Après une captivante série de quatre albums Lego sortis en quelques mois l’hiver dernier, Baby Bird entre déjà dans l’âge adulte avec Ugly beautiful, disque peigné et tout public. Alors que cet activiste malgré lui triomphe enfin sur ses terres, retour sur le phénomène le plus touchant et vicelard de l’époque anglaise.
A des années-lumière de la pénible guerre des boutons entre Oasis et Blur, ça avait été l’événement musical, totalement sous-estimé et occulté, de l’Angleterre 95 : un homme seul avait sorti quatre albums en moins de six mois I was born a man, Bad shave, Fatherhood et The Happiest man alive. Anecdote tout juste bonne à alimenter les colonnes douteuses du Guinness book après tout, les marteaux de Psychic TV y figuraient déjà pour avoir sorti douze albums live en douze mois. Sauf que là, on dépassait largement l’exploit sportif, le remplissage de circonstance.
Quatre albums, mais aussi des centaines de chansons occupaient tous les tiroirs du cerveau archi-pressé de Steve Jones, débordaient de toutes parts, jolie crue d’inspiration. Un plaisant bordel, ce cerveau, avec des raccordements inédits, des passerelles chancelantes mais passionnantes entre les lobes, des visites des zones d’ombre de l’esprit, des toboggans et des herses. « De la sauce blanche », comme le chantait Boris Vian, d’où coulait la plus étrange musique : Baby Bird chantait le mal-vivre sur des chants d’oiseau guillerets, l’allégresse sur de sombres accords mineurs. Mais il y avait mieux encore dans ces quatre albums bâclés, boiteux, malingres, grandioses : avec vraiment trois fois rien une salle de bains, un micro Emmaüs, une table de mixage à pédale et des claviers d’avant-guerre , Baby Bird osait les mélodies les plus audacieuses, les plus évidentes de ce côté-ci de la basse-fidélité.
On pensait l’homme accroché à ses principes, à ses vieux outils, à sa vieille compagnie : on découvrit alors un Steve Jones prêt à balancer aux ordures, sans la moindre nostalgie, ses instruments bancals, sa solitude forcée, sa lo-fi imposée. On le pensait conscient de sa chétivité, n’osant s’attaquer qu’à des proies de sa taille, tombées du nid, pas bien vaillantes on pensait alors à Syd Barrett, à Chris Knox, au Pulp quart-mondiste des années 80. Mais l’oisillon Baby Bird se voulait aussi gros qu’un bœuf, prêt à en découdre avec U2, Oasis ou les Pet Shop Boys. A l’époque, cette désarmante naïveté, cette doucereuse arrogance nous avaient fait sourire. Et pourtant… Ces quatre premiers albums, seulement publiés à mille exemplaires chacun, vendus en quelques jours à chaque fois, font aujourd’hui l’objet d’un culte tenace, s’échangeant contre de petites fortunes quand leurs heureux propriétaires acceptent de s’en séparer, c’est-à-dire rarement. Car les mille acheteurs se sont transformés en féroces ambassadeurs de cette bizarrerie phénoménale : une congrégation vouant à son gourou un respect et une foi aveugles qui nous font réciter, les yeux fermés, la liste des quelque soixante-huit titres ainsi publiés. Comme le disait Eno à propos du premier album du Velvet Underground : petits chiffres de vente, mais grands effets secondaires chez les quelques acheteurs. Il sera comique, dans dix ans, d’entendre la nouvelle pop-star de Manchester jurer qu’elle a décidé de former son super-groupe en découvrant I was born a man dans les bacs de Picadilly Records.
L’hiver dernier, Baby Bird avait beau plastronner, on savait bien que sa musique déréglée et indocile ne déborderait jamais dans le grand public, qu’elle ferait toujours peur aux grandes radios et aux petites filles. Grands disques cultes, fatalement occultes. « Je disais que j’allais devenir une pop-star pour m’en convaincre moi-même. Car si je jouais le dur, c’est que je venais d’en baver pendant des années : au chômage, avec la seule compagnie de mes chansons. Et là, comme elles étaient enfin sorties, je me sentais fort. » Sur scène, la surprise sera aussi de taille : on s’était habitués à ces disques tortueux et malades, timides et le profil bas, on découvrait un chanteur crâneur et comédien, crooner malsain et rigolard. On attendait Syd Barrett, on aura finalement Alain Barrière, super-costume acrylique de Pantashop, voix à faire frémir les sous-préfètes.
