Le duo culte du New York des années 2000, pote à la vie, à la mort des Strokes, aura été aux premières loges du “retour du rock”, avant de cesser toute activité. Après la sortie en catimini d’un recueil de leurs premiers enregistrements l’an dernier, il se reformera le temps de trois concerts printaniers. Rencontre.
Sans autre forme d’introduction, commençons cette histoire par une anecdote qui en dit long sur le parcours du duo The Moldy Peaches, formé par Adam Green et Kimya Dawson, agitateur du New York de la fin des années 1990, compagnon de route des Strokes et auteur d’un seul album. Et c’est Kimya qui nous en fait part.
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L’artiste, établie à Seattle depuis belle lurette, file un jour à un concert de la rappeuse Princess Nokia. La sachant présente dans la salle, cette dernière décide, pour lui rendre hommage, de reprendre Anyone Else but You, jolie ballade devenue tube planétaire après avoir été popularisée par Michael Cera et Elliot Page dans le film Juno (2007).
“Le public connaissait les paroles par cœur ! J’ai essayé de me faufiler dans la foule pour lui faire coucou au premier rang, mais je me faisais dégager par tout le monde. Des centaines de personnes chantaient ma chanson en chœur et me rejetaient en même temps. Ils n’avaient aucune idée de qui j’étais”, se souvient-elle en rigolant. Kimya, toujours un peu à la marge depuis son adolescence, s’est donc une nouvelle fois retrouvée mise au ban, mais de son propre hit cette fois.
“C’est drôle, parce que si tu venais à un show des Moldy Peaches au début des années 2000, tu n’étais vraiment pas certain d’entendre ce morceau”, nous rencarde Adam Green, avec son débit de parole mitraillette. Ce bon vieux Adam, coupable d’une discographie solo exemplaire, se rappelle que Kimya et lui n’avaient d’ailleurs jamais envisagé Anyone Else but You comme étant au-dessus du lot ou digne de plus d’intérêt que n’importe quelle autre chanson de leur répertoire DIY.
La scène new-yorkaise bouillonnait en ce début de siècle
D’autres, comme Who’s Got the Crack, Downloading Porn with Davo ou Little Bunny Foo Foo ont désormais acquis un statut culte pour une génération de fankids de la formation new-yorkaise. “Ceux qui ont découvert le morceau avec le film ne connaissaient pas nos têtes, ils imaginaient qu’elle était chantée par Michael et Elliot”, poursuit Kimya.
The Moldy Peaches est pourtant un groupe essentiel et demeure cette pierre angulaire dressée à la croisée des scènes indie du New York du début du siècle, figure majeure de l’antifolk d’un côté (courant folk-punk empruntant autant aux déboires lo-fi d’un Daniel Johnston qu’à la country de l’outlaw Townes Van Zandt) et, de l’autre, second rôle de ce que la presse appellera “le retour du rock” – terme fourre-tout qui désigne l’apparition et l’essaimage de groupes à guitares (des Strokes aux Yeah Yeah Yeahs) ayant redonné de la gueule et du charisme au rock’n’roll (tout en redéfinissant pendant près d’une décennie les codes de la mode).
Dans le livre Meet Me in the Bathroom – New York 2001-2011 : une épopée rock de Lizzy Goodman, retraçant cette aventure globale sous la forme d’une histoire orale fraîchement traduite par la maison d’édition indépendante Rue Fromentin (à paraître début juin), c’est Karen O des Yeah Yeah Yeahs qui parle le mieux de la possibilité d’un tel télescopage de personnalités et d’influences.
“Le génie de New York, c’est que tu pouvais sortir de chez toi, rencontrer quelqu’un, passer du temps avec lui, puis ce quelqu’un allait t’emmener à l’endroit suivant, où tu allais rencontrer d’autres personnes et, avant de t’en rendre compte, tu ferais partie d’un gang.”
La cave de la maison d’Adam pour studio
Pour comprendre la place qu’occupe The Moldy Peaches au cœur de cette mémoire collective, il faut remonter au mitan des années 1990, dans le comté de Westchester, au nord de NYC. Dans la petite localité de Mount Kisco précisément, quand Kimya (née en 1972) a rencontré Adam (né en 1981).
Elle bosse chez un disquaire, Exile on Main Street (comme l’album des Rolling Stones), lui, dans une pizzeria pas loin de là. Un jour, des camarades de classe d’Adam organisent un open mic de poésie dans un centre d’art d’une petite ville voisine, Bedford Hills. Lui débarque avec sa guitare et elle, avec des copains, pour réciter ses poèmes : “Je devais avoir une vingtaine d’années et je me retrouve au milieu de tous ces gamins de 12 ans”, se souvient-elle.
“Mon plan à l’origine, c’était de devenir enseignante.” Kimya Dawson
“C’était ridicule, on était tous très jeunes ! Mais Kimya a récité ses poèmes et c’était vraiment cool”, ajoute Adam, qui ne la connaissait pas encore. Kimya : “Il venait au magasin de disques avec ses copains et touchait à tout. Et moi je râlais ! Mais je l’ai reconnu de l’open mic et j’ai commencé à lui parler de ses chansons. J’ai eu le sentiment qu’il fallait que j’encourage ce gosse à s’exprimer dans la musique. En revanche, moi, je ne me voyais pas emprunter cette voie. Mon plan à l’origine, c’était de devenir enseignante.”
