La revue Audimat, éditée par les Siestes Électroniques, parle de pop avec l’exigence critique qu’elle mérite mais dont elle bénéficie rarement. Des articles longs, fouillés, passionnants, au service d’une meilleure compréhension des mécanismes de fabrication, production et réception de la musique. Rencontre avec Etienne Menu et Guillaume Heuguet, les deux rédacteurs en chef.
Audimat intrigue. La couverture du numéro 2 est un fond noir opaque où trônent les sept lettres blanches du nom de la revue, surplombant les titres des articles qui fascinent immédiatement par leur incohérence ordonnée : Le spleen de l’argent chez Drake, Inside Rihanna, Petite histoire de la caisse claire dans la pop, L’âge Vegas de la rave : l’EDM aux États-Unis, ou encore Trash metal noir : les Ruff Ryders. Que se cache-t-il derrière ce foisonnement apparemment anarchique de mondes musicaux ? Allons le demander à Etienne et Guillaume autour d’un déjeuner en face de la Salle Pleyel, temple parisien de la musique… classique.
Comment présenteriez-vous Audimat ? Une revue scientifique sur la musique ?
Etienne Menu – On n’est pas exactement une revue scientifique. On l’est dans le format, il n’y a pas de photos, les textes sont longs. Quand je regarde des revues scientifiques américaines de musique populaire, je me dis que ce n’est pas exactement ce qu’on a envie de faire.
Guillaume Heuguet – Il y a les revues esthétiques et littéraires qui sont entre le journalisme et la revue scientifique. On ne doit pas être loin de ça. Il y a plein de revues autour de l’art qui ne sont pas forcément des trucs universitaires avec des critères de validation des articles, des introductions qui disent que ça va se dérouler en trois parties.
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Sur la musique pop, votre démarche n’est pas du tout courante : qu’en pensez-vous ?
Guillaume – Ça n’existe pas vraiment, c’est vrai. Il y a des revues universitaires, nombreuses aux USA, qui impliquent un style et moins de diversité sur les sujets, la manière d’écrire. Le traitement ramène à des méthodologies qui peuvent être un peu étouffantes. Dans Audimat, il y a une dimension de passion, on ne fait pas écrire que des universitaires. Mais on aime bien faire écrire des universitaires, on va juste leur demander d’écrire un truc pour nous un peu plus personnel, engagé, avec leur rapport personnel à la musique.
Etienne – On a tous les deux fait des études littéraires, on respecte la recherche, on ne va pas dire « il faut prendre de la drogue pour parler de la drogue ». La méthodologie universitaire a sa valeur, elle se justifie par son contexte, il y a beaucoup de studies sur la musique, mais nous on veut décaler légèrement vers quelque chose d’un peu plus passionné, moins rigoureux, plus plaisant à lire. Quand on lit des textes en anglais universitaire, on n’a pas vachement envie de les publier parce qu’on n’a pas forcément envie de les lire hors d’un contexte de recherche.
La touche universitaire se voit pourtant dans beaucoup de vos articles, qui tutoient la sociologie du travail…
Guillaume – On ne veut pas faire de méta-sociologie, mais on a fait écrire un gars qui écrit dans le New Yorker, et quand j’y réfléchis, je me dis qu’avoir lu de la sociologie du travail en la mettant au service d’un point de vue ou d’un récit, c’est super anglo-saxon et peu développé en France. C’est un peu frustrant pour nous, on essaie d’inscrire des journalistes français qui sont proches de ça à côté d’Anglo-Saxons qui le font. En traduisant les articles, on tente de montrer que cette manière d’écrire sur la musique existe et on essaye de la développer.
Etienne – C’est marrant que tu parles de sociologie du travail. Je reçois le New Yorker chaque semaine, ce sont des méthodes sans jugement, avec une écriture très précise, peu d’adverbes, aucune prise de position, on ne retrouve pas du tout ce qu’il peut y avoir dans le journalisme rock français où tu sens la passion, les prises de parti. Là, les mecs décrivent les processus, c’est comportementaliste. En France, il y a pas mal de story telling, aux États-Unis, c’est strictement factuel. On essaye d’éviter l’aspect story telling, c’est-à-dire prendre les personnages pour plus qu’ils ne sont, les « starifier », les mythifier, en faire des gens plus importants que d’autres. On veut comprendre la musique, expliquer ce qu’elle est.