Un an à peine plus tard, on est définitivement convaincus : il va falloir partager Baby Bird avec les charts, les gazettes et les masses, comme prévu alors par Steve Jones, le seul à avoir sérieusement envisagé ce miraculeux retournement de situation, de l’anonymat le plus glauque de Sheffield à la gloriole du tout-Londres. Car en ce début d’automne londonien, pas moyen d’échapper à cette trogne ahurie, à ce visage maquillé à la truelle, salopé mais jovial : Baby Bird, autrefois pestiféré et confiné dans les fanzines paupéristes, tient une sacrée revanche, invité permanent des charts nationaux, acclamé par la presse officielle The Independent lui a consacré une pleine page , courtisé par les gazettes qui, il y a un an, se demandaient, l’air narquois, pourquoi un tel inconnu était l’invité du Festival Fnac/Inrockuptibles. « C’est la première fois que les gens m’aiment. J’ai vraiment été sauvé par la musique. Dans la famille, j’étais le mouton noir : mes parents sont tous les deux profs de physique, ma s’ur et mon frère font d’impressionnantes carrières. Et moi, je suis resté pendant des années au chômage, j’avais un terrible complexe d’infériorité. »
Aujourd’hui parfaitement guéri d’une timidité catastrophique, Stephen Jones sera-t-il encore capable d’écrire ? La frustration ayant été son fuel, qu’adviendra-t-il quand il aura trouvé la sérénité la mort naturelle de tout songwriter pressé ? « La trouille, c’est de ne plus vraiment savoir pourquoi j’écris. Je rêvais de gloire : j’y suis. Qu’est-ce qui va me motiver maintenant ? Je penserai fatalement au public, à l’impact de mes mots… J’écrivais principalement parce que j’étais timide. Et là, on essaie de faire de moi un nouveau Jarvis Cocker, monsieur Sarcasme qu’on invite aux quizz-shows pour amuser la galerie avec sa drôle de culture. Ce qui me fait du bien là, au moins, je ne suis plus seul , mais ce qui menace mon écriture. Avant, je vivais dans la peur permanente de me faire attraper : si je sortais d’un magasin, j’étais certain que les alarmes allaient bipper ; si quelque chose était volé à l’école, j’étais certain qu’on m’accuserait. C’est étrange d’être soudain populaire après avoir tant souffert de culpabilité idiote, après avoir passé sa vie à rougir sans raisons. » Cure contre la timidité : jouer dans un groupe de rock. Demandez à Morrissey celui qu’il préfère, entre le volubile personnage public et le dépressif qu’il redevient en coulisses… Cette longue lutte contre sa propre nature poussera Steve Jones, un rien largué dans une famille savante et voyageuse, à sauter du nid, à se chercher une autre famille, dans la musique ou le théâtre. « J’ai trouvé ma voie le jour où j’ai claqué la porte de tout ce qui était collectif, de tout ce qui impliquait des compromis : mes groupes d’adolescence, ma troupe de théâtre. La musique collective, ça ne peut pas exister très longtemps. L’arrangement au sein de Baby Bird est aujourd’hui clair : j’écris et les autres jouent. » Enfin arraché à l’incroyable protection rapprochée de ses musiciens mi-mères poules, mi-censeurs , Baby Bird acceptera finalement, après mille pirouettes, d’admettre ses doutes, lui qui pourtant caracole au sommet des charts depuis quelques jours. « Il faut que je revienne à mon magnéto : c’est ce que j’aime le plus au monde. J’envie des gens comme Aphex Twin, totalement anonymes, qui ne font pas de scène, pas de promo, qui peuvent passer leur vie à écrire tout en ayant du succès. Je n’ai plus le temps d’écrire, la créativité tient de moins en moins de place dans ma vie. Je suis employé à plein temps dans ce groupe, c’est la première fois de ma vie que j’ai un vrai boulot. Une partie de la magie est morte, j’ai souvent l’impression d’être le représentant de commerce de ma musique. C’est vraiment triste. Même la scène, c’est de la routine. A peine mieux que le théâtre. Je me vois sans arrêt à la télé et je me fais honte… « Tu t’es vu, gros porc ? » Si je ne bois pas, je suis terriblement conscient de mon corps, de ma lourdeur, de mes épaules voûtées. Mais il y a un devoir de spectacle : il faut obligatoirement lutter contre l’ordinaire. Je n’en peux plus de voir des groupes de rock jouer en jeans. Et si je suis trop ridicule, je me dis que c’est Baby Bird que je vois, pas Steve Jones. »
