Mêlant intelligence artificielle, chorale et visions futuristes, la cérébrale Holly Herndon crée une narration utopique et sensible.
Précisons-le d’emblée : si le troisième album de la musicienne et chercheuse Holly Herndon est un projet éminemment conceptuel, il s’apprécie aussi sans mode d’emploi. Mais s’avère tellement excitant qu’on a voulu en disséquer quelques rouages avec sa génitrice. “Proto a connu deux ans et demi de gestation au cours desquels le disque a acquis sa propre vie, dépassant nos plans établis. Ce sont deux projets, le développement d’une intelligence artificielle et la mise en place d’une chorale, que nous avions avec mon partenaire Mat Dryhurst, qui se sont fondus en un.”
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Car, oui, c’est à une véritable créature digitale – un “têtard”, dit-elle – que Herndon a donné naissance pour élaborer ce disque. Surnommée “Spawn”, cette IA a appris à réagir au chant humain et à mêler aux voix physiques de la chorale son propre chant numérique, aux timbres mouvants. Proto (pour “protocole” mais aussi pour “qui précède”) ferait donc œuvre de science-fiction ? “Je dirais plutôt science-réalité, nuance l’artiste. Car si nous parlons de choses qui auront un impact décisif sur le futur, nous utilisons la technologie d’aujourd’hui.”
Un c(h)œur très humain
Peu nombreux sont les musiciens pop à aller aussi loin dans l’élaboration de cette technologie, avec de tels enjeux face aux récits eschatologiques, et à proposer un update de la notion d’utopie, même si Holly Herndon nous dit se méfier de ce terme, “qui a souvent tendance à dégénérer très vite vers la dystopie, même si j’aime ces univers terrifiants et que je trouve indispensable de rester critique”.
Critiques et conscients que la sphère technologique n’est pas un “grand autre”, et que “le résultat vient de longues heures de travail fourni par quantité d’êtres humains”. Nourrie du travail de la chorale, dont émanent une joie, une ferveur, une euphorie viscérale miraculeusement palpables sur cet album qui bat paradoxalement d’un c(h)œur très humain, l’IA est présentée comme une enfant, dont d’ailleurs le très troublant Godmother nous livre bruts les premiers babillages.
“Une enfant non humaine, et qui interprète, dans tous les sens du terme : ça nous intéresse peu de nous en servir pour recréer des styles du passé, car réanimer les morts n’est pas un progrès. On voulait entendre sa logique interne, pas un produit lissé, c’est même un peu de la musique concrète.”
Avec cet impératif cependant : “Créer de la beauté, des visions collectives d’un futur désirable, sinon nous laissons cette responsabilité entre les mains de ceux qui possèdent le pouvoir et les ressources. C’est une contre-narration, qui est pour moi l’étape qui doit suivre la position critique.”
“Renouer avec l’humain”
Pour affronter le cauchemar du capitalisme transhumaniste, Holly Herndon élabore un récit parasite et libérateur. Et, au passage, des compos dignes de tubes pop ou d’hymnes r’n’b. Avec une naïveté non feinte (proche du discours de la série The OA), Proto entend “renouer avec l’humain en se demandant comment la technologie pourrait nous permettre d’avoir plus de temps pour éprouver et exprimer collectivement nos émotions”.
Répondant à de sidérantes prouesses synthétiques, cette recherche passe aussi par la forme ancestrale du call-and-response, qui est aux sources religieuses (extatiques et douloureuses) de la musique populaire américaine. Et si Proto retourne la tête, il prend aussi sacrément aux tripes.
Proto (4AD/Wagram)
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