Peintre, poète, mais surtout songwriter et chanteur, Devendra Banhart signe une ode à la maternité sur son dixième album, Ma. Rencontre zen avec le musicien le plus fantasque de la scène folk américaine.
Il y a des interviews-combats où l’on doit essayer coûte que coûte de percer l’armure d’un interlocuteur revêche, sans se laisser impressionner par ses réponses lapidaires et ses regards noirs. Et puis, il y a les interviews de Devendra Banhart. Le chanteur aux airs de gourou psychédélique vous accueille avec un sourire bienveillant, sans chaussures, prend de vos nouvelles et vous invite à vous lover dans un canapé douillet. Il va jusqu’à vous remercier de lui avoir posé certaines questions. On retrouve cette même tendresse enveloppante en écoutant ses derniers albums en date, Mala (2013) et Ape in Pink Marble (2016), où sa voix onctueuse donnait corps à des compositions lumineuses, entre folk sensible et tropicália minimaliste.
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Né d’un père américain et d’une mère vénézuélienne, il a été élevé entre ces deux pays, à la fois enrichi par sa double nationalité et sa double culture, mais un brin ostracisé à cause de son prénom hindouiste et du petit accent qu’il avait, enfant, en passant d’une langue à l’autre. Devendra deviendra grand (et barbu). Après un passage en école d’art à San Francisco, il se tourne vers la musique.
Au tout début de sa carrière, ce troubadour nomade habite dans différentes villes européennes et américaines. En plein doute, il envoie une bouteille à la mer à son idole de toujours. “Il y a un peu plus de vingt ans, quand je vivais à Paris, j’ai envoyé une lettre à Vashti Bunyan en lui disant : ‘Je suis tout seul avec ma guitare. Je sais que ça ne va pas être simple, que je vais être confronté à beaucoup de rejets et de galères. Je ne connais personne dans le monde de la musique, ni manager, ni tourneur, ni label. Mais j’ai envie de tenter le coup. Voici quelques morceaux que j’ai écrits. Qu’en pensez-vous ?’ Je me suis dit que si elle me conseillait d’arrêter et de continuer à faire la plonge, je l’aurais écoutée. Si elle aimait bien ma musique, j’arriverais à surmonter tous les obstacles, les déceptions, les portes fermées et les ‘non merci’, juste en me répétant que Vashti aime ma musique. C’est ce qui s’est passé. Elle m’a écrit une lettre d’encouragement très polie, adorable. Je ne crois pas que je ferais de la musique aujourd’hui si elle n’avait pas été là.”
“Vashti Bunyan est à mes yeux l’archétype de la figure maternelle”
Cette Anglaise discrète mais légendaire accepte même de chanter sur Rejoicing in the Hands (2004), le troisième disque de Devendra Banhart. Dans la foulée, en 2005, elle donne enfin une suite inespérée à son premier album culte (Just Another Diamond Day, 1970), et s’entoure pour l’occasion d’une ribambelle de musiciens de la nouvelle génération, dont Devendra. Cette collaboration se poursuit aujourd’hui sur Ma, le dixième lp de Devendra Banhart. Ce “beau bizarre”, comme dirait Christophe, a choisi ce titre parce qu’il signifie “maman” dans plusieurs langues et que la maternité en est le thème principal, au sens propre comme au sens figuré. “Vashti est à mes yeux l’archétype de la figure maternelle, explique le songwriter. Avant même de la connaître, sa musique était comme une mère pour moi. Sur ce nouvel album, j’évoque les relations parents-enfants, les messages que j’aurais envie de transmettre à mes propres enfants si j’en ai un jour, mais je voulais aussi rendre hommage au pouvoir nourricier de la musique et à ses qualités maternantes.”
Will I See You Tonight ?, leur doux duo, conclut Ma sur un splendide nuage de cordes et de piano. Cette ambiance, à la fois simple et sophistiquée, reflète bien le reste du disque, irrigué de soleil et de saudade. Un autre morceau évoque cette idée de musique nourricière : Carolina, qui renvoie à la chanson éponyme de Chico Buarque. “Dans les paroles, je raconte que j’ai envie d’écouter cette chanson. Je la recommande chaudement, notamment la version de Caetano Veloso. C’est très embarrassant car je ne sais pas parler portugais, et j’adorerais aussi savoir parler français.” Il glisse quelques mots de japonais sur le single Kantori Ongaku et d’espagnol sur l’apaisant Abre las manos. Cet album lui donne l’occasion de parler du Venezuela, le pays de sa propre mère, où réside toujours une partie de sa famille. Enfant, il a lui-même vécu une dizaine d’années à Caracas.
