La vie inouïe d’Alain Bashung racontée dans une biographie pudique mais sans langue de bois. Le chanteur, décédé en mars dernier, s’était sorti d’une enfance blessée et de débuts en milieu hostile. Récit, à l’occasion de la parution de Bashung(s), une vie.
Je n’ai rencontré Alain Bashung en tête à tête qu’une seule fois : c’était en février 1995, dans les locaux de sa maison de disques. A quelques jours d’un concert au Zénith de Paris, le chanteur avait accepté l’idée d’une longue interview. Sans doute marqué par l’image de rockeur goguenard et insaisissable qu’il avait renvoyée au début des années 80, je m’étais préparé à affronter un client un peu retors, s’abritant sous un masque de circonstance et esquivant toute question embarrassante.
J’avais découvert un homme affable, à la timidité non feinte, incapable d’utiliser les vieilles ficelles de la représentation et se prêtant volontiers à l’exercice de l’entretien rétrospectif. Dans une langue parsemée d’ellipses, d’hésitations et de silences, il avait remonté le fil d’une existence pleine de sinuosités et de ruptures, évoquant quelques chapitres clés de son histoire : son enfance lourde d’ennui, son interminable parcours du combattant dans les tranchées du show-biz à la française, son irruption aussi soudaine que violente dans le cercle des chanteurs à succès. Sans jamais outrepasser les limites de la pudeur, il s’était ouvert avec élégance, froissant du même coup cette réputation de musicien distant et muré dans ses secrets qui lui collait aux basques. En guise d’au revoir, il avait lâché cette phrase : “J’espère sincèrement que vous pourrez tirer quelque chose d’intéressant de mes petites histoires.”
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Les artistes qui apportent d’avantage de crédit à leur oeuvre qu’à leur légende passent aisément pour des gens mystérieux : ils ne font pourtant qu’appliquer une très saine règle d’hygiène mentale, qui leur permet de s’abstraire du jeu des vanités. Alain Bashung était de ceux-là, et la biographie que lui consacre aujourd’hui notre collaborateur Marc Besse renforce le souvenir d’un chanteur qui, jusque dans ses errements et ses excès, a conservé cette dose de lucidité et de modestie qui distingue les honnêtes hommes. Fruit de huit ans de labeur et de plus de deux cents entretiens, cet ouvrage dense et vif s’imprègne des vertus de son sujet : il cerne le personnage sans le figer dans des images toutes faites, l’éclaire sans l’écraser sous un faisceau aveuglant de révélations intimes. Ce n’est pas un livre qui, à n’importe quel prix, veut tout savoir sur Bashung : c’est un livre qui, avec tact et empathie, réussit à le comprendre.
Son titre, Bashung(s), une vie, résume fidèlement le parcours du bonhomme. Bashung aura été cette personnalité à facettes qui, au gré de ses mutations, a su se dessiner un destin cohérent, tendu par des lignes de force héritées de l’enfance : le refus de la résignation et de la routine, la joie de se jeter des défis insensés, le plaisir de n’appartenir à personne d’autre qu’à soi. Un être multiple, “noir de monde” comme il le chantait en 2002, mais pas duplice : malgré les pressions d’un milieu qui a plus d’une fois voulu l’asservir, Bashung a poursuivi ses idéaux avec un certain sens de l’honneur, une morale à usage intime.
En 2001, alors qu’il grave sur disque une Anthologie de la poésie française avec la chanteuse Sapho, il aura ces quelques mots à propos des textes de Ronsard : “L’amour, l’honneur, la parole donnée sont des constantes dans cette poésie. Aujourd’hui, c’est tout juste si tu n’es pas le dernier des cons lorsque tu as de l’honneur. A l’époque, il y avait une espèce de jusqu’au-boutisme, un certain sens de la beauté du geste. Les gens pouvaient faire des choses incroyables pour le regard d’une femme.”
Bashung, lui, aura fait des choses incroyables pour l’amour de la musique. Déjà, il aura su s’arracher à la gravité d’une prime jeunesse placée sous le double signe de l’abandon et de l’austérité. Enfant d’une mère ouvrière à peine sortie de l’adolescence et d’un père qui lui restera à jamais inconnu (le livre, pudique, envisage une hypothèse terrifiante : il serait le fruit d’un viol), celui qui s’appelait encore Alain Baschung a été confié très tôt à ses grands-parents, vieux couple rongeant en silence son amertume au coeur de l’âpre campagne alsacienne. “La fantaisie et l’oisiveté ne sont pas autorisées, seul le travail représente une réelle valeur dans le monde rural, dira-t-il des années plus tard. Il y a une culture de la pénibilité, une peur du changement, de l’avenir.”
Le goût du travail, cet hyperactif exigeant le gardera jusqu’à la fin ; mais il laissera derrière lui la peur du changement et de l’avenir. Plus qu’à la blessure familiale originelle sur laquelle le chanteur a dû se construire, c’est à cette inaltérable soif de découverte que les premières pages de Bashung(s), une vie ont le grand mérite de s’intéresser. Une vraie soif d’autodidacte, déjà ignorante des cloisonnements en vigueur à l’aube des sixties : Bashung s’expose alors aux premières déflagrations du rock’n’roll comme au tumulte savant de Kurt Weill ou Richard Strauss, au jazz déviant d’Art Tatum ou Thelonious Monk comme aux chansons douces d’Henri Salvador ou Caterina Valente. Dans les heures intenses d’une adolescence qui s’abandonne à toutes les fièvres du désir, il va se forger cet ADN musical à nul autre pareil, ce patrimoine génétique pas très conforme qui, pendant de longues années, fera de lui un étranger au pays des yé-yé, dans la sphère de la variétoche comme dans les bastions du rock pur et dur.
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