Toujours est-il que les deux se lient d’amitié, traînent dans les salles de concert et se retrouvent dans la cave de la maison d’Adam pour mettre en boîte des chansons à la facture ultra-lo-fi, aux paroles trash et enfantines, dans un style complètement foutraque. La plupart d’entre elles finiront sur l’album du groupe qui sortira en 2001, des années plus tard. Il est facile de prendre la paire pour des punks loufoques, mais il y a chez ces deux-là, dès le départ, plus de Beat Happening, de Young Marble Giants et de The Vaselines que de simples comptines d’école dévoyées à prendre à la légère.
Local Heroes
Dans le contexte d’une scène rock US plombée par les paysages gribouillés au fusain de l’Americana, le duo représente déjà la relève, biberonnée au grunge, aux cartoons et à Ghostbusters. “Je n’avais jamais vraiment fait de chanson, à part une fois avec une copine, quand je vivais à Olympia, dans l’État de Washington.
Un type était sorti avec chacune d’entre nous dans la même journée ! On est allées lui chanter une chanson qui disait en gros ‘t’es un putain de gros connard’. Mais on ne l’avait jouée que pour lui, sans l’enregistrer. Rencontrer Adam a été une chance pour moi. Il n’y avait pas besoin de monter de plan compliqué pour faire de la musique, il suffisait de traîner ensemble.”
L’État de Washington, Kimya Dawson y retournera. D’abord à Seattle avec son frangin, puis dans la petite ville côtière de Port Townsend, un bled qui aurait pu servir de décor au film Les Goonies. Pendant ce temps, Adam Green va à l’école, où il s’emmerde à en crever. Il décide de rejoindre Kimya en bus, de ceux qui inspireront au groupe le morceau Greyhound Bus. Un voyage bon marché de trois jours entouré de weirdos, et que les deux zigotos feront à plusieurs reprises dans les deux sens.
À Port Townsend, The Moldy Peaches devient contre toute attente un petit mythe, et Adam et Kimya, des héros et héroïne. Les ados se promènent dans la ville avec des T-shirts du groupe et leurs cassettes autoproduites partent comme des petits pains. Kimya : “Cette petite ville nous a fait nous sentir comme des superstars.” Adam : “Je n’avais que 17 ans à l’époque ! Au bout d’un moment, j’ai voulu rentrer chez moi. Je ne me voyais pas vivre plus longtemps dans ce bled de l’État de Washington.” Kimya se marre : “Et moi je n’étais pas prête non plus à vivre avec un gosse de 17 ans.”
Adam en Robin des Bois et Kimya en lapin géant
De retour à New York, Adam joue dans le métro et croise un type qui lui parle d’un lieu à East Village qui fait des open mics dans le genre du Cafe Wha? – sur les planches duquel passa Bob Dylan au début des années 1960. Le lieu s’appelle le Sidewalk Cafe et un certain Lach, héraut de l’antifolk, y programme des groupes le lundi, sur le modèle des soirées clandestines qu’il organisait déjà dans les années 1980, avant que les flics ne le forcent à mettre la clef sous la porte.
Des types comme Beck y ont déjà joué. Adam chope alors un créneau en promettant qu’il a un groupe et dit à Kimya de rappliquer : “On avait un lead guitarist et un batteur, Jest et Justice. On a convaincu ces gars d’une petite ville de l’État de Washington de former un groupe avec nous. Ils ont dit :‘Let’s go.’ Je crois que c’était en 1999”, se souvient Kimya.
Sur scène, Adam Green se déguise en Robin des Bois et Kimya Dawson enfile un costume de lapin géant – une photo célèbre montre Julian Casablancas, leader des Strokes, dans les bras de celle qui sera longtemps perçue comme la maman de toute cette joyeuse clique. Mais avant d’en arriver aux Strokes, les Moldy Peaches découvrent une famille accueillante au Sidewalk Cafe, où se côtoient d’illustres figures de l’underground de l’époque, de Regina Spektor à Turner Cody, en passant par le légendaire Jeffrey Lewis.
En 2002, Kimya et Adam documenteront même cette scène dans une compilation parue chez Rough Trade, Antifolk Vol. 1. Kimya : “Il y avait là-bas des gens qui faisaient de la musique depuis très longtemps, tu pouvais donc obtenir de nombreux conseils des uns et des autres. Et puis j’avais arrêté de boire et, au Sidewalk Cafe, beaucoup de personnes comme moi ne consommaient pas d’alcool, ce qui en faisait un lieu safe pour ceux qui voulaient rester sobres.” Dans le même temps, Adam découvre les drogues dures.
En route pour l’Europe !
Nous sommes en 2000, et les Strokes n’ont pas encore sorti The Modern Age, leur premier maxi. Adam, pour payer le loyer et ses virées narcotiques dans les rades d’East Village avec la fine fleur de la scène indie rock naissante, bosse dans une friperie, le Rags-A-GoGo. Un jour, un type du genre hirsute entre dans la boutique, un flyer à la main.
“Hey, viens voir mon groupe en concert.” C’était Albert Hammond Jr. “J’avais déjà croisé les Strokes plusieurs fois en soirée, mais pour être honnête, je ne m’attendais pas à un truc terrible sur scène. Et en fait, c’était génial. Je n’avais jamais vu une foule aussi excitée par un groupe aussi jeune”, se souvient Adam.
C’est le moment où toutes les trajectoires se croisent : Matt Hickey, programmateur de la salle du Mercury Lounge, fait écouter le single