On n’avait encore jamais vu ça : en trois mois et trois albums à la richesse insolente, Baby Bird, qui se résume en fait au très anglais Steve Jones, vient de faire une entrée fracassante dans notre quotidien. Trois bricolages de disques à la folie douce, au psychédélisme sucré et aux chansons exemplaires.</
On était venu rencontrer Baby Bird, la valise bourrée de préjugés et d’a priori commodes. On avait adopté la tenue ad hoc, celle qu’on n’endosse que pour rencontrer les mabouls, de Julian Cope à Red House Painters, tous ces solitaires sérieusement amochés par leurs ruminations loin du monde des hommes. Baby Bird, on en était certain, était de cette race : un cousin blondinet de Syd Barrett, avec lequel il partagerait un goût distingué pour le psychédélisme puéril et la folie calme. Un frappadingue bousillé par l’isolement Sheffield, top gaieté , la masturbation et un stakhanovisme forcément suspect : on n’enregistre pas cinq cents chansons en quelques années sans avoir un vilain petit abcès à vider, une vilaine boule de pus à éjecter de sa carcasse.
En septembre, on ne connaissait pas Baby Bird. Depuis, après trois albums dérangés et sublimes, on ne connaît que lui. Trois albums en trois mois, au début on avait pris ses menaces avec une moue qu’on réservait, à l’école, aux vantards des latrines, menteurs comme des pêcheurs. Un tel flot, ça s’arrête généralement très vite, dès que le confort du studio vient endiguer les poussées de fièvre et de frustration. Au bout d’un album, la cause paraissait entendue : Baby Bird ne pouvait pas recommencer le formidable casse réalisé au début de l’automne avec son I was born a man. Un disque trop intense, trop écartelé pour autoriser une suite. Rideau, adieu, merci pour cet état de grâce.
A peine le temps de s’habituer à vivre au quotidien avec ce premier album extraterrestre que, déjà, déboulait la suite des événements : Bad shave. Plus question de rigoler, là. L’état d’urgence, de terreur, s’installait à la maison. Salopard, Baby Bird interdisait alors l’accès à la platine à tous les autres disques, despote du matin au soir, accaparant la mémoire, décidant pour nous de nos humeurs. Car, contrairement aux monomanies généralement propres à ces malades, la démence de Baby Bird est évolutive, prenant un sourire radieux sur une chanson, un masque crispé par le feu intérieur sur une autre, une mine douce sur une troisième. Feu follet, capable de convoquer sur un même disque Pulp, Beck, Joy Division ou les balbutiements de Human League, bel exploit.
Une impression dérangeante de dépendance confirmée par les vingt chansons hallucinées, charmantes, tordues ou suaves de Fatherhood, troisième album qui, plus que l’effort sportif que constitue une telle prolificité, stupéfie par la fraîcheur, la facilité et l’intelligence des chansons.
On en est certain : ce type enregistre en direct, ne répète pas, crée devant nous, en direct, sans filet, performance permanente, la musique coulant directement du cerveau à la cassette. C’est nouveau, Baby Bird supprime toutes les étapes inutiles dans le processus de création : l’angoisse de la page blanche, la première ébauche, les maquettes, les répétitions laborieuses, l’affinage, les arrangements, la production. Ne restent que le début et la fin de la chaîne : une chanson, un disque seules étapes importantes, le reste n’étant qu’habillage.
