Avec “The Center Won’t Hold”, les héroïnes rock de Sleater-Kinney sont de retour. Un nouvel album qui puise dans leurs années Riot grrrl tout en accueillant une veine plus pop. Rencontre avec Carrie Brownstein et Corin Tucker, deux femmes aux convictions incorruptibles.
“Tant que Sleater-Kinney fera de l’art et de la musique, il y aura toujours un endroit dans le monde où les femmes seront prises au sérieux”, affirmait Beth Ditto en 2015 au magazine Dazed. Lorsqu’on rapporte ces paroles à Corin Tucker, un beau jour d’été à Paris, puis à Carrie Brownstein, le lendemain par téléphone de Londres, elles s’émeuvent : “C’est très agréable à entendre, réagit la première. Ce qu’on recherchait, avec Carrie, c’était d’être avant tout artistes et autrices, au-delà de la notion de performance, ne pas simplement être vues comme des objets de décoration dans une vitrine musicale, surtout au regard des hommes. On voulait faire partie de la pop culture.” “Ce que dit Beth sur nous, je pense la même chose à son propos, rajoute Brownstein. Ce que j’espère, c’est que l’endroit dont elle parle sera de plus en plus peuplé de créateurs.trices en tout genre et des laissé.e.s-pour-compte.”
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De visu ou au bout du fil, l’énergie dont font preuve les deux musiciennes est contagieuse. Et l’a toujours été : sans elles, le mouvement Riot grrrl n’aurait pas été le même. Au même titre que Bikini Kill, récemment reformé sur scène, ou L7, qui sort bientôt son premier disque depuis vingt ans – basées en Californie, ces dernières étaient moins actives au sein du mouvement tout en étant engagées, notamment avec les concerts Rock for Choice pour le droit à l’avortement.
Un coup de foudre artistique et sentimental
Car c’est à Olympia, centre névralgique des Riot grrrl, la fameuse ville chantée par Courtney Love dans le morceau Rock Star, que Corin Tucker a compris, devant un concert de Bikini Kill, qu’il fallait faire du rock entre femmes. Acte de revendication crucial dans une époque, sous Bush puis Clinton, perturbée par la guerre du Golfe et les menaces sur les cliniques pratiquant l’IVG. Cela n’a pas trop changé, glisse-t-on. “C’est vrai, soupire-t-elle, c’est même pire aujourd’hui. Notre pays est dans un tel tourment, vis-à-vis du sexisme, du traitement des femmes, du racisme. Si les gens s’y opposent plus facilement, c’est suite au réveil de ma génération. #MeToo a été à la fois rafraîchissant, intense et douloureux…”
Au milieu des années 1990, il n’y a pas encore de #MeToo ni de Time’s Up. Juste la rage de postadolescentes face à l’oppression sexiste qui fait rage dans la société américaine. En voyant un concert de Heavens To Betsy où Tucker tient la guitare, Brownstein vient se présenter à elle le soir même. Originaire de Seattle, Carrie s’est déjà illustrée dans plusieurs groupes au lycée et forme Excuse 17. Entre les deux jeunes femmes dingues de Clash comme de Gloria Steinem, c’est le coup de foudre. D’abord artistique, puis sentimental.
Sleater-Kinney voit le jour à Olympia, Washington, en 1994, après la dissolution de Heavens To Betsy, nourri de la fièvre artistique de celles qui forment alors un couple. Elles ont emprunté leur nom de scène à une rue où elles répètent inlassablement : le message féministe est vital, mais la musique doit suivre. Elles recrutent plusieurs batteuses avant de se mettre d’accord sur Janet Weiss. Et enchaînent les albums avec, en point d’orgue, l’abrasif Dig Me Out (1997), le premier à paraître sur le label phare du grunge et des Riot grrrl, Kill Rock Stars.
Des retrouvailles inespérées en 2015
En 2006, c’est la pause, annoncée à durée indéterminée. Brownstein se lance dans l’écriture de séries télévisées avec Portlandia, joue chez Todd Haynes ou Gus Van Sant. Elle publiera un autre disque avec Weiss sous le nom de Wild Flag. Corin Tucker tente l’échappée solitaire, s’occupe de ses enfants.
En 2015, elles se retrouvent alors que personne ne s’y attend. Comme on peut le comprendre en écoutant No Cities to Love (2015), la flamme est intacte. “On s’est senties revenir à la maison, commente Tucker. Avec nos trajectoires si différentes, cela semblait tellement difficile de reprendre le groupe. Mais on adore jouer ensemble. Et quand on est remontées sur scène, sans idées préétablies, le public était si enthousiaste qu’on a réalisé qu’on devait retourner en studio. On avait encore plein de choses à dire.”
