tout-terrain ragaillardi par ses récents rallyes jamaïcains.
1986, un mot occupe toutes les manchettes : cohabitation. Tel le couple Mitterrand-Chirac, Bashung et Bergman vivent une seconde noce difficile, seuls aux commandes de Passé le Rio Grande – pochette et titre en hommage à Mitchum –, avec un lot ingrat de promesses à tenir. “Il y avait une volonté affichée d’être gai à tout prix et, avec le recul, c’était une erreur. Je pensais avoir trouvé la bonne équipe, le bon studio, mais la trajectoire prise au départ n’était pas la bonne. Avec Bergman, nous donnions l’impression de nous amuser, mais nous ne parlions plus tout à fait de la même chose. Nous ne savions plus très bien où chacun en était par rapport à l’autre. Lorsque j’ai reçu le prix du meilleur album de l’année, j’étais encore plus perplexe.”
Facile d’accès, avec ses parodies/psalmodies spectoriennes (Helvète Underground, Malédiction), ses jeux de mots pas très frais (Camping Jazz, Douane Eddy) et sa production majoritairement sans piment, désormais clinquante et datée, Passé le Rio Grande a fort mal passé l’épreuve du temps. Bashung en reprendra pour trois années entières de mise à pied, préférant faire le mort – ou l’acteur, notamment dans le pathétique Beauf aux côtés de Jugnot, scénarisé par Bergman – plutôt que les vivants en sursis.
En 1989, le titre du nouvel album prêche, selon les lectures, la résurrection (Novice) ou l’abstinence (No vice), tandis que la pochette indique une météo assombrie, tempérée de légères éclaircies (“Là j’ai pied, là j’ai pas pied”), que confirme la musique. Novice est l’album le plus cohérent depuis Play Blessures, dont il est le jumeau cyclothymique et introverti à tendance pyromane, accouché par une équipe d’artificiers connus pour leurs loyaux sévices : Colin Newman, Blixa Bargeld, Dave Ball ou Phil Manzanera. Il officialise également le passage de témoins entre Boris Bergman et Jean Fauque, qui se partagent les écritures aux côtés d’un Bashung de plus en plus à fleur de nerf, plus enclin à faire parler la poudre que la raison (“Tant que soufflera la tempête, je saurai à quoi j’aspire” dans Pyromanes) tel qu’on le découvrira, en version crue et cuir, pendant la tournée des deux années suivantes.
“J’avais rencontré de telles difficultés pour l’enregistrement des deux précédents albums que je me retrouvais dans une situation d’extrême fragilité avec celui-ci. Je ne savais plus par quel biais commencer, si bien que la rencontre avec Colin fut salutaire : il m’a réconcilié avec les machines et redonné ce goût pour les bidouillages que j’avais fini par perdre avec les années. Au début de ma carrière, je possédais un petit magnétophone Revox avec lequel j’enregistrais seul des demos assez brutes, et cela donnait parfois des choses très fortes. Novice, c’est une tentative de retrouver cette naïveté, dans le sens où je pouvais à nouveau envisager l’impossible, me retrouver dans la situation d’un enfant. Les années 80 furent une grande leçon de cynisme dans tous les domaines, et ce disque fut écrit en réaction par rapport à ça. C’est un album très tendu, très noir comparé au précédent,mais je ne me suis jamais senti en danger en le faisant. Au contraire : il témoigne d’un univers dans lequel je me retrouvais complètement.”
Avec Figure imposée, Bashung se résout à sauter dans le vide, faute d’avoir su (ou voulu) freiner, d’avoir pu à temps descendre de là.
C’est la véritable révélation de Novice : Bashung n’est pas (qu’)un rigolo. Pour délimiter les frontières de plus en plus floues de son territoire, il en appelle à de vieux souvenirs de celluloïd, lorsque, adolescent, il s’en allait chercher ses petites vérités sur grand écran. “Je voyais Bernard Blier chez Audiard, et Fritz Lang dans la foulée. J’avalais Orson Welles, Stanley Kubrick et des séries B, des chefs-d’oeuvre et des nanars, tout se mélangeait joyeusement dans mon esprit. Pour écrire des chansons, tout doit tenir en trois minutes quinze, alors il faut aller vite, prendre des raccourcis, ce qui explique ces chevauchements de mots un peu sauvages. J’ai autant besoin des dialogues d’Audiard que de la mise en scène d’Orson Welles. Je n’ai jamais pensé que la gravité était plus importante que la légèreté.”
