Bagarre, c’est cinq individus singuliers qui ne font qu’un. Bagarre, c’est un groupe au style indéfinissable qui fait exploser les clubs et les salles de concerts. Rencontre souterraine avec une promesse qui n’en finit plus de grandir, tandis que sort son premier album, Club 12345.
C’est l’histoire d’un polyamour. D’une famille choisie, d’une bande, d’un clan, d’une horde, d’un groupe. On a voulu les diviser, les rencontrer un par un dans un souci de clarté. Ç’eut été une grossière erreur. Il faut se confronter à ses cinq têtes pensantes, faire face à ses cinq corps dissemblables, au même moment, au même endroit, pour rencontrer Bagarre, animal hybride, eau vive, liquide en mouvement qui se terre sous la terre, rue de Charenton, dans le XIIe arrondissement de Paris.
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Pour rejoindre le fight club, on emprunte un escalier posé au beau milieu d’une cour d’immeuble, on pénètre dans un parking souterrain, on se faufile dans un couloir, on pousse une porte, et nous voici dans un petit studio, face à face avec elle, ça, la chose. Elle est assez enrhumée mais heureuse de nous accueillir dans ce studio où elle a bossé l’essentiel de son premier album, Club 12345.
La lumière est vive, les corps sont chauds, les esprits éveillés
Elle s’appelle Emma, Arthur, Thomas, Cyril, Mustafa. Elle a autant de prénoms que de pseudos : Emmaï Dee, La Bête, Majnoun, Maître Clap et Mus. Autant de pseudos que de personnalités. Autant de personnalités que de physiques : petits, grands, fins, baraqués, garçons, fille, brun, blond, châtain. Autant de physiques que de styles vestimentaires, même si Maître Clap a conservé l’uniforme Adidas, leur signature.
De prime abord, on se dit que tout cela est bien embrouillé, bien compliqué. Mais en fait non, Bagarre a raison : pour comprendre ce qu’il/elle est, il faut faire un effort, ne pas avoir peur du jetlag, se concentrer tout en se laissant aller. Le voyage vaut le coup. Au bout, la lumière est vive, les corps sont chauds, les esprits éveillés.
“L’horizontalité, c’est mettre les gens sur un pied d’égalité”
A ce moment précis, vous êtes en train de vous dire qu’il ne s’agit que d’un groupe de musique comme il en existe tant, avec batteur, guitariste, bassiste, synthé et chanteur. Perdu ! Bagarre, c’est un collectif à l’horizontale, si attaché au principe démocratique que chacun possède et occupe tous les rôles à la fois. Ou plutôt à tour de rôle. “On avait en commun un besoin de s’exprimer. La musique était le meilleur prétexte pour le faire. On n’était pour la plupart pas musiciens, mais réunis par un même amour de la musique. On a pigé qu’on galérait dans nos vies et qu’être plusieurs nous aiderait. L’horizontalité, c’est mettre les gens sur un pied d’égalité”, raconte Arthur (La Bête).
Allez, quittons le studio un instant pour nous projeter dans le club, le fameux, là où Bagarre est né, aux alentours de 2014, là où Bagarre explose (n’importe qui les ayant déjà vu en live vous le confirmera). C’est notre cas : au festival Art Rock, à Saint-Brieuc, en 2016. Dans une salle de 1 000 personnes pleine à craquer, les bêtes sont lâchées.
“Je t’aime toi, et toi, et toi”
Elles bondissent sur scène comme des ouistitis surexcités, s’échangent les rôles, se passent le micro au gré des morceaux, suent et nous font suer, n’hésitent pas à descendre dans la fosse pour lancer aux spectateurs, droit dans les yeux : “Je t’aime toi, et toi, et toi” jusqu’à s’effondrer par terre, attendant que les gens s’agglutinent pour pomper leur amour, leur chaleur et se redresser. Belle métaphore. Et peu importe de qui il s’agit puisqu’il n’y a pas de leader, pas de porte-parole, seulement cinq individus nourrissant une masse qui les nourrit en retour.
