Alors qu’Autour De Lucie publie un second album en mouvement, paradoxalement titré Immobile, rencontre avec sa chanteuse de fer et d’argile, Valérie Leulliot. Ou comment la beauté des courbes et la grâce des formes peuvent servir d’asile à un propos grave et déchiré : la belle leçon de français de ces chansons en demi-teintes, en demi-plaintes.
J’ai commencé la musique sur le tard, autour de 23-24 ans. J’avais déjà travaillé, je savais ce que c’était d’être salariée et je ne m’y retrouvais pas tellement. Je n’aime pas la hiérarchie, je ne supporte pas qu’on me dise ce que je dois faire, ça coinçait. Ma soupape était la musique, que je commençais en parallèle avec des petits boulots sans intérêt. J’ai arrêté de travailler à la sortie du premier album. Au début, je vivais assez mal le fait de ne plus faire que de la musique : il y a des jours où on ne fait rien, où on ne se sent pas exister socialement. Je travaillais chez moi, je vivais en huis clos, c’était étouffant. Entre L’Echappée belle et Immobile, je n’étais consciente de rien. Je ne connaissais pas les rouages des médias, j’ai mis du temps à prendre mes marques, à m’habituer à la scène je n’avais à l’origine pas du tout l’intention de faire des concerts, je m’en sentais incapable.
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Ce qui t’attirait, ce n’était pas le côté glamour, l’envie d’être exposée ?
Paradoxalement, je n’aime pas être exposée. Quand j’entre dans une pièce où il y a du monde, je ne supporte pas, je suis toujours la dernière. Je suis tellement timide et mal à l’aise que ça m’a poussée à faire quelque chose d’extrême : de la musique et de la scène. Je n’ai pas du tout envie de me mettre en avant tout en ayant soif de reconnaissance. J’ai besoin d’exister et en même temps, je n’aime pas quand on me regarde. Peut-être est-ce pour cette raison que j’ai voulu être en groupe. Je ne me sentais pas assez solide pour être exposée seule et pourtant, je n’en pouvais plus de cracher sur tout. Un jour, je me suis regardée en face et je me suis dit que j’allais faire quelque chose au lieu d’être aigrie et négative. J’ai eu l’impression de faire un saut dans le vide. J’avais besoin d’aller voir jusqu’au bout.
As-tu envisagé de démarrer seule ?
Dans un moment un peu sombre, je me suis mise à reproduire mes disques préférés à la guitare, à chercher les accords. Très vite, avec une note ou deux, j’arrivais à faire une chanson alors que je n’ai aucune technique je n’y connais rien en musique. Je me suis donc retrouvée avec les quelques chansons que j’avais écrites et j’ai décidé de monter le groupe, histoire de ne pas en rester là. Ça s’est monté comme on monte une entreprise, en recrutant des gens. Le groupe n’est pas né de rencontres, d’une amitié, mais d’un désir de fonder quelque chose. Maintenant, on est devenus amis, mais ça a été dur de s’entendre. Je dis souvent aux garçons de faire des choses à côté s’ils en ont besoin. Je m’épanouis plus qu’eux dans le groupe car ce sont mes textes, j’ai apporté quelques chansons et j’ai un peu le droit au final de dire oui ou non. Le jour où ils ne s’y retrouveront plus, ils partiront peut-être.
Est-ce facile de trouver sa place lorsqu’on écrit en français ?
Je suis vraiment ravie quand je vois qu’il y a des Français qui percent, je suis assez militante. La facilité, c’est de chanter en yaourt anglais, comme j’ai moi-même commencé. Mais j’ai vite ressenti le besoin d’aller plus loin. On nous a mis dans la case pop française dès le départ je trouve le terme un peu péjoratif , ce qui est normal pour L’Echappée belle, parce qu’on était influencés d’assez près et à mon grand regret par la pop anglaise. Mais mon désir a toujours été de faire des chansons en français, j’ai toujours été beaucoup plus touchée par une belle chanson en français qu’une magnifique chanson en anglais. Sur le premier album, le souci était un souci de mélodie et de joliesse. Sur Immobile, l’accent est mis sur les paroles et la voix. A force d’essayer de chanter en français, les paroles me viennent maintenant en français et c’est un vrai plaisir, ça devient naturel. En France, nous avons une telle culture de littérature qu’on écoute à la fois la musique et les paroles, contrairement aux Anglais qui écoutent d’abord la mélodie. Gainsbourg avait des arrangements magnifiques mais ne pouvait pas chanter dessus. Sur des choses plus légères, il a réussi à faire chanter des femmes, Brigitte Bardot, Anna Karina… Là, les mélodies étaient très fortes et les textes peut-être un petit peu moins imposants. On est un peu cantonnés à ça quand on chante en français.
L’évolution d’Autour De Lucie est-elle essentiellement passée par une évolution des textes ?
