Aux avant-postes des grands festivals de l’été (du 26 au 29 mai), Primavera Sound a tout pour lui et notamment sa programmation pantagruélique (une centaine de concerts sur trois jours), à la fois ouverte et pointue. Compte-rendu exhaustif de trois jours de festivités.
La première soirée du festival est, comme les autres années, la moins fréquentée : l’occasion donc de visiter, dans le calme, le site du Forum peuplé de drôles d’architectures hallucinées. Le Poble Espanol, où avait lieu le festival les années précédentes, ne nous manquera pas une seconde même si la transition entre la reconstitution d’un village Catalan du début du siècle et l’hyper-modernisme du Forum situé en bordure de la ville et devant la mer – preuve d’une logique d’expansion galopante de Barcelone – pouvait nous faire craindre le pire.
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C’est avec le son approximatif des anglais d’Art Brut que la soirée musicale commencera. Subissant les derniers réglages de la sono, ces punks arty, dont le premier album (Bang Bang Rock’n’roll) possède pourtant de sacrés qualités, ne convaincront pas vraiment. Leurs camarades de Maxïmo Park prendront le relais avec un show bien mieux rodé, aidé en cela par une série de tubes parfaitement achalandée.
Sur la plus petite scène Danzka CD Drome, la programmation du soir est plus orientée métal, ambiant-métal voire doom (le vilain mot). On apercevra la prestation des anglais de Jesu, mené par l’ancien guitariste de Godflesh, Justin K. Broadrick, dont les volutes de guitares sursaturées provoquent de drôles de réactions dans le public : certains regardent les étoiles en tournant la tête sans fin, d’autres sortent de la fosse, titubant, comme hallucinés par la masse sonique qu’ils viennent de se prendre dans les oreilles.
On ira se ragaillardir devant le rock héroïque des canadiens d’Arcade Fire qui continuent à Barcelone leur improbable tour du monde. Qui en effet aurait imaginé, il y a encore quelques mois, que ce groupe allait atteindre une telle popularité en si peu de temps ? Ce soir, au Primavera Sounds, avec une énergie et une foi sans pareil en leur musique, ce groupe protéiforme mettra tout le monde d’accord. Aux vues des critiques dithyrambiques dans la presse locale le lendemain matin, nul doute qu’ils resteront comme l’un des souvenirs mémorables de cette édition.
Après un tel concert, difficile d’aller regarder la concurrence. Pourtant, sur l’autre scène, le bruit continue de plus belle avec la prestation des américains d’Isis, un peu plus terre à terre que celle de Jesu, mais tout aussi assourdissante, dans le genre métallique, mais digne. Les Espagnols de Los Planetas, qui avaient la lourde tâche de succéder à Arcade Fire sur la grande scène, ne convaincront pas vraiment. Un dernier tour de piste et au dodo : demain, les choses sérieuses commencent.
Le vendredi, on commence tranquillement dans les confortables fauteuils de l’Auditorium – magnifique salle à l’acoustique impeccable, idéale pour des musiques délicates ? avec Antony and the Johnsons en acoustique, vers 18 h. Pour faire patienter le public, la sono diffuse une compile sans doute concoctée par l’androgyne chanteur, où l’on croit reconnaître de sombres pépites de Current 93 et David Sylvian. Le concert, conclu en rappel par une reprise de Candy Says du Velvet, sera à la hauteur de ces prémices, grâce à la participation active du public (Antony lui demandera un « bourdon » pour accompagner un a capella renversant) et à la sobre virtuosité des Johnsons.
A la sortie, on tombe sur le collectif canadien Broken Social Scene sur la grande scène, en « petite » formation (huit personnes) : toujours aussi excitant et jouissif. Puis on se rend à la scène Danzka CD Drome, face à un petit amphithéâtre, où se produit en trio Micah P. Hinson. La prestation du jeune Texan est aussi éplorée que son magnifique album, mais nettement plus agressive (textes souvent hurlés), laissant le public décontenancé. Un petit coup d’oreille aux mélodies séduisantes du quasi-vétéran Ron Sexmsith en passant, puis retour à la grande scène pour l’un des événements de ce festival : le concert d’Iggy Pop et de ses mythiques Stooges.
L’occasion de constater que les frères Asheton (accompagnés à la basse par la semi-légende hardcore Mike Watt) sont proches de la fossilisation, ce qui n’est pas vraiment le cas de l’Iguane. Très en forme et en voix, la bête humaine saute dans tous les sens, fait l’amour aux amplis et partage fréquemment le micro avec un public évidemment déchaîné. Musicalement, il va sans dire qu’on préfère entendre No Fun, I Wanna Be Your Dog ou TV Eye massacrés par les Stooges eux-mêmes que par les hardos de seconde zone qu’Iggy se trimballe habituellement sur ses tournées solo.
Les tympans tintinnabulants, on poursuit avec d’autres revenants, American Music Club. Costard déchiré et galure trempé de sueur, Mark Eitzel fait un hobo très présentable et semble pour une fois d’assez bonne humeur. Ce qui n’est pas vraiment le cas des chansons, pêchées pour la plupart sur le dernier album et le magistral Mercury de 93. La reprise finale du Heart and Soul de Joy Division (l’un de mes groupes préférés quand j étais jeune, nous apprend Eitzel) ne détendra pas plus l’atmosphère.
Un détour par la petite scène où se produit la toujours verte Kristin Hersh, seule avec sa guitare acoustique, vaudra le détour : le temps d’un Your Ghost (chanté à l’origine en duo avec Michael Stipe) et nous voilà replongé dix ans en arrière. Envoûtant. Peu de temps après, le fringuant Norvégien Sondre Lerche, bien entouré (cordes, cuivres, piano etc’), démontrera avec brio ses nombreuses qualités. Aux vues des larges extraits qu’il nous en a donné, on est en droit d’attendre avec beaucoup d’impatience son prochain album.