On était donc venu voir Baby Bird avec ce genre d’idées cataloguées, petit dictionnaire de la folie sucrée en poche, l’article déjà écrit sur ce pauvre garçon qui enregistre plutôt que de manger dans une mansarde désolée. « Désolé, les gars, mais je ne suis ni torturé ni asocial. Je ne vis pas reclus dans un grenier, seul avec mon magnétophone. Si je reste longtemps tout seul, je souffre de claustrophobie. Tant pis pour mon image de paria. Je laisse volontiers ça aux poètes adolescents. » L’accueil de Steve Jones, l’âme de Baby Bird, est amusé, chaleureux et malin. Il faudra donc changer son fusil d’épaule, creuser une âme dans laquelle le blondinet interdit toute visite, fût-elle guidée : contentez-vous des promenades autorisées, de suivre le discours officiel. D’après Baby Bird, donc, rien de bien extraordinaire à ce début de carrière en fanfare : c’est vrai, quoi, on ne connaît que ça, des groupes sortant trois albums époustouflants en trois mois, trois albums bouillonnant de vie et d’envies, trois albums bousculant toutes nos habitudes, capables à eux seuls de monopoliser le podium de l’année. Non, bien sûr, Baby Bird n’est pas un cas isolé, un accident dans l’histoire de la musique anglaise. A part Beck, pourtant, on n’avait pas connu ces dernières années telle agitation, tel goût pour les télescopages, tel refus de tourner la langue dans sa bouche avant d’enregistrer.
En empilant ses chansons avec une frénésie impressionnante, en ne tolérant que le premier jet, Baby Bird réussit un bel exploit : réconcilier l’Angleterre avec la spontanéité, faisant passer pour laborieux jusqu’aux jeunes gens très pressés de Supergrass. On aime son foutoir et ses approximations pour ce qu’elles nous éloignent avec jubilation de l’effroyable professionnalisme qui paralyse de plus en plus la musique anglaise, revenue aux heures noires du rock progressif. On remercie Baby Bird de s’interdire la pénible facilité de la production tour d’ivoire, cette vérole qui fait ressembler Paul Weller à Steve Winwood, qui fait chanter à l’unisson des Beatles ennemis. « Je ne supporte pas les groupes perfectionnistes, qui passent des années en studio. J’aime les erreurs, mes maladresses. Mon but est de supprimer toutes les notes inutiles Elvis Costello ferait bien d’élaguer lui aussi. Si je n’écris pas plusieurs chansons dans la même semaine, j’en suis malade. Entre 26 et 32 ans, j’ai composé quatre cents chansons. Mais quand j’ai dû commencer à enregistrer, j’étais incapable de faire le tri moi-même. Nous avons lancé, en septembre dernier, la parution de cinq albums d’une vingtaine de chansons avec une carte-réponse à l’intérieur : chacun est invité à envoyer sa liste de titres préférés et on sortira en début d’année prochaine une sorte de best of qui sera en fait mon premier véritable album. »
Quand on l’interroge sur sa facilité à composer et sur son imposant stock de matières premières, Steve Jones tombe des nues : pour lui, rien de plus normal que de composer avec une telle frénésie. Badin, il jure ses grands dieux n’avoir rien à dissimuler et s’étonne qu’on puisse trouver bizarre son entrée sur le tard en musique : 26 ans. « Il ne s’est rien passé dans ma vie de particulier, juste un terrible accident de la route dont je suis sorti miraculeusement indemne. Jusqu’à 26 ans, je m’étais concentré uniquement sur le théâtre. J’avais vaguement joué de la guitare classique et de la flûte, forcé par mes parents, mais je détestais tellement ça que j’ai tout effacé le solfège, la technique de ma mémoire. A la fin de mes études, j’ai commencé à diriger une troupe de théâtre, dans laquelle je jouais également. A l’occasion, je composais aussi les musiques des pièces j’ai deux cents bandes-son en stock. Pourtant, je détestais le théâtre, beaucoup trop compliqué pour moi. Comme j’aime bien contrôler, je devais jeter un œil sur les éclairages, un autre sur les acteurs, un autre sur les décors, un autre sur la musique… Ça fait beaucoup d’yeux pour un seul homme. A l’époque, je ne pouvais plus aller voir un groupe de rock. Ils paraissaient tellement pris au piège par les structures mêmes de leurs chansons qu’ils étaient incapables de bouger, de vivre. Moi qui improvisais toute la journée, j’avais de la peine pour eux. Mais au bout d’un moment, je me suis rendu compte que le théâtre ne menait à rien, que je toucherais encore et toujours le même public rachitique, que je ne serais jamais une star. Ce que nous faisions était médiocre, je voulais enfin être fier de mon travail. Alors j’ai dévié vers la musique. »