Sur le premier album, je sentais un malaise : certaines personnes trouvaient une chanson jolie parce que les arrangements et les mélodies étaient jolis alors que pour moi, elle était dramatique. Les textes paraissaient fades, dilués, je n’allais pas droit au but. L’Echappée belle était un brouillon. Quand on l’a fait, on s’était rencontrés depuis à peine deux mois, je jouais de la guitare depuis un an, on n’avait pas d’idée claire. Ensuite, on a fait de la scène, on s’est sentis plus soudés, mais je savais qu’il fallait apporter du nouveau. C’est pour ça qu’on a fait appel à Gilles Martin pour produire Immobile. Il a amené les sons en finesse, il a été très diplomate, a modelé nos chansons en douceur, en allant chercher des effets dans sa tonne de babioles des années 60-70-80. Un vrai traficoteur de sons.
Tu sais ce que tu veux musicalement : arrives-tu à mener ton groupe de main ferme sans trop de conflits ?
Sans conflit, il y a des non-dits, tout s’amoncelle et un jour, pour un verre d’eau mal posé, tout éclate. J’ai horreur de ça, je fais donc éclater les conflits dès que je sens qu’il y a une animosité. J’ai l’impression que c’est vraiment quelque chose de féminin. Tous les garçons avec qui j’ai travaillé ne déclenchent jamais rien, c’est toujours moi qui dois le faire. Eux laissent pourrir, jusqu’au jour où ils vont me dire qu’ils se cassent, sans que l’on sache pourquoi. Et on ne peut plus les rattraper, ils sont gluants comme des poissons. Je ne peux pas vivre comme ça, j’ai besoin d’authenticité dans les rapports. Lors de la dernière tournée, il n’y avait pas du tout de place pour la voix, pour le chant. Je n’aime pas que les concerts deviennent un défouloir et là, c’était à qui pourrait faire le plus de bruit. Il a fallu tout mettre à plat. Les voix sont assez fortes sur Immobile, ce qui n’a pas été sans lutte non plus. Je ne pense pas que ça soit dû au fait que je sois une fille. Une fille demande juste plus de paroles, plus d’efforts. Plein de gens doivent se dire que je suis un tyran parce que je me fais entendre en gueulant. Au début, c’était difficile avec l’entourage : on me voulait en minijupe, on voulait me mettre en avant. On était en décalage complet par rapport aux maisons de disques. Je ne voulais pas que tout soit axé sur ma féminité, je ne voulais pas être sur la pochette. Et le fait que j’aie des parents connus ne facilitait pas les choses. Maintenant, ça va mieux. On a réussi à poser les bases de notre musique, les gens s’intéressent à nous pour la musique, pas pour la fille.
Comment s’est faite ta culture musicale ?
Ma mère travaillait à la radio et ramenait à la maison des caisses entières de 45t. Comme j’étais fille unique, je me repliais pas mal sur mes disques et j’écoutais tout. L’intégrale des Beatles, Martha & The Muffins, tous les trucs français, de France Gall à Françoise Hardy, Claude François… J’en avais des cartons, tout y était complètement mélangé, j’ai eu une culture à la fois très pointue et très variétés. Dans les années 80, j’ai su vers quoi j’avais envie d’aller : tout est venu d’une radio libre que j’écoutais la nuit, en cachette sous mon drap. Là, j’ai entendu pour la première fois le single des Pale Fountains, Something on my mind, et je ne m’en suis jamais remise. J’ai eu un vrai choc chimique ce jour-là. J’ai toujours eu une passion pour la musique et pas du tout pour les stars, le glamour. J’aimais Bill Pritchard, Everything But The Girl…
Il est rare de rencontrer une fille aussi passionnée de musique.
Les filles qui aiment le foot sont toujours un peu vues comme des exceptions. Là, c’est pareil. Moi, je suis toujours aussi curieuse, boulimique de nouveautés, je vais aux concerts… J’adore écouter de la musique. C’est le seul moment où j’ai l’impression de vivre des choses instinctivement et sans raisonner, le seul endroit où je peux me sentir un peu plus légère que dans les autres domaines de la vie. C’est la musique qui m’a procuré le plus de sensations fortes, j’ai un rapport animal avec elle. Certaines voix me donnent mal au c’ur, physiquement. Quand j’aime une chanson, je n’écoute que ça. En ce moment, j’écoute trente fois par jour Jay-Jay Johanson, I fantasize on you, et ça me procure un bien-être physique. C’est pour ça que la musique m’est devenue indispensable : c’est le seul moment de ma vie où je n’essaie pas d’intellectualiser les choses, alors que je suis quelqu’un qui passe son temps à tout analyser. Plus on grandit, plus l’éducation fait qu’on est obligé de serrer la main aux gens, même si on trouve que ce sont d’illustres imbéciles. On passe son temps à prendre sur soi, à intérioriser. Quand on me présente quelqu’un par exemple, et qu’il me fait la bise, je trouve ça idiot : on a un contact de peau avec quelqu’un que l’on ne connaît pas. Si ça se trouve, ce mec vient de tuer son frère. Tout est faussé. Quand je dis ça, on me répond que je suis froide, que je n’aime pas les gens. Je trouve juste qu’il n’y a plus d’authenticité dans rien. Tout se mélange. C’est pour ça que je me sens proche du caractère anglais. On dit toujours qu’ils sont un peu froids, alors que c’est juste de la pudeur. Je me sens lente et j’aime leur flegme. Pourtant, je ne vis pas les choses de façon tempérée. Et la musique est le moyen pour moi de libérer mon instinct, elle a toujours été plus qu’une récréation.