Avec un tel obsédé sexuel au sommet des charts, la brit-pop risque fort de devenir la bite-pop : il faut entendre le paillard You’re gorgeous dans tous les magasins, tous les autoradios, chanté à l’unisson par les supporters de l’équipe de foot de Wolverhampton pour se convaincre que la pudibonderie britannique n’est qu’une charmante antiquité. Car si on peut se laisser abuser par une première écoute, furtive et distraite, qui ferait ressembler Baby Bird à un inoffensif The The, personne ne sortira indemne d’une écoute approfondie de ce single salace. « Je ne suis pas un pervers mais un vrai romantique. Mon problème, c’est que je suis cynique le seul moyen que j’ai trouvé pour ne pas être déçu par les gens. Le succès de ce single me perturbe : qui, honnêtement, peut prendre cette chanson d’amour au premier degré ? J’aime qu’on torde la réalité, qu’on la maltraite, comme les Pet Shop Boys ou David Lynch. Récemment, j’ai vu la photo d’un top-model avec des bleus sur le cou : voilà ce que j’adore. » You’re gorgeous, c’est exactement ça : une chanson d’amour avec des bleus au cou, comme si on avait cherché à l’étrangler. Un single triomphal qui, ce soir de concert dans les provinces anglaises, vaut à Steve Jones un tristement prévisible retour de bâton : au premier rang, un fan de la première heure, un de ces curetons de l’éthique indépendante, lui reproche à chaque seconde de silence d’avoir trahi. On ne saura jamais qui ou quoi. Car si les chansons de Baby Bird ont effectivement pris du muscle avec le succès, elles conservent leur étonnante démarche claudicante, tout à fait saugrenue à Top of The Pops, devant un public pas préparé à recevoir ce songwriter du petit sordide anglais, moins voyeur que Jarvis Cocker mais autrement plus humain et tendre que les photos cruelles de Martin Parr. « Si ça n’avait tenu qu’à moi, il n’y aurait même pas eu de producteur sur Ugly beautiful. On me l’a imposé, ça a forcément entaché la pureté de mes chansons. Mais c’était un passage obligé pour grandir, pour toucher les gens. Je ne voulais pas passer le reste de ma vie dans ma chambre, je voulais enfin connaître un peu de respect. De la part de mon papa et de ma maman, surtout. Si j’ai sorti ces quatre albums sur un label indépendant, c’est que je n’avais pas le choix : personne ne voulait de ma musique. Les gens étaient déconcertés par mon écriture, par le fait que je fasse subir tous les outrages aux mots. Ça me vient de mon père, qui écrivait de la poésie en douce. Pour moi, un texte est bon s’il tient sur le recto d’une feuille de papier. Au-delà de cette longueur, je me perds. C’est une simplicité que j’ai appris à aimer dans les poèmes de Bukowski : pas d’enrobages, de décorum, juste aller droit au but. Chez moi, ça se passe assez tôt, tout est dit en trois couplets. Je m’ennuie très vite d’un texte, d’une mélodie, j’en entends sans arrêt dans ma tête, j’ai peur qu’elles s’en aillent si je ne vais pas les chercher. »
On en connaît beaucoup, de Céline à Brian Wilson, qui se sont fait très mal aux jambes à courir derrière cette petite musique qui vient leur narguer le cerveau. Voilà un mal qui ne risque pas de troubler le vol paisible de Baby Bird, serin beaucoup plus serein que ses chansons. Pas question ici de remonter à la rame, à contre-courant, jusqu’aux sources de son inspiration : complètement dépassé par ce flot qui, face à la feuille blanche, l’emporte, Baby Bird reste passif, modeste porte-parole d’un talent bien plus vaste que lui, simple passeur de chansons entendues on ne sait où, dans cette ZUP métaphysique où poussent les chansons vierges, dans cet au-delà mélodique dont seuls quelques idiots naïfs Noel Gallagher, Jarvis Cocker, Baby Bird détiennent la clé des chants. D’ailleurs, quand on questionne Steve Jones sur les personnages qui hantent ses chansons, les réponses se prennent les pieds dans le tapis, rougissent, crachouillent le pauvre garçon parfaitement écrasé par ce Baby Bird qui lui a bouffé tout espace vital, qui désormais l’écrase de sa supériorité.
On n’avait pas connu, depuis la valse des masques de Bowie, un doppelgänger aussi envahissant. Car Steve Jones a tout offert à Baby Bird, généreux don de tous ses organes : le cerveau, les tripes et le sexe. Et pourtant, quand les vagues à l’âme virent raz de marée, on sent quelques murailles s’effondrer, le rôle s’effacer enfin derrière l’acteur, Steve Jones pointer son nez sur un Too handsome to be homeless chanté avec trop de trémolos pour n’être qu’un rôle de composition. « Quand Robert De Niro joue le rôle d’un gangster, personne ne s’attend à ce qu’il soit membre de la mafia dans la vie de tous les jours. Alors qu’on me laisse écrire dans la peau de qui je veux. Curieusement, même si mes textes sont mélancoliques, je suis toujours heureux quand je les écris. J’ai 34 ans, j’ai passé l’âge de pleurnicher. Je ne suis pas aussi dépressif que mes chansons, Dieu merci. »
Baby Bird, Ugly beautiful (Echo/Labels)