Comment choisissez-vous les articles ?
Etienne – Il y a des traductions, mais la plupart des articles sont des commandes. C’est en fonction de nos centres d’intérêt personnels aussi, on voit des auteurs qui ont écrit des trucs qui nous intéressent, on les teste, on leur demande s’ils sont dispos. On aimait bien ce qu’écrivait Lelo Batista de Noisey, on savait qu’il avait une connaissance du rock très large. On s’est dit qu’il avait un truc intéressant à nous dire au sujet de son expérience, il est un peu plus vieux que nous. On l’a fait essayer, la première version n’allait pas, la deuxième allait très bien.
Guillaume – En général on a des thèmes, on identifie des problématiques en en discutant ensemble, en nous disant « tiens, il y a ce phénomène qui est intéressant ». A côté de ça on est toujours en train de surveiller qui écrit, comment, avec quel background, et on établit des correspondances. On va voir un auteur en lui disant : « nous on s’intéresse à ça, t’aurais pas un truc à nous dire à ce sujet-là ? » De temps en temps ce sont juste des auteurs qu’on a lus, on leur demande s’il y a un truc qu’ils pourraient écrire pour Audimat et qu’ils ne pourraient pas écrire ailleurs. Le format Audimat peut être l’occasion de s’exprimer différemment sur la musique.
Etienne – L’idée, c’est d’avoir, comme tout sommaire de publication, un équilibre en terme de ton, de genre, d’approche, de goût. Il faut que ça puisse parler à des gens qui ont déjà une culture littéraire autour de la musique, souvent ceux qui écoutent de l’indie, qui ont plus tendance à lire des bouquins que les gens qui écoutent du rap ou de la techno. Il faut aussi faire comprendre qu’au delà de la stricte histoire des stars du rock, des mythes, on peut aussi parler de techno, de son, de forme, avec tout autant de passion. Il y a une multitude de choses à découvrir et d’histoires à raconter qui ne sont pas forcément liées à la mythologie du rock et aux réflexes d’écriture qu’on a autour de ça. On cherche à avoir des gens qui écrivent des choses personnelles.
Guillaume – Dans un magazine, ce n’est pas du tout le critère que l’article soit personnel. Quand on te demande de couvrir un sujet ou d’aller interviewer quelqu’un, on ne te demande pas forcément de t’engager dans l’écriture.
Chaque article est donc une construction qui part de vous ou il arrive que des auteurs vous proposent leurs services ?
Etienne – Ça dépend, il y a vraiment des trucs sur lesquels on réfléchit en amont, en nous demandant ce qu’on veut précisément. Après, d’autres fois, des gars nous proposent des choses : un mec (Louis Picard, ndlr) nous avait proposé un article sur la rareté de la musique à l’ère du Mp3 pour le numéro 0. Le gars nous a fait un truc sur Robert Quine, un guitariste assez méconnu, le mec m’avait écrit il y a trois mois et on a pris son article. Ça peut être spontané.
Guillaume – Il n’y a pas un critère à l’échelle du sommaire, on a des trucs un peu « enquête » comme le truc sur Rihanna. Des trucs super personnels avec une écriture super stylée comme le truc de Julien Morel sur les Ruff Riders. L’important, c’est que les gens soient spécialistes et nous apportent des infos qu’on n’avait pas avant, comme Paul Purgas dans le premier numéro qui a pu nous parler en détails de ce qui se passait dans certains remastering parce que lui s’y connait à mort en son. Et ce n’est pas forcément un mec qui écrit souvent, ce n’est pas son métier.
Etienne – C’est aussi ça, faire parler des gens qui ne sont pas forcément réputés pour leur connaissance en musique : dans le premier numéro on avait une interview d’un auteur spécialisé en mode, déco, arts visuels en général. J’avais lu deux trois bouquins de lui et je me disais qu’il aurait une approche intéressante et effectivement, il apportait des choses qu’on n’aurait pas forcément vues chez un spécialiste officiel de la musique. Dans le numéro suivant, on a demandé à Tristan Garcia dont on savait qu’il connaissait la musique, d’écrire une nouvelle assez longue. C’était excellent, incroyable.
http://youtu.be/LzmxJhbEWPI
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