Tu ne savais pas t’exprimer autrement que par la musique ?
Je suis fille unique. Je ne pouvais pas parler de musique avec qui que ce soit parce que j’étais la seule à écouter des disques à la maison. J’étais dans une école de filles, elles ne parlaient que de poupées ou des garçons avec qui elles sortaient le soir. Moi, je ne connaissais pas de garçons. J’allais faire du skate-board toute seule, je ne parlais pas beaucoup, j’ai eu une enfance très solitaire. J’étais horriblement timide. Petite, j’étais atteinte de mutisme. Ecrire des chansons est une rééducation que je m’impose. Je m’impose le fait de parler, de dire les choses. Parce que je ne les ai jamais dites avant. Même à mes parents. Ils ont divorcé quand j’avais 1 an et j’ai eu un gros problème de communication. Quand j’ai commencé à travailler, je n’arrivais pas non plus à m’exprimer. Quand je me suis sentie vraiment mal, je suis allée voir un analyste c’était il y a quatre ans et ça a duré quatre ans. Je prenais ça presque comme un Cluedo, je voulais savoir pourquoi j’étais comme ça. Chaque fois que je parle de la psychanalyse, les gens se referment, c’est pris pour un luxe d’intellectuel ou d’égoïste. Dans ma famille, ça a été tabou. Mais quand on fait un enfant, on n’est pas un être de perfection, donc l’enfant va s’en prendre plein la poire, va prendre tous les problèmes de ses parents. Il faut s’en dégager. J’ai également une aversion terrible pour les contes de fées. A cause d’eux, on se forge une espèce d’éden. Enfant, on est une pâte à modeler et quand on entend à 3-4 ans « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », on pense que c’est l’aboutissement on ne sait pas qu’ils divorcèrent et que les enfants furent des mines d’or pour les psychanalystes. Moi, j’ai cru qu’une fois qu’on arrivait au bonheur, c’était fini, on y était. J’ai appris depuis que ce n’est pas une destination, et ça m’a fait beaucoup de mal. Peut-être que mes parents ne m’ont pas assez expliqué que la vie était comme ça.
As-tu souffert du fait que tes parents soient des stars de la télé et de la radio ?
Je voyais plus mon père à la télé qu’en vrai, c’est bizarre. Comme il était journaliste sportif, il passait à la télé et on me disait « Regarde, c’est ton papa », et j’allais embrasser la télé. J’ai vécu avec ma mère assez longtemps : toutes les deux seules, en couple. J’en ai souffert aussi parce que je ne la voyais pas souvent, elle travaillait tout le temps. Même si mes deux parents se sont très bien occupés de moi, ils n’étaient pas présents comme je l’aurais voulu. Ils m’ont toujours montré que dans la vie, il fallait choisir ce qui plaisait et m’ont donné là une idée un peu fausse. Le fait qu’ils côtoient des gens connus aussi était perturbant. Pendant mon adolescence, ça m’énervait que ces gens aient plus de crédit que moi. Je ne comprenais pas pourquoi ils étaient forcément intéressants et leur prenaient du temps alors que moi, j’étais là.
La musique t’a aidée à t’affirmer par rapport à eux ?
Ils étaient les premiers étonnés. Ma mère a maintenant plutôt bien compris, elle m’aide. Mais au début, elle m’a prévenue que ce n’était pas du tout fait pour moi, que j’étais trop fragile. Mon père n’a pas compris du tout, mais il s’y fait. Je ne suis pas dans leur schéma : je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfant, je n’ai pas de boulot stable, ça a dû les perturber. Eux non plus n’ont pas vécu selon la norme, alors pourquoi moi ? J’étais souvent trimballée dans les studios d’enregistrement en radio et souvent, je dormais dans un coin, j’ai toujours bien aimé ces endroits un peu feutrés. C’est calme, serein, comme une espèce de cocon.
Le côté mélancolique de tes paroles viendrait de là ?
J’en suis malade, de cette mélancolie. On pourrait penser que la mettre dans des chansons, c’est s’apitoyer sur son sort. Pour moi, c’est une façon de l’extraire, de la faire exister et après, elle ne m’appartient plus. De toute façon, je préfère les chansons tristes, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que Nick Drake. Pour moi, la beauté et la qualité viennent de la mélancolie, donc j’ai du mal à m’en détacher. Forcément, mes chansons transpirent ça. Je suis extrêmement pessimiste.
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