C’est d’ailleurs un autre live, à la Machine du Moulin Rouge, qui a estomaqué Benoit Trégouët, cofondateur du label Entreprise, l’une des plus belles écuries de la chanson française à l’heure actuelle (Fishbach, Moodoïd, Grand Blanc…), et l’a convaincu de les signer. “C’était un très bon concert. Il y avait déjà cette énergie, cette contre-culture alternative. Il y avait déjà ce mélange de house, de rock, de hip-hop, ce mélange qu’on n’avait jamais entendu. Et comme c’est un peu un credo du label d’être surpris par les artistes…”
Le nom même de Bagarre vient de la physicalité de leur live, de cette envie d’en découdre avec la scène comme avec la vie. Bagarre bouscule, secoue, frappe jusqu’à ce que le public sorte de sa torpeur pour devenir aussi actif que le groupe, jusqu’à ce qu’il devienne lui aussi Bagarre, qu’il se fonde dans cette bête au cœur tendre qui se démène pour mieux aimer. Loin des pogos et des coups de poing américains, l’énergie de Bagarre est positive, fun, marrante. Le collectif a les bras grands ouverts.
“La nuit, personne ne te juge”
Normal, Bagarre s’est construit comme un club dans lequel se seraient rencontrées cinq personnes d’univers différents, attirées sous la boule à facettes par un même amour de la danse, de la transe, de la nuit. “Il y a mille raisons d’aller en club, mais souvent les gens y vont pour exister plus librement car la journée a été chiante. La nuit, personne ne te juge. C’est le truc le plus précieux qui a déteint sur ce qu’on fait en musique”, estime Arthur.
Thomas (Majnoun) renchérit : “J’ai toujours adoré ce truc du brouhaha. Tu ne sais plus comment tu t’appelles, quelle heure il est, tu es juste là. C’est un lieu où il y a des moments très forts. Seul au milieu du club, tu trouves le sens de ta vie parfois ! Il y a des instants de grande solitude et des instants de communion. C’est un lieu où l’on se cherche tous et où l’on peut tous s’inventer.” C’est à peu de chose près ce que l’on aurait pu écrire sur leur groupe qui s’est rencontré à l’âge de 19-20 ans “dans la teuf”, dit Emma. Des teufs souvent organisées en périphérie de Paris, là où c’est moins cher, moins encadré, plus délirant.
“On nous dit ‘Tu fais du Booba ou du Etienne Daho ?’ En vrai, on s’en fout complètement. Il n’y a pas de camp à choisir”
D’où le fait que, depuis le départ, Bagarre aime se faire programmer en club, en pleine nuit, à la place de l’habituel DJ. La formule participe d’une envie plus large d’abattre les barrières, de défoncer les codes à coups de massue, de niquer les chapelles musicales. Car les deux autres éléments qui réunissent Bagarre, c’est bien le fait d’avoir 25 ans de moyenne d’âge et d’avoir grandi dans internet. Kuduro, baile funk, jersey, house, gabber, dance nineties, trap : Bagarre s’est pris la pluralité de la musique en pleine face, a décidé de ne pas choisir et même d’en faire sa force, au risque de déstabiliser tous les amoureux des cases et des intérieurs bien rangés.
“En France, le débat sur les genres est caricatural. On nous dit ‘Tu fais du Booba ou du Etienne Daho ?’ En vrai, on s’en fout complètement. Il n’y a pas de camp à choisir. C’est tellement triste comme idée. Il n’y a plus de bacs de disques. La Fnac Bastille est devenue un Club Med Gym, c’est terminé”, s’exclame Thomas.
“Les gens détestent ou adorent Bagarre”
Leurs deux premiers ep, Bonsoir, nous sommes Bagarre (2014) et Musique de club (2015), ne ressemblent à rien, et on ne dit franchement pas ça par flemme. Bagarre chante en français sur des prods qu’on pourrait qualifier d’electro-pop si l’on voulait qu’ils nous filent une mandale. Il y a surtout un vrai travail de beatmaking derrière, avec ici et là une guitare, une batterie, et une avalanche d’influences. Leurs morceaux ne laissent jamais indifférent.