Après la méchante gravité de Novice, Bashung s’exile pour la première fois hors des frontières européennes, sur les traces d’autres obsessions familières : le blues, le rock’n’roll et la country. A Memphis, Bashung réalise un album de genre, comme il existe des films de genre, empreint cette fois de la légèreté propre à ce type d’exercice. Les années 90 débutent ainsi par un brutal travelling arrière, et Osez Joséphine nettoie les dernières buées du passé à coup de reprises (Dylan, Tim Rose, Buddy Holly, Moody Blues), tandis que Madame rêve, seul titre enregistré en Europe, brosse l’esquisse des futurs épisodes. “Donnez-moi des nouvelles données” est le mot d’ordre de l’album suivant, comalaxé avec le seul Jean Fauque.
Un disque de guitaristes spationautes (Marc Ribot, Sonny Landreth, Michael Brook, Link Wray), habilement défini par son auteur comme de la country new-age. Chatterton, en 1994, comme Fantaisie militaire ou L’Imprudence, ont été soumis au processus de création empirique qui rend désormais la musique de Bashung si complexe à défricher, d’une variété de tons, de textures et d’humeurs presque sans limite, hors des balisages ordinaires. “Je compose toujours la trame des chansons et je laisse ensuite des ingénieurs du son et les musiciens en établir leur propre vision. Au lieu de leur donner des directives, j’essaie plutôt de les exciter. Je leur dis qu’il faut qu’ils soient heureux, que c’est le moment pour eux de communiquer des choses très personnelles qu’ils n’ont pas pu faire passer jusqu’à présent. J’ai toujours peur de me raconter trop moi-même, alors j’éprouve le besoin que d’autres propositions se mélangent aux miennes.”
Pas moins de sept préparateurs ont ainsi façonné l’impressionnante matrice de Fantaisie militaire, paru aux premières heures de 1998, pendant que Fauque et Bashung livraient leur plus acharnée et spectaculaire partie de ping-pong sémantique. Des civils pas franchement fantaisistes (Les Valentins, Rodolphe Burger, Joseph Racaille) ont obtempéré au mot d’ordre du chef de troupe, tombant l’uniforme vert-de-gris pour la robe du caméléon : on ne les a jamais connus si inspirés, preuve que la discipline Bashung encourage les petits soldats prévisibles à se surprendre eux-mêmes. Chatterton finissait par coller aux nerfs, Fantaisie militaire coule et tourneboule telle une potion minérale, forcément nécessaire à nos métabolismes, précieuse pour nos batailles internes. Après le bondage, voici le temps du camouflage, du calfeutrage. “Je pourrais me plier aux exigences, recommencer à faire ce qu’on attend de moi. Je paierais plus d’impôts et je m’amuserais moins, alors à quoi bon ? L’important est de ne pas posséder une maison qui ressemble à celle du voisin.”
En 1989, la pochette de Novice annonce une météo assombrie, tempérée de légères éclaircies. Et un Bashung plus enclin à faire parler la poudre que la raison.
Tandis que la musique française connaît un essor international historique via la nouvelle vague electro de Daft Punk ou Air, Bashung est l’un des rares chanteurs français des vagues antérieures à maintenir un cap créatif aussi élevé, réconciliant sur son seul nom des factions de musiciens issus de toutes les générations. Aux yeux encore rougis des orphelins de Gainsbourg, Bashung s’impose en tuteur idéal, à la fois souteneur digne de confiance et aventurier perpétuel. Aussi, chacune de ses apparitions discographiques est désormais sujette en amont à d’infernales spéculations qui agitent les chaumières musicales et journalistiques : où va-t-il aller maintenant ? Avec qui travaille-t-il ? Quelle sera la teneur du prochain disque : une oeuvre au noir à la Novice ou un disque de plaisir instantané à la Osez Joséphine ?
A l’origine, L’Imprudence devait plutôt appartenir à la seconde catégorie : un disque rapide et sans états d’âme. La durée de l’enregistrement, les idées survenues en cours de route, les collaborations successives qui viendront s’y greffer changeront radicalement l’humeur et la teneur générale. Bashung peut se permettre tous les luxes, y compris celui d’être exactement là où on l’attendait – ou du moins là où on l’espérait. Après la plénitude tempérée d’un arrière-fond ombrageux qui prévalait sur Fantaisie militaire, le nouvel album serait sans doute encore un peu plus sombre, encore un peu moins commercial, car Bashung n’a plus vraiment intérêt à revenir sur le champ de bataille des “artistes français gros vendeurs qu’aiment à programmer les radios périphériques”.