“Le Venezuela a aussi été un peu une mère pour moi, analyse-t-il. Aujourd’hui, je me sens comme un enfant qui ne peut pas voir sa mère, car je ne peux qu’observer ce pays de loin. On peut toujours essayer d’aider, mais la situation est tellement apocalyptique et écrasante qu’il va falloir une aide à l’échelle mondiale. Cette dictature s’attaque au monde extérieur, mais aussi à sa propre population, en grande souffrance en ce moment. C’est vraiment effrayant de voir ce pays qui se meurt, dans une impasse. Mon frère vit là-bas, mes tantes, mes oncles, mes cousins… Ils gardent l’espoir que ça s’arrange, mais la situation empire réellement. Ils sont malheureusement habitués à cette corruption, ces violences, cette tension permanente. Les Vénézuéliens restent unis en dépit de tout cela et gardent le moral. Leur force est incroyable.” Il s’essuie les yeux, visiblement ému par ce sujet sensible.
Certains morceaux de “Ma” font penser à des haïkus
En avril dernier, le compositeur à voix de crooner timide a déjà publié d’autres œuvres dans deux domaines qui le passionnent : son premier recueil de poésie (intitulé Weeping Gang Bliss Void Yab-Yum) et un livre regroupant certains de ses dessins à l’encre (Vanishing Wave, inspiré par plusieurs voyages au Japon après le séisme de 2011). Certains morceaux de Ma font justement penser à des haïkus, prononcés du bout des lèvres, écrits du bout de la plume. A 38 ans, Devendra Banhart a toujours joué sous son propre nom, mais il s’est également toujours entouré d’une troupe de musiciens et il multiplie les projets collaboratifs. Il a aussi sorti Fragments du monde flottant, une compilation de demos inédites de ses amis artistes (notamment Nils Frahm, Rodrigo Amarante, Jana Hunter, Tim Presley, Helado Negro, sans oublier Vashti Bunyan).
Il a conçu Ma aux côtés de Noah Georgeson, musicien et producteur qui l’accompagne depuis des années. Ils ont enregistré, produit et arrangé ensemble les treize morceaux, entre Big Sur et Los Angeles, où Devendra s’est installé depuis plusieurs années. “Si cet album parle de maternité, c’est aussi parce que tout le monde dans mon entourage, mes amis et les musiciens de mon groupe, a eu des bébés !, sourit Devendra. J’ai donc pu observer ces belles relations d’enrichissement mutuel, découvrir que mes amis apprenaient la patience et la compassion. En rentrant chez moi, j’ai voulu décrire tout ça. Je n’ai pas d’enfant, peut-être que je n’en aurai jamais, et j’ai saisi ce moment pour exprimer ce que j’aurais envie de dire à mon enfant. Le fils de Noah (Georgeson – ndlr) était présent pendant tout ce processus, d’ailleurs il joue un peu de synthé sur Now All Gone, la chanson où Cate Le Bon fait les chœurs.”
On l’interroge sur son rapport à la solitude, au milieu de ces innombrables collaborations. Car, s’il est tourné vers autrui et figure au générique de nombreux projets artistiques en groupe, il semble avoir besoin de rester en totale autarcie pour travailler. “C’est intéressant… Disons que je suis plus à l’aise quand je suis seul, reconnaît-il. En fait, je peux même me retrancher du monde jusqu’à un point qui n’est pas très sain pour moi. C’est comme un effort que je dois faire, un défi, ou un entraînement. Je n’ai pas envie de rester toujours comme ça, j’aimerais faire partie du monde et côtoyer des gens. C’est un truc sur lequel je travaille. Je compose et j’écris seul. Je ne me souviens même pas de la dernière fois où j’ai joué de la musique avec d’autres gens juste pour m’amuser. Je ne fais pas de jams avec d’autres musiciens. Ça a l’air sympa, pourtant ! Je l’ai fait une fois avec Andy Cabic de Vetiver. Même avec Noah, que je connais depuis plus de vingt-cinq ans, on n’a pas dû faire plus de trois bœufs ensemble. Mais, en tant que fan de musique, j’adore la partager, et quand j’étais plus jeune, j’adorais quand les artistes mentionnaient dans des interviews des chansons qu’ils écoutaient – ça m’a fait faire des découvertes merveilleuses. C’est dans ce sens que j’aime participer à des projets à plusieurs, mais pas vraiment en composant avec d’autres personnes.”
Cette notion de transmission recoupe l’une des significations de Ma, le rapport à la mère. Dans un communiqué qui accompagne l’album, Devendra le présente en ces termes romanesques : “Ma pourrait être notre premier mot et notre dernier soupir.” Ma comme maman, d’accord. Mais en écoutant ces chansons charmantes, mi-comptines graciles, mi-messages de sagesse, on serait tenté d’y voir d’autres définitions : Ma comme magique, malicieux, magnifique. Ma comme magistral.
Album Ma (Nonesuch/WEA)
Concert Le 5 février, Paris (Salle Pleyel)
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