“Les gens détestent ou adorent Bagarre, commente Arthur. Les commentaires sur internet c’est soit ‘vous avez changé ma vie’, soit ‘mais pourquoi vous existez ?!’” On rit, eux aussi. Au moins, Bagarre provoque une réaction immédiate, du fait de leurs mélodies fracassantes, inspirées de la techno la plus brute comme de la pop française la plus eighties, du fait de leurs live de fous comme de leurs textes ultrasoignés.
“L’idée est d’avoir des morceaux qui mettent le doigt sur des choses qui coincent dans nos vies et plus largement dans notre environnement. On est insérés dans un monde, on ne fait pas une musique hors du temps”, avance Thomas. C’est exactement ça. Bagarre n’aurait pas pu naître ailleurs que maintenant.
“Ça bouge sous nos pieds”
Tout le monde a le droit d’écrire dans Bagarre, et chacun a donc son/ses morceaux qu’il se charge par la suite d’interpréter en studio et sur scène. Les thèmes sont personnels mais peuvent être développés, pensés par tous si nécessaire. Sur Diamant, l’un des morceaux de Club 12345, Emma parle de masturbation féminine, “majeur en l’air comme un diamant au fond de moi”. “Je n’aurais jamais réussi à sortir ce truc-là s’ils ne m’avaient pas aidée, assure-t-elle. Nous avoir chacun en écho, en rebonds, ça nous pousse tous à aller toujours plus loin.”
Cyril (Maître Clap) abonde : “Tout seul, tu restes dans une zone de confort. Travailler ensemble permet d’aller plus loin que ton envie personnelle de départ.” Leur choix d’embrasser des pseudos cryptiques vient de ce même besoin de se challenger, de se dépasser. “C’est comme un costume de scène, ça permet de se protéger et de se dévoiler”, dit Emma. “Ce sont des identités mouvantes qui se construisent au fil des morceaux, explique Thomas. Ça nous donne une liberté. Bagarre est en perpétuel mouvement. Ça bouge sous nos pieds.”
“Cette organisation atypique, c’est un peu leur solution pour gérer leurs passés et se retrouver autour d’un projet”
Pour Olivia Cristiani, membre du collectif Fils de Vénus auquel participe aussi Arthur, et qui a programmé plusieurs fois Bagarre, cette organisation atypique est “inhérente au groupe”. “Ça ne peut pas être autrement, affirme-t-elle, c’est un peu leur solution pour gérer leurs passés et se retrouver autour d’un projet.”
Car des passés, il y en a cinq. Thomas a été journaliste après des études d’arabe, Emma bossait dans la musique classique après des études de philo, etc. Certains sont nés à Paris, d’autres à la campagne, d’autres en banlieue. Ce ne sont pas les mêmes milieux, pas les mêmes adolescences. Quand Emma sortait au Social Club, Arthur remerciait Kurt Cobain et les Ramones, “des pères spirituels”, de lui tenir compagnie dans sa campagne reculée, Mus fréquentait les soirées Ouï FM au Glazart, Cyril les concerts punk, et Thomas évoluait aux côtés d’un père fan de jazz.
“Il y avait souvent trop d’idées, de matière”
Et pourtant, les voici réunis, avec leurs différences, leurs idées, leurs timidités – certains s’expriment plus facilement que d’autres –, leurs désirs. Ce qui ne se fait pas sans mal, parfois, bien entendu. Emma sourit lorsqu’on lui demande si ce n’est pas un peu contraignant de devoir discuter en permanence à cinq. Thomas lâche une vanne sur une “organisation d’AG”.
Encouragés par leur label, ils ont décidé de s’adjoindre les compétences de producteurs afin d’accoucher du meilleur album possible. Au casting : Grand Marnier (producteur de Yelle), Guillaume Brière (moitié de The Shoes) et Anyone (beatmaker chez Aamourocean). Trois personnes chargées de conseiller, de cadrer, d’élaguer.
