Depuis des années, Autechre construit patiemment des paysages électroniques à base de hip-hop, de techno et de musique concrète. Souvent hermétique et irréductible, cet univers unique a doucement fait des émules, depuis les sphères les plus confidentielles de l’electro jusqu’à Radiohead. Alors que sort leur nouvel album, le beau ténébreux Confield, retour sur le parcours d’un duo né à Manchester et installé dans les étoiles (virtuelles).
« Les gens d’Autechre sont tellement en avance sur leur époque qu’en comparaison, la plupart des musiques électroniques ont l’air de berceuses pour enfants. A cause d’eux, pendant une période, je me suis mis à détester les guitares électriques et je leur en suis reconnaissant. J’ai d’ailleurs écrit la seule lettre de fan de toute ma vie à Sean et après ça, j’ai vraiment chopé la honte. »
Thom Yorke
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Manchester, so much to answer for » (« Manchester, tu es responsable de tant de choses ») : au moment même où Morrissey et ses Smiths réglaient les comptes de leur ville natale, au beau milieu des années new-wave, Manchester n’en finissait pas de féconder des talents nouveaux, de tracer des routes musicales inédites, de l’acid-house aux rock’n’rolleries les plus abrasives de la fin du règne Thatcher (Stone Roses ou Happy Mondays).
Par-delà la surface, la ville et l’époque ont été un terrain de jeu expérimental pour toute une génération qui découvrait dans un même élan le rock dilaté et héliotrope des Mondays, les jouissances acides des machines antiques de 808 State et quelques violentes décharges de hip-hop américain.
C’est là, au milieu de ce melting pot, qu’est né Autechre, résultat de l’activisme musical et adolescent de deux petits lads, Sean Booth et Rob Brown, collectionneurs anxieux, guettant le moindre nouvel arrivage, le plus petit maxi import. Sean et Rob se sont rencontrés un peu par hasard, sur la foi de goûts musicaux communs : ensemble, ils écoutaient tout à la fois les productions hip-hop new-yorkaises, la house naissante et les expérimentations radicales de Cluster, Throbbing Gristle ou Coil. Un éclectisme démoniaque, dont l’aboutissement s’est révélé être un passage à l’acte irrémédiable : d’auditeurs fanatiques, Sean et Rob sont vite devenus acteurs et actifs.
Au début, avant même de se donner un nom de code, ils passent par toutes les étapes du système D, à l’image de tous les gamins fascinés par les promesses de la culture hip-hop : boucles trafiquées à même les sillons des disques, collages de bandes, mixtapes pirates, remixes de fortune bricolés avec amour, scratches et superpositions de sons à l’aide de vieilles platines lo-fi, boîtes à rythmes pourries ou déréglées, trouvées au hasard des brocantes, tombées d’un camion ou gagnées à la volée, entre deux tours de piste, dans un club local.
Le son d’Autechre commence à se cristalliser ainsi vers la fin des années 80, couché sur des bandes de fortune, des cassettes perpétuellement recyclées, fabriqué à partir de studios de fortune, où les instruments les plus dérisoires sont patiemment et amoureusement mariés les uns aux autres, histoire de produire des strates de bruit, des couches mélodiques, des écheveaux rythmiques. Cet édifice délicat se répand en 1993 sur le premier album du duo, Incunabula. Un vrai disque de techno abrasive, dont l’atmosphère rappelle parfois celle de vieux enregistrements de blues, crades et plein de souffle, mais remplis d’une âme sauvage, jamais domestiquée. Ce disque, qui marque les débuts de l’association d’Autechre avec le label Warp, coïncide avec l’avènement de l’intelligent techno, ou techno de canapé, qui s’écoute à la maison, loin des diktats du dance-floor.
Avec Amber, sorti en 1994, Booth et Brown composent à même la banquise : leurs paysages se font arides mais émouvants, d’une beauté cristallisée, comme figée par une lumière trop forte. « Ma mère, rigole Rob, adore Amber, elle l’écoute souvent ! »
Suivent Tri Repetae (1995), Chiastic Slide (1997) et une pléthore de singles qui voient le groupe expérimenter plus avant vers ses penchants industriels : le son se fait plus intransigeant, les rythmes se compliquent et Autechre devient alors synonyme de constructions savantes, mais aussi de musiques autistes et autarciques, à la réputation hermétique. Plus précisément, le duo passe maître dans l’art délicat de la synthèse musicale.
Ses compositions, impressionnistes, déroulent plusieurs niveaux de perception : les mélodies ne sont jamais absentes, qui aident les constructions denses à respirer, à se trouver d’autres souffles, au-delà des beats frénétiques. La réunion de ces deux extrêmes mélodies explicites et beats complexes devient la marque de fabrique du duo et un étalon pour tous les électroniciens.
En 1998 sort LP5, un disque magistral qui synthétise toutes ses recherches et pose les chemins de traverse de l’electronica à venir : le son d’Autechre est précis, limpide, parfois plein de crevasses et d’interstices, jalonné de mélodies synthétiques et abrasives. LP5 est un disque organique, fabriqué avec des machines joyeuses et des ordinateurs de bureau rendus fous furieux. Avec ce disque, Autechre devient le héraut d’une nouvelle culture électronique, portée par Internet, les logiciels libres ou piratés, l’échange virtuel mais permanent d’idées musicales, la communautarisation des beats, des fréquences et de la musique.
Pour Sean et Rob, cela se résume en une idée simple : l’électronique n’est rien d’autre qu’une forme nouvelle de musique folk, les ordinateurs portables remplaçant les guitares sèches.
Confield, sorti il y a quelques semaines, confirme toutes les promesses de son prédécesseur. Celui-ci se terminait sur des accords en boucle et en écho, qui se retrouvent dès les premières secondes de Confield, comme pour signifier la continuité. Mélange d’atmosphères diaphanes et d’horizons saturés, cet album superpose les strates et les cliquetis de machines déréglées pour donner naissance à une musique informelle, inimaginable. Ainsi décrite par Rob : « Tout petit, j’adorais la biologie, l’architecture, les immeubles, le Lego et tout un tas de musiques et de disques étranges que je ne pouvais pas me payer. Aujourd’hui, j’ai l’impression de détenir le meilleur de tout ça, mais combiné et synthétisé en une seule entité. »
Empreint d’une quiétude toute noire, oppressante, Confield fait songer à un asile de Mickeys fous, autour duquel on se promène, hagards, en hurlant, ou en marmonnant des borborygmes incompréhensibles.
Laborantins méticuleux, Sean et Rob passent leurs journées à isoler des logiciels, des mélodies et des débris de musiques dans des tubesà essais virtuels, jamais très loin des symphonies abstraites des pionniers de la musique concrète.
Leur esthétique musicale, qu’ils veulent de plus en plus radicale, a entraîné de douces révolutions implicites : sans eux, Kid A aurait sans doute manqué d’intensité, de dénivelé, de crevasses et de défi. Il aurait été, en somme, orphelin. Fureur des intéressés, visiblement agacés de voir les stars d’Oxford chasser sur leurs terres : « J’aimais bien leurs vieux morceaux, à guitare : ils étaient vraiment meilleurs que les autres. Ils essayaient vraiment de se surpasser, de faire de la bonne musique de radio. Et ça marchait. Mais sortir des disques labellisés « électroniques » qui ne le sont même pas… Ça me fait penser à U2 qui embauche Eno : rien de bien frais derrière tout ça. »
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Confield (Warp/Source).
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