Après plusieurs années à quadriller l’actu rap via leur média en ligne, Lise Lacombe et Thibaud Hue, tous deux journalistes, ont sauté le pas et lancé la production d’un magazine entièrement consacré à ce genre habituellement délaissé des supports papier.
Sous un format trimestriel, qu’ils ont voulu aussi proche d’un livre que d’un magazine, ils explorent le milieu musical dont ils sont fans à travers des reportages, des portraits et des critiques d’albums.
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Pour leur premier numéro, à double couverture, Prince Waly en face A et BabySolo33 en face B font figure de vitrine de cet objet hybride qui tient à s’adresser à plusieurs générations, en respectant la parité. On y trouve un dossier complet sur la surdité et le rap avec un portrait de Erremsi, rappeur né de parents sourds, un reportage sur le rap marocain ou encore un talk sur la place des beatmakeuses dans le rap.
À l’heure où tout s’annonce, se dévoile et se diffuse en ligne, sur les réseaux sociaux, en particulier dans le milieu du rap, les deux fondateurs du mag, Lise Lacombe et Thibaud Hue, ont accepté de nous raconter comment est né ce projet.
Vous vous lancez dans une aventure étonnante en cette fin d’année 2022. Qu’est-ce qui vous a poussé à donner sa chance, aujourd’hui, à un magazine papier dédié exclusivement au rap ?
Lise Lacombe – En réalité, le média existe depuis 2020 et quand on l’a créé, on avait déjà l’idée d’en faire un magazine. On savait qu’on voulait le faire, mais on avait la volonté de s’installer progressivement dans le paysage rap et d’exister un peu avant d’arriver tout de suite avec un magazine. Quand on démarre, on a cette envie de revenir au papier et de faire des articles longs, d’aller un peu plus loin. On a commencé via le site internet et les réseaux sociaux en se disant que, quand l’opportunité se présenterait, on se lancerait.
Thibaud Hue – En plus, on est très friands de vinyles, de merch, et on a eu vraiment pour démarche de faire ce qu’on aurait eu envie d’acheter : à la fois pour le retour à l’objet, au papier, et pour le retour d’un magazine rap. Les magazines rap ont disparu, on était sur un marché où il n’en existait plus qu’un ou deux. Il y en a encore, on n’est pas les seuls encore aujourd’hui, mais en tout cas l’économie a vraiment disparu et on s’est dit que tout ça était assez cohérent comme démarche.
Vous avez l’impression de répondre à votre envie ou à une demande du public ?
Thibaud – Quand on a amorcé les choses cette année, c’est parce qu’on était persuadé·es qu’il y avait un public pour ça. On est les premiers concerné·es par ce qu’on fait et on sentait qu’il fallait juste le trouver, aller à sa rencontre.
Après, on se lançait un peu à l’aveugle au début, mais on se disait qu’il y’avait forcément des centaines d’auditeur·ices qui étaient prêt·es à acheter ça, comme nous. Et c’est vrai qu’en plus, on avait le sentiment d’un marché un peu vidé et d’une vraie carence. Nous on était en demande de ça, d’acheter un magazine avec nos artistes préférés dessus.
Et c’est confirmé par les premiers retours.
Lise – On n’a pas fait d’étude de marché, mais on savait en connaissant ce public là qu’il serait prêt à nous suivre. Et on a sous-estimé l’attente : dès les premières annonces, l’accueil a été positif. Après, bien sûr, on reste un petit média avec une audience mesurée, mais on a été surpris·es quand même. Et même si on n’est pas les premiers, on a peut-être eu une audience qui n’avait pas jusqu’ici accès à ces informations.
Thibaud – Sur les réseaux, on l’a d’ailleurs constaté très vite, puisqu’on a doublé notre nombre d’abonné·es sur Instagram et sur Twitter, des gens sont venus spécialement parce qu’il y avait cette annonce du magazine. Ça prouve, en effet, qu’il y avait une vraie attente.
Vous parlez d’un marché un peu vidé dans lequel vous ne trouviez pas forcément ce que vous auriez aimé lire. Vous avez eu des modèles, plus jeunes ?
Lise – On est trop jeunes pour avoir connu les classiques, Rap Mag, L’Affiche, mais nos inspirations, c’est plutôt The Fader [revue musicale américaine fondée en 1998, ndlr.], qui pour nous représente vraiment cette idée de mettre en avant des gens avant qu’ils explosent de manière très mainstream. Notre autre source a été aussi, sur le long format, L’Abcdr du son [magazine en ligne dédié au rap créé en 2000, ndlr.], un média qu’on suit depuis toujours et qui nous a habitué·es aux très longs formats.
Comment s’est fait le passage du web au papier ?
Thibaud – Au départ, tout l’édito était sur le web, qui présentait bien moins de contraintes. Quand on a envisagé sérieusement la sortie papier, on voyait ça comme une entreprise, un engagement sur quelque chose de régulier – sachant qu’on travaille à côté, on est bénévoles. On s’est fait incuber au mois de mars dernier par Hôtel 71, qui est installé à Lyon. Eux nous ont aidé à prendre conscience que c’était possible et qu’en actionnant certains leviers, on pouvait concrétiser ça beaucoup plus rapidement qu’on ne l’aurait imaginé.
Le fait d’avoir un trimestriel papier vous a permis d’affirmer des choix éditoriaux, de hiérarchiser l’information en sortant de l’horizontalité des flux.