“Il y avait souvent trop d’idées, de matière. Parfois, j’étais Pascal le grand frère, raconte Grand Marnier. Ils ont ce truc très ambigu de la spontanéité mélangée à de la remise en question, ce qui donne lieu à des réponses immédiates mais qui sont retraitées par la suite. Il y a beaucoup de versions.” Bagarre avait vingt demos, a débarqué avec quinze maquettes et en a tiré onze morceaux. Parmi toutes leurs sessions de travail, il y en a eu deux à l’été 2017 en Bretagne, l’une à Pléneuf-Val-André, l’autre à côté de Rennes.
“Nos limites nous permettent d’inventer de nouvelles choses”
“On était 24 heures sur 24 ensemble, se souvient Grand Marnier. Chacun a son caractère, qui est très respecté par les autres. C’est beau, ça m’a bien retourné cette expérience. J’avais envie de vivre avec eux ! Et quand il y avait Guillaume (Brière), c’était génial, c’était la foire ! Lui était vraiment sur un travail de production, de beatmaking. Moi je travaillais surtout les voix.” Tous ont dû bosser le chant, à commencer par Maître Clap qui est parti de zéro, ne connaissant même pas les notes.
“Nos défauts, nos limites nous permettent d’inventer de nouvelles choses”, explique-t-il. Les journées se ressemblent, idylliques. “Je me levais après eux et je les voyais dans le jardin en train de faire leurs exercices sportifs en matant des vidéos de coach, raconte Grand Marnier. Ensuite, ils descendaient la rue en courant et allaient nager. Après, on se mettait à taffer. Il y a eu quelques bonnes soirées aussi.”
“C’est la tension entre le ‘j’ai envie de dire un truc moi’ et le ‘on va dire un truc tous ensemble’ qui est intéressante”
Cette routine leur a bien réussi. Club 12345 est une tuerie, de son intro pensée exactement comme une intro (d’où son titre Ecoutez-moi), au déjà culte Béton armé, du kitsch Honolulu que l’on trouve addictif, jusqu’aux nombreux manifestes (tous, peut-être ?). Comme Danser seul (ne suffit pas), ode au collectif dans cette société qu’ils trouvent bien trop individualiste. Pour Grand Marnier, Bagarre surprend d’ailleurs parce que “c’est un vrai groupe” dans un paysage où émergent et explosent des artistes majoritairement solo, comme autant de comptes Instagram.
“Nous, on a créé un compte Facebook joint ! On se voit dix heures par jour, six jours par semaine. On forme un clan, martèle Thomas. Il ne s’agit pas de dire que le collectif passe avant tout. C’est la tension entre le ‘j’ai envie de dire un truc moi’ et le ‘on va dire un truc tous ensemble’ qui est intéressante.” Résultat : leurs morceaux sont à la fois hyper personnels, et hyper universels. “Laisse-toi me baiser”, supplie Arthur sur Ma louve. “J’ai peur de la peur, de mourir tout à l’heure/Je tombe et je tombe et je tombe, sombre de la tête aux pieds/Je perds pieds joints, mains liées, vers ma tombe”, chante Emma sur Vertige.
Un appel à l’amour de soi et des autres
On aurait bien qualifié Bagarre de groupe politique, non pas au sens politicien du terme mais en tant que questionneur de codes et de normes, en tant que secoueur des endormis. Grand Marnier aussi, d’ailleurs. Mais le terme leur hérisse le poil. Reste que Bagarre est un appel à l’amour de soi et des autres, au dialogue et à la fête, à la fluidité des musiques et des genres. Bagarre, c’est un groupe, mais c’est aussi vous et moi.
“Ce soir j’irai mourir au club”, s’amusent-ils sur le bien nommé Mourir au club, un titre de 2014 qui les identifie si bien qu’ils ont décidé de le réintégrer dans leur album, en guise de conclusion. “Au chant du cygne, je lâche les rênes.” Un pour tous, et tous en club !
Album Club 12345 (Sony Music)
Concerts Le 8 mars à Strasbourg, le 21 à Clermont-Ferrand, le 24 à Marseille (festival Avec le temps), le 28 à Montpellier, le 29 à Dijon, le 31 à Lille, le 5 avril à Cenon, le 6 à Joué-les-Tours, le 10 à Paris (Cigale), le 12 au Havre
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