Dans la veine d’un Fellag, Aziz Chouaki offre avec Les Oranges un formidable concentré de l’âme algérienne.
Magnifique texte, superbe comédien, une heure et demie d’intelligence et de finesse, de rires et de larmes, sur un sujet pour lequel le théâtre n’est, a priori, pas le support le plus évident : l’Algérie. Analyser son histoire pour mieux décrypter l’actualité, décoder une culture plus que millénaire, c’est le travail que font avec talent un certain nombre de journalistes, d’écrivains, de réalisateurs de cinéma ou de télévision. Comment le théâtre peut-il avec pertinence s’emparer de l’histoire au présent ? La réponse vient d’un trait fulgurant avec Les Oranges, un monologue écrit par Aziz Chouaki.
Le rapprochement avec Fellag (Les Inrockuptibles n° 177) vient immédiatement à l’esprit. Ils ont d’abord en commun une certaine légitimité à évoquer le sujet, ayant passé presque toute leur vie à Alger. Ils ont tous les deux cet art de nous faire saisir l’âme algérienne, ce qu’elle peut receler d’irrationnel, de déraisonnable, l’art de relever tous ces détails infimes qu’on a du mal à saisir et qui, mis bout à bout, font des vies quotidiennes et, à la fin des fins, l’histoire de tout un pays. Dépeindre des personnages de la rue et montrer que la vie à Alger ne se réduit pas à une ambiance de guerre civile est sans doute l’une de leurs qualités.
Là où Fellag a décidé de la forme du one-man show qu’il écrit et interprète, se concentrant ainsi sur les ressorts comiques, Aziz Chouaki choisit d’être écrivain et son monologue est joué par un comédien français : Jean-Claude Leguay. Dans une scénographie réduite à sa plus simple expression, une mise en scène de Laurent Vacher juste là où il faut et qui ne cherche pas à se faire voir, on assiste à une formidable leçon sur l’histoire de l’Algérie de 1830 à nos jours. Sans didactisme aucun, sans militantisme, sans autre parti pris que celui de la perte des hommes face à des événements qui les dépassent.
Aziz Chouaki ne se refuse rien, ni dans la forme gimmicks, gags, métaphores, langage grossier ou poétique, dialogues imaginés ou réels ni dans le fond retournement de la pensée, incertitudes, dépressions, enthousiasmes. Il serait sans aucun doute un fantastique monteur de cinéma avec ce talent de la juxtaposition et du découpage qui mettent en miroir des personnages et des situations dont la confrontation permet de regarder l’Algérie sous tous les angles.
Pour de telles ambitions, il fallait aussi faire preuve d’un talent de conteur, prendre ainsi le spectateur à froid, le tenir pendant près d’une heure et demie sans qu’il puisse s’échapper d’Alger. Les musiques de Gilles Andrieux qu’il interprète lui-même au fond de la scène ne sont pas pour rien dans la chaleur qui se dégage immédiatement de ce spectacle. Quant à Jean-Claude Leguay, il prend ce texte en pleine poitrine, imite le bruit de la mer, celui des cigales, et fait aussi très bien la kalachnikov ! On se fond dans son personnage, à peine surpris de ses coq-à-l’âne permanents qui vous renvoient comme une balle de ping-pong, légère mais bien smatchée, gagnante à chaque fois.
Pierre Hivernat
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