Ainsi, durant les semaines qui ont précédé la sortie de L’Imprudence, la rumeur a enflé parmi ceux qui avaient goûté avant tout le monde à la chose : “Le nouveau Bashung est dark.” La sentence est apparue scotchée au coin de toutes les lèvres : sublime, forcément sublime, mais noir de chez noir, sans la moindre lueur d’espoir, tel un monolithe tombal arrosé au bourdon. Alors oui, le nouveau Bashung est tout noir dehors (la pochette, les photos) et pas bien éclairé à l’intérieur, ce qui ne l’empêche nullement d’apparaître à l’usage comme un lumineux exercice de fantaisiste macabre calligraphié à l’encre potache (Jean Fauque, Miossec, on a connu moins joyeux drilles) et mis en scène à la façon d’un conte expressionniste. Longtemps après l’écoulement de ces soixante-sept longues minutes, on se demande en quel bateau nous ont menés Bashung et ses comparses. Ni Novice ni Fantaisie militaire, pour le situer parmi les albums de Bashung comparables en densité, L’Imprudence conjugue néanmoins la charge urbaine calcinée du premier et l’opulence aérienne du second, avec une lame de Chatterton pour souder l’ensemble. Moins claustro que l’un, moins accueillant que l’autre, mais aussi remarquable que les deux réunis quant à cette façon d’enfoncer les conventions pour établir ses propres règles de syntaxe et d’équilibre.
Sur Fantaisie militaire, Bashung n’avait jamais si bien chanté. Sur L’Imprudence, il n’a jamais si bien parlé. Son talk-over quasi permanent autorise, en supprimant les dernières contraintes liées à la chanson, des culminations dont seuls Ferré ou Gainsbourg ont, en France, connu avant lui les vertiges. En dessillant les ultimes jointures, en faisant appel à des musiciens, Steve Nieve et Arto Lindsay chez les vétérans, Arnaud Devos, Mobile In Motion ou Arnaud Rebotini chez les jeunes, qui tous manient instruments et machines hors des grilles, Bashung se laisse dériver sans risquer les bégaiements ordinairement observés après tant d’heures de vol. Petit entrepreneur audacieux plutôt qu’architecte de grands ensembles, Bashung laisse le génie des autres pétrir le sien, préfère toujours se voir en “extrait de roche sous l’éboulis” qu’en statue du Commandeur. Une autre manière de faire carrière.
L’Imprudence : un lumineux exercice de fantaisiste macabre, calligraphié à l’encre potache, mis en scène à la façon d’un conte expressionniste.
En 2008, le prix du baril flambe comme jamais et Bashung publie Bleu pétrole, un nouvel album à la fois grinçant et empathique, forgé dans une tonalité country-folk qui en ferait la bande-son rêvée d’un There Will Be Blood à taille humaine. Le successeur de L’Imprudence ouvre en grand les fenêtres vers des espaces panoramiques, laissant ce chant de crooner sépulcral tournoyer comme une onde sur des musiques hantées à la fois par le rêve américain et son cauchemar actuel – avec en reflet un constat amer sur une certaine France agitée par Sarkozy (Résidents de la République).
Pour ce nouveau chef-d’oeuvre – insistons : cet immense chef-d’oeuvre –, Bashung s’est entouré d’une fine équipe entièrement renouvelée, avec au premier plan Gaëtan Roussel (Louise Attaque), mais également Joseph d’Anvers, Armand Méliès, l’Américain Matt Ward ou le vétéran Gérard Manset. Captif de sensations, orfèvre en métaux rares, passeur en contrebande des meilleurs crus de l’histoire du rock anglo-saxon dans une langue française travaillée au scalpel comme au chalumeau, à l’acide humoristique comme au baume émotionnel, on s’étonne toujours de son infinie modestie lorsqu’on rencontre Bashung. Il est plein de réserve, dans tous les sens du terme, c’est aussi ce qui fait sa grandeur. En France, on n’a toujours pas de pétrole, pas beaucoup d’idées, mais on a Bashung. Et c’est plus précieux que tout le reste.
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