Il est déjà minuit : l’heure de rallier la gigantesque scène Nitsa Apolo pour le concert de New Order. Celui-ci démarre par Love Vigilantes, pas joué depuis des lustres : seule surprise d’une setlist expédiant rapidement les deux derniers albums avant d’aligner les classiques. Là aussi, le fantôme de Ian Curtis plane sur Transmission et Love Will Tear Us Apart, morceaux qui, malgré le vernis patrimonial, sonnent toujours avec la même urgence.
Un peu avant 2 h, la scène Danzka se transforme en freak show avec les mythiques Psychic TV. Genesis P-Orridge, en plein changement de sexe, nous montre ses seins tout neufs sur un rock post-punk presque conventionnel (sauf quand il se met à « déjouer » de la guitare) et drague le public de New Order (« Moi aussi, je suis de Manchester ») Ça devait être trop fun, le nord de l’Angleterre dans les années 70 Le cas The Human League sera vite expédié : on n’a pas très envie de s’approcher de la guitare-synthé et des choristes rescapées des eighties. La nostalgie a ses limites.
De plus, sous la tente, les chipies d’Erase Errata, resserrés en trio, sont déjà sur scène. Leur punk arty, répétitif et expérimental, porté par la voix nasillarde de Jenny Hoyston, est le genre de sucreries acides que tout festival digne de ce nom devrait proposer à ses invités. Le rock contemplatif de Piano Magic souffrira de la comparaison et surtout de l’heure tardive (3 heure). C’est devant le japonais DJ Krush que la nuit se terminera. Ses beats parfaits feront peu à peu se lever le soleil. Il est décidément beaucoup trop tard.
Comme la veille, le samedi démarre en douceur à l’Auditorium, avec les chansons à deux à l’heure de Vic Chesnutt, son fauteuil roulant, ses textes acerbes et sa voix qui donne la chair de poule. Installé depuis peu en Espagne, son compatriote Josh Rouse a, lui, les honneurs de la grande scène. Planqué derrière des lunettes noires, l’élégant songwriter livre un concert d’un grand professionnalisme, assez loin de l’intimisme des débuts, mais sans lourdeurs. Et quelles chansons’ On retourne ensuite à l’Auditorium, où notre bracelet bleu nous permet de griller la queue pour le concert de Tortoise. On a un peu l’impression d’une irruption incongrue de l’Ircam dans un festival rock, même si les laborantins de Chicago, avec leurs deux batteries et leurs riffs jazz-funk seventies, groovent finalement pas mal ? à leur manière un peu raide et cérébrale.
En sortant, on passe devant la scène couverte Nasti, ou les Dogs Die In Hot Cars terminent en beauté leur concert, sur un « Lounger » qui donne soudain envie d’être jeune et insouciant. Quelques heures plus tôt, à l’hôtel, on s’était retrouvé dans le jacuzzi avec des membres d’Expérience (en tout bien tout honneur), qui nous avaient encouragé à aller les voir, promettant que ça allait « envoyer ». Effectivement, ça envoie, tout en partant dans des audaces expérimentales que peu de groupes d’ici osent. Le public local, bien qu’il ne doive pas comprendre grand-chose aux textes (bon, c’est vrai, il y avait aussi beaucoup de Français), ne modère pas son enthousiasme.
Ultime retour à l’Auditorium, où jouent des légendes new-wave (une tendance lourde cette année, décidément) : Echo and the Bunnymen. Ian McCulloch, très nonchalant, et le génial Will Sergeant, très concentré sur ses pédales d’effets, accompagnés de jeunots anonymes, déroulent les classiques de la formation originelle : Back of Love, Rescue, Villers Terrace, Seven Seas, The Killing Moon, ou l’épique The Cutter avant le rappel’ Le public a tôt fait de se lever et de se diriger vers la scène. Pure nostalgie, là encore, mais quel bonheur
Peu adeptes des concerts best-of, les cinq fantastiques de Sonic Youth joueront une bonne moitié de leur excellent dernier album, sans négliger pour autant leurs grandes heures passées : (I Got a) Catholic Block, Mote, Pacific Coast Highway (avec quelques notes de trompette par la très charismatique Kim Gordon !), Expressway to Yr Skull et, en rappel, l’inusable Teenage Riot. Ravi par l’accueil, Thurston Moore, de plus en plus adolescent, dira même son envie de déménager à Barcelone avec le groupe
Après de brefs coups d’œil aux concerts de They Might Be Giants (son un peu trop fort, mais bon esprit) et Daniel Darc (aussi bien qu’en France), on navigue avec peine jusqu’à la tente pour aller danser avec les membres fantasques d’Out Hud, émanation electro des funky !!!. Leur live hystérique, arrosé de champagne et de percussions cataclysmiques, sera l’une des révélations de ce festival.
Un festival qui approche de sa fin sur la grande scène avec les ultimes vieux de la vieille de cette édition : Gang Of Four, dans sa mythique formation d’origine. Peut-être bien le groupe post-punk le plus influent du moment, et donc plus pertinent que jamais, d’autant que les années n’ont aucunement émoussé leur hargne. Une sacrée baffe. Ce Primavera 2005 se termine pour nous en fanfare, avec le concert réjouissant et triomphal de The Go ! Team. Un jeune groupe dont l’enthousiasme communicatif et la variété stylistique auront parfaitement résumé l’esprit de ces trois jours de liesse et de délices auditives. Vivement l’année prochaine.
Photos : ©2005 Julie Sandrin
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