Lise – C’est assez satisfaisant de pouvoir sélectionner. C’est beaucoup plus engageant et beaucoup plus intéressant de choisir des sujets. Typiquement, pour ce premier numéro, on a un dossier sur le rap et la surdité, qui n’a pas d’actualité en soi mais représente plutôt une thématique qui dure dans le temps. Quant aux critiques, c’est de l’actu pure qui concerne les sorties des trois derniers mois : en fait, on peut avoir des temporalités très différentes.
Thibaud – L’idée pour nous, c’est de partager ce qui, pour la rédaction de Mosaïque, a constitué les temps forts des trois derniers mois. Pour nous, c’est bien plus intéressant éditorialement parlant que de surfer sur les sorties et de se focaliser sur les artistes qui ont une actu. Certes, ça nous pousse à faire des choix, et en même temps, ça affine notre ligne éditoriale et fidélise un lectorat plus particulier.
Vous présentez le mag, qui est assez long, presque comme un livre.
Thibaud – On a construit le mag sur nos habitudes de lecture, que ce soit des magazines qui sont mensuels ou des mooks, beaucoup plus épais, comme America [mook français fondé en 2017, ndlr.]. Mosaïque, c’est 116 pages. C’est à mi-chemin entre un mook, avec une mise en page très aérée, et un magazine, un peu plus classique, qu’on pourrait retrouver tous les mois, avec des rubriques.
Pour le premier numéro, vous proposez une double couverture, Prince Waly d’un côté et BabySolo33 de l’autre. C’est l’idée de deux générations qui se confrontent ?
Lise – On a une ambition très inclusive dans la manière dont on aborde le média. On savait qu’on voulait faire une double couv avec un rappeur et une rappeuse, ça s’est un peu fait naturellement. En plus, on était très content·es, justement, de mettre en avant la génération que représente Prince Waly, qui a connu les mags de rap, et de l’autre côté, les gens comme le public de BabySolo33, qui n’ont jamais vraiment eu ce type d’objets entre les mains. Il y a donc un peu des deux dans ce choix, et puis c’est tout simplement ce que nous on aime, ce qu’on écoute, ce qu’on a envie de faire découvrir.
Iels ont été faciles à contacter ? Ouvert·es à votre démarche ?
Lise – BabySolo33, on la connaissait déjà, on avait déjà fait des choses avec elle, donc ça a été assez simple. Prince Waly, c’était un peu un hasard : on a posté une actu sur lui sur notre compte et il a répondu. Prince Waly est certainement la personne la plus accessible de ce milieu, il est extrêmement sympathique et il nous a tout de suite dit qu’il était partant.
Thibaud – En tout cas, iels nous ont fait confiance parce que c’est vrai qu’on avait rien à leur proposer à part quelques images, quelques idées, mais iels ont vu qu’on avait une démarche sérieuse.
Votre envie de faire (et de lire) de longs papiers et des reportages un peu fouillés a conduit votre manière de structurer le mag ?
Lise – Oui, on a rapproché la façon dont on a fait le magazine d’un objet : comme un livre, tu vas le poser, tu vas le reprendre, le lire en plusieurs fois. Pour la couv, c’était comme un vinyle, on tenait aux deux faces, face A et face B. Après, on a aussi essayé de s’adapter à l’évolution de la façon dont on s’approprie un magazine. Le lectorat est différent, donc on voulait créer aussi des choses aérées. Je pense aux jeux à l’intérieur, aux pages participatives, pour que visuellement aussi, ça respire.
Vous oscillez entre magazine et livre ; vous vous imaginez en kiosques ou c’est contradictoire avec votre vision ?
Lise – Indépendamment de la façon dont on le perçoit, la démarche de vendre en kiosques est assez compliquée. Et outre ces contraintes techniques (notamment de quantité à produire, de gestion des invendus), notre public n’est pas vraiment un public qui va en kiosque. C’est d’ailleurs pour ça qu’on est en partenariat avec le centre culturel hip-hop La Place à Paris [au Forum des Halles, ndlr.], parce qu’on y vendra notre magazine à des événements ciblés. Notre public est là-bas. C’est plus un objet de librairie que de kiosque. Hybride en tout cas.
Vous aurez une double face à chaque numéro ?
Thibaud – Oui, bien sûr. Un homme et une femme à chaque fois.
Lise – Le mag est inclusif sur les réseaux sociaux, on a une playlist dédiée aux rappeuses. Depuis longtemps on est engagé·es sur ce sujet-là, en tout cas avec le média.
En parallèle de cette inclusivité, vous communiquez sur l’écologie. C’est une question que vous avez eue en tête dès le début ?
Thibaud – On n’a pas tellement eu le sentiment qu’on nous attendait sur cette question, mais ce qui est sûr, c’est qu’on a vu que certain·es lecteur·ices étaient sensibles à ça. On l’a eu en tête, parce qu’en effet, c’est bien beau de revenir au papier, mais dans la mesure où l’on a les moyens de bien le faire, en allant jusqu’au bout et en prenant en compte cette question de l’écologie, de l’encre végétale, c’est difficile de faire autrement. On a étudié la question et on a vu qu’économiquement c’était accessible pour nous, donc on n’a pas hésité.
C’est quoi la suite pour Mosaïque ?
Thibaud – On poste tous les magazines qu’on a reçus et, dès la semaine prochaine, on commence à réfléchir au numéro deux, qui sortira aux alentours de la mi-mars. On a déjà 400 personnes qui se sont manifestées pour le 2e exemplaire. C’est ça le bilan, rassurant : les gens lisent !
Mosaïque est disponible ici et au centre culturel La Place, à Paris.
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