Pour sa 20e édition, le festival gnaoua d’Essaouira a surtout vu des filles faire sensation en occupant le devant d’une scène historiquement dominé par des hommes.
A défaut de nous réserver des surprises (avec en têtes d’affiche Lucky Peterson et Carlinhos Brown, on frôla même le non-événement absolu) la 20e édition du festival d’Essaouira nous a offert une petite révolution. Et comme toute révolution est précédée de signes avant-coureurs, c’est d’abord le passage de la Franco-Marocaine Hindi Zara au Bastion, puis la présence d’une femme dans la troupe du Maâlem Abdlekebir Merchane en concert d’ouverture le jeudi 29 Juin place Moulay-Hassan, qui a donné l’alerte.
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Bien que l’on ne puisse considérer la chose comme inédite, voir une personne de sexe féminin se mêler aux performances d’un ensemble gnaoua reste malgré tout chose d’exceptionnel. A l’image d’une société marocaine toujours profondément patriarcale, où la moudawana (code la famille), même modifiée, octroie aux hommes l’essentiel des pouvoirs, la conduite des confréries soufies du Maroc demeure une affaire fondamentalement masculine. Du moins pour ce qui concerne la partie musicale, qu’elle relève du rituel ou du divertissement.
Comme l’écrivait le regretté Abdelhafid Chlyeh dans son essai Les Gnaouas du Maroc* “la transmission du métier de maâlem (maître) se fait par héritage, de père en fils”. Il existe bien dans la tagnaouite (la tradition des gnaouas) un rôle spécifique dévolu aux femmes : celui de voyante-thérapeute, appelée aussi moqadema, à qui revient d’organiser la lila (soirée de transe) et d’accompagner le rituel jusqu’à son terme. Mais la fonction musicale continue quant à elle d’être une prérogative masculine. Si bien que cette 20e édition fera sans doute date tant elle fut marquée par l’arrivée à un niveau autre que symbolique de l’élément féminin dans le dispositif artistique.
Les sources africaines d’un art sorcier
Le lendemain, vendredi 20 Juin, la scène installée face à la plage voyait le maâlem Moktar Guinéa affronter un vent costaud venu du large, entouré de sa tribu de kouyous (assistants) mais aussi d’une nuée de jeunes filles tout habillées de noir comme des petites ninjas. Si la famille Guinéa compte parmi les plus prestigieuse et respectée de la sphère gnaouie d’Essaouira, c’est qu’elle se trouve très proche de la source africaine de cet art sorcier.
Moktar est le petit-fils de Samba Guinea, arrivé du Mali en 1927. Son père, Boubker, et son frère cadet, Mahmoud, disparu il y a deux ans, sont des figures primordiales de la communauté d’Essaouira, ville qui a la particularité d’abriter la seule zaouia (sanctuaire) du Maroc dévolue aux cérémonies et rites de cette confrérie. Ce lien direct avec l’origine aurait pu se traduire par une intransigeance absolue envers la transmission patrilinéaire. Aussi voir Moktar se produire sur scène avec trois de ses filles et une nièce n’avait rien d’anodin…
Elles s’appellent Aïcha, Cherifa, Sana, Hasna, Meriam. Elles ont entre 14 et 26 ans. Dès leurs naissances, elles ont baigné dans l’atmosphère particulière de la tagnaouite, ont grandi au son du luth-tambour guembri et des karkabous (percussions en métal). Ce qui ne les empêche pas d’aimer Beyoncé, Rihanna ou Avril Lavigne. Elles ont suivi leurs parents dans les lilas et de là, développé une familiarité avec les principales entités spirituelles, djinns et mlouks, qui peuplent cette cosmogonie invisible avec laquelle les musiciens magiciens entrent en contact lors des cérémonies.
Comme ce fut le cas sur la plage d’Essaouira, elles accompagnent aujourd’hui le Maâlem Moktar en concert, chantent avec lui, jouent des karkabous et dansent. Signe d’une volonté d’autonomie, elles viennent aussi de former un groupe, Bnat Guinea (les filles de Guinea). En novembre dernier, elles ont été choisies pour animer une soirée lors de la COP 22 à Marrakech, preuve qu’un authentique changement de climat s’opère au sein même du cénacle très conservateur des confréries.
