Avant de se séparer, Noir Désir avait repris un titre
de Bashung, Aucun express, pour un riche album-hommage.
Une dizaine d’années plus tôt, ils s’étaient réunis autour
d’un micro pour un dialogue passionnant et inédit
dont voici un large extrait.
Bertrand Cantat – Avec les années, on emmagasine un savoir-faire qui peut nous aider à nous mettre dans un état d’urgence, dans un instant un peu instable, périlleux parfois, qui peut faire que les choses glissent du bon côté. Ça ouvre une petite fenêtre, un état de nécessité, de curiosité dans lequel on redécouvre une partie de soi-même. Les rencontres artistiques peuvent catalyser ce genre d’instants… Je voudrais que chaque chanson soit importante mais il ne faut pas que je me persuade trop de ça sinon je n’arriverais plus à en faire…
Serge Teyssot-Gay – L’arrivée d’une belle idée, la minute où une mélodie ou une grille d’accords naît en studio est un petit moment de suspension qu’on ne peut ni reproduire ni analyser sinon on risque de le perdre… Peu importe le jugement des autres, on doit être vrai avec nous-mêmes.
Alain Bashung – J’ai parfois aimé des textes de mes paroliers parce qu’ils me ramenaient sous les latitudes d’autres artistes et que ça me faisait sourire. Par exemple, “y’é n’en pé plou” de Rebel était un petit clin d’oeil à Julio Iglesias. Bon, après ça dérive vers autre chose. Au début, sur Roulette russe, je chantais des trucs plus sociaux, des mecs qui perdent leur boulot, des suicides, des divorces… Mais à partir de Novice, les choses ont changé. J’ai fait un choix presque délibéré de ne plus vouloir comprendre mes textes ou, en tout cas, pas tout ce qu’ils pouvaient contenir. J’essaie de combattre le côté cartésien de la langue française, de contourner les mots… En revanche, le son et la façon de dire les mots peuvent aussi donner l’idée de ce qu’un texte signifie… Je vais jusqu’à envisager que l’auditeur comprenne autre chose et refasse sa propre chanson. Bien sûr, je surveille tout jusqu’à la moindre virgule mais je veux que quelque chose m’échappe. Si je ressens qu’il y a un sens caché derrière un texte, j’ai l’impression d’avoir réussi quelque chose : une chanson qu’on peut comprendre par l’imagination, par une perception poétique. Je préfère ressentir que comprendre.
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Bertrand Cantat – Les espaces de liberté que laisse Alain dans ses chansons sont des petits privilèges pour l’auditeur et on ne peut pas prétendre les débusquer à la première écoute. Par exemple, je ne me suis aperçu que récemment, donc vingt ans plus tard, qu’il y avait des sens cachés dans Lavabo. Quand Alain chante “Et tu voudrais que ça débouche sur quoi ?”, j’ai réalisé que ça faisait directement appel à la simple notion de “déboucher un lavabo”… D’autres l’ont certainement vu tout de suite, pas moi. Le jeu de mots, l’excitation cérébrale multiple et renouvelée, c’est le secret des chansons qu’on redécouvre sans cesse.
Alain Bashung – Mais je suis d’une grande logique parfois, faut pas chercher trop compliqué (rires)… Je promène les mots et les gens les rattrapent. J’ai l’impression de créer des petits coins de détente, des jeux de l’esprit, sans enjeu…
Denis Barthe – La différence entre Alain et nous se trouve au niveau musical. Lui pense la chanson en globalité, la musique dialogue avec le texte, vient le souligner, l’illustrer, le compléter. Chez Noir Désir, ce jeu de miroirs est plus rare, souvent l’énergie écrase l’illustration.
Bertrand Cantat – Chez Alain, il y a aussi le son… Et là, on rejoint la poésie. Parce que le son, les espaces, le rythme et la diction donnent une autre dimension au texte. Cette question de souffle, de poésie chantée en français sur de l’électricité a été, au-delà du choix des mots, le casse-tête du rock en France. On a été souvent sur le fil, on a souvent donné dans la caricature.
Alain Bashung – Aujourd’hui, Brel et les Doors peuvent se rejoindre. Ce n’était pas le cas dans tout ce qui était rock jusque dans les années 70. On essayait de faire sonner les mots, de fabriquer des trucs chantables, parfois en gueulant un petit peu. C’était tout une aventure pour ne plus avoir peur de dire des choses en y associant une guitare électrique. On cherchait à ne pas être trop en dessous, sans faire trop intelligent… Puis on s’est aperçu qu’on pouvait y aller. On a pris confiance en nous, on a accompli du chemin : on sait faire du sensible, de l’impertinent, un peu bizarre… Ça fait du bien !
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