A part quelques détails chronologiques prudemment livrés en pâture, difficile de savoir ce que Steve Jones a fait de sa vie musicale ou privée avant 26 ans. « Je n’ai aucun souvenir antérieur à 26 ans. Un trou noir. » Seule expérience marquante : un séjour de quelques années en Nouvelle-Zélande, où la famille Jones s’était rendue en bateau. « Un voyage de plusieurs semaines, on est passés par Tahiti, le canal de Suez, Panama… La veille de Noël, on a fait escale à New York. Pour moi, la Nouvelle-Zélande était un paradis. » Plus dur sera le retour à la routine britannique : Steve Jones, c’est de son âge, monte un groupe « aux structures très rigides, à la Microdisney » qu’il quittera, traumatisé par les compromis, avant d’oublier la musique pendant plus de dix ans. Une jeunesse qu’il qualifie de banalement banale, partagée entre les villes effroyablement anonymes de Derby ou Nottingham, où il brille par son insignifiance : football, rugby, cricket, poésie foireuse, nouvelles rageuses et révoltées le commun tout con de l’adolescence, rien qui ne laisse présager cette invraisemblable série d’albums à l’individualité stupéfiante. Amnésie également sur les études, où Steve Jones apprend les arts et l’histoire. « J’avais choisi ces sujets en réaction à mes parents, professeurs de physique. J’étais le mouton noir, surtout que ma s’ur et mon frère sont tous les deux devenus scientifiques. J’étais le sale rebelle, celui qui allait voir les groupes punks plutôt que de résoudre ses équations. Je portais une crête, j’allais voir Discharge et les UK Subs… Ma fierté, c’est d’avoir vu Joy Division en concert alors qu’à l’école les autres en étaient encore aux Bay City Rollers. Ensuite, j’ai été marqué par Tom Waits ou David Byrne. Aujourd’hui, j’écoute surtout du hip-hop, Beck, Ennio Morricone, John Barry et Arvö Part. Et Eric Serra. »
Plus Steve Jones évite maladivement de parler de lui-même invoquant à la rescousse de sa carrière le hasard et la naïveté qui font le charme tranchant de ses disques , plus on refuse de croire une seconde de plus à ses sornettes de génération spontanée, de musicien éclos sur le tard, de croire en cette destinée paisible, en cette existence sans états d’âme ni accrocs. « Je hais cette image d’artiste torturé, mais c’est vrai que je viens de passer deux années en enfer. Personne ne voulait de mes chansons, on me conseillait de les récrire ou même de raccrocher. J’étais depuis tellement longtemps sans emploi que j’avais perdu toute ambition, tout amour propre. Je devenais jaloux de ma s’ur et de mon frère, rangés et sans soucis financiers. J’étais tout seul, totalement apathique, personne ne croyait en moi. J’avais peur de devoir rentrer dans le rang, de bosser, d’acheter une maison et de me marier. Je me suis vu dans la peau de mes parents, un vieux type incapable de vivre sans l’autre, vivant à la campagne, sans amis, et j’ai paniqué. C’est pour ça que je me suis mis à écrire cette musique : par trouille d’être rattrapé par la normalité, par la vie de famille, par l’achat d’une voiture, par les responsabilités… J’ai tout quitté pour venir à Sheffield. Comme c’est la ville de Human League, Pulp ou des studios FON, j’étais certain d’y trouver des musiciens. Contrairement à ce que j’avais vécu avec mes groupes d’adolescence, je voulais que les choses soient claires : les musiciens sont là pour servir mes chansons, pour m’épauler sur scène. Ils n’interviennent qu’en aval, jamais en amont. Et si je n’enregistre pas sous mon nom de Steve Jones, c’est uniquement parce que ce nom, Baby Bird, résume assez bien mes chansons : un oisillon frêle, fragile et naïf. Ça fait sérieux, ça fait vrai groupe, grosse machine pop. Ce que nous voulons devenir. »