“Notre répertoire est traditionnel, souligne Sana, l’aînée. Sauf que nous ne jouons pas du guembri en public qui est un instrument sacré, réservé aux hommes. Lorsque nous nous produisons en public, nous le remplaçons par un bendir (percussion).”
En jouant du guembri, Asma Hamzaoui transgresse un tabou
Même si Cherifa et Meriam jouent le guembri au sein de Bnat Guinea, elles se refusent à le faire en public, la pratique de cet instrument par une femme devant une assistance relevant encore du tabou. Un interdit qu’Asma Hamzaoui n’a quant à elle aucune hésitation à transgresser.
Ce fut certainement l’un des concerts les plus marquants de cette 20e édition que celui d’Asma à Dar Loubane, riad datant du XVIIe siècle qui aujourd’hui abrite l’un des restaurants cotés de la ville. Faisant suite au passage de son père, le Maâlem Rachid Hamzaoui, elle se posa sur les tapis installés dans le patio entourée de sa petite troupe baptisée Bnat Timbouktou (les filles de Tombouctou), toutes élégamment vêtues de tuniques de soie rose et noire, pour offrir à une audience prisant davantage les concerts intimistes que les grands raouts de la place Moulay-Hassan, une prestation pleine d’autorité, de charme et qui révélera un indéniable talent vocal.
A l’écouter reprendre les grands classiques du répertoire comme Ouled Bambara, on se dit que son “droit de passage” a dû lui être accordé grâce à cette voix expressive, bien timbrée, et à cette technique remarquable dont elle fait étalage au guembri. Selon sa mère, Kelthoum, c’est du reste de voir une jeune fille de 19 ans se hisser au niveau de certains maîtres confirmés qui pose problème au sein de la communauté. “Certains n’acceptent pas de voir une femme devenir le centre d’attraction.” D’autant plus qu’Asma est bien décidée à brûler les étapes.
Au-delà du rituel, la culture
Il y a deux ans elle faisait sa première sortie officielle à Casablanca en tant que maâlema. Pour l’occasion ses parents ont sacrifié un veau.
“De toute façon, rien n’aurait pu la faire changer d’avis nous dit sa mère, devenue depuis sa manageuse. Dès l’âge de 4 ans, elle restait aux côtés de son père pour apprendre le guembri. Elle en a maîtrisé la pratique dès 9 ans, âge où elle s’est mise à l’accompagner dans les soirées privées.”
“Quand je sacrifiais le mouton, raconte le père, c’est elle qui prenait le guembri.” “Si on lui interdisait de jouer pour se consacrer à ses études c’est bien simple, elle arrêtait de manger !” renchérit la mère. Cet entêtement semble aujourd’hui porter ses fruits. Elle vient de représenter le Maroc lors d’une manifestation internationale organisée au Disney World d’Orlando et s’apprête à tourner avec Bnat Timbouktou à travers l’Europe. Son premier album, mélange de chansons gnaouis traditionnelles et de fusions (pas toujours réussies les fusions) vient de sortir au Maroc.
Alors que sa sœur Aïcha a obtenu un diplôme d’infographie, Asma semble engagée sans restriction ni arrière-pensées dans la tagnaouite. A ceci près que son rapport avec la part sacrée de celle ci semble moins affirmé. “Ce qui m’intéresse c’est surtout l’art musical, la culture, le patrimoine. Pas le rituel.”
Croit-elle seulement aux djinns ? Ce qui ne fait aucun doute c’est qu’elle croit en son destin et en sa mission de féminisation d’un domaine encore très machiste. Jouer de la musique, se produire sur scène avec son guembri, passe aujourd’hui avant tout autre considération. “On lui a fait deux propositions de mariage confie sa mère. Qu’elle a refusées parce que ses prétendants posaient comme condition qu’elle abandonne son guembri.”
Remerciements à Fouzia, Karim et Tarik
* Editions le Fennec
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