La même année, Brownstein publie ses mémoires, Hunger Makes Me a Modern Girl. “Ce livre m’a permis d’avancer et d’être plus dans le présent, dit-elle. Encapsuler le passé, ce sentiment d’outsider et l’évolution de l’industrie de la musique m’a permis d’être plus clémente envers moi-même et envers ceux qui m’entourent.”
Aujourd’hui, The Center Won’t Hold ouvre un nouveau chapitre de la vie de Sleater-Kinney. Si les guitares sont toujours présentes et toujours électriques, les claviers prennent une place inédite. Un apport instrumental que l’on doit à Annie Clark alias St. Vincent, ex-compagne de Brownstein devenue ici productrice. “C’est très différent de tous nos disques précédents, confirme Tucker. Carrie et moi avons commencé séparément à écrire des chansons sur ordinateur. Je l’ai rejointe à Los Angeles, on a essayé des tas de choses…”
“Puis nous avons fait intervenir Annie l’été dernier à L.A., et c’était incroyable. Elle avait une tonne d’idées ! En voyant comment ça fonctionnait, on a toutes coordonné nos agendas pour être ensemble en studio. » « Alors que Corin et moi avions toujours composé dans la même pièce avec nos guitares, cette fois nous avons utilisé des synthés pour nos demos. Annie a structuré le tout et nous a poussées à nous dépasser dans les paroles. Le but de cet album, c’était d’aller à la conquête de nous-mêmes tout en nous ouvrant à des émotions plus pop.”
Résistance au patriarcat, au sexisme, au capitalisme
Une conquête qui n’a, en revanche, pas convenu à Janet Weiss. Le 1er juillet, quelques semaines après notre rencontre avec ses camarades de jeu, elle annonçait à la surprise générale sur Twitter son départ de Sleater-Kinney. “Le groupe prend une nouvelle direction et il est temps pour moi d’avancer. Je n’oublierai jamais les hauteurs que nous avons atteintes ni les moments magnifiques que Corin, Carrie et moi avons partagés. Nous étions une force de la nature.” La réponse de Brownstein et Tucker ne tarde pas : “Ce fut un privilège incroyable de travailler avec une musicienne et batteuse aussi talentueuse au fil des albums, y compris The Center Won’t Hold. Nous la remercions de s’être jointe à nous dans ce voyage il y a de nombreuses années. Nous chérirons toujours notre amitié et le temps passé ensemble.”
Depuis les années 1990, le voyage de Sleater-Kinney est aussi un combat. La résistance au patriarcat, au sexisme, au capitalisme. La volonté de s’imposer comme femme ou comme minorité, d’affirmer ses désirs. Ce propos, qui a toujours été celui du groupe, sonne d’autant plus fort dans The Center Won’t Hold, qui rappelle aussi à quel point notre planète est en souffrance. D’après Tucker, “nous devons être de meilleur.e.s gardien.ne.s de notre entourage et tenir compte du climat. Nos enfants vont voir la Terre brûler…” “Le contexte de l’enregistrement du disque, qui est celui de notre époque contemporaine très sombre, est celui de l’incertitude, de la violence et du désespoir”, explique Brownstein.
Le corps de la femme est au cœur narratif des chansons de The Center Won’t Hold. Celui des musiciennes de Sleater-Kinney a dépassé les 40 ans – ce qui, il y a encore quelques décennies, était synonyme de décrépitude. Mais elles l’ont apprivoisé, et pas seulement pour leur propre plaisir. “Le corps est un outil de résistance pour s’opposer à nos gouvernements, explique Brownstein. Il faut avoir de la force. Et ça ne concerne pas que les femmes, mais aussi tous ceux qui se sentent marginalisé.e.s par un monde qui les veut tout petits, voire invisibles. Avec le temps, j’ai appris à ne pas avoir peur de me lancer et d’interroger les certitudes du public comme les miennes. C’est un travail collectif.” “Il faut célébrer toutes les choses formidables qu’on peut faire avec notre corps, renchérit Tucker. L’utiliser pour changer le cours de l’histoire, qui a tendance à revenir en arrière ces dernières saisons. J’ai une fille, et ça me chagrine de constater qu’elle aura peut-être moins de liberté que celle dont j’ai pu profiter dans ma jeunesse. C’est terrible.”
Le rock’n’roll livré par Sleater-Kinney, viscéral malgré sa nouvelle accessibilité pop, s’avère ici plus qu’un métier. C’est un mode de vie permettant d’affronter l’adversité. Ça a d’ailleurs toujours été son rôle, surtout chez les artistes féminines qui, pendant de longues années, ont dû prouver qu’elles étaient capables de s’investir autant que la gent masculine. Le mot de la fin, on le laisse à Carrie Brownstein, qui confirme malicieusement la citation de Beth Ditto : “Sleater-Kinney est plus qu’un groupe, c’est un lieu où tu vis.”
The Center Won’t Hold (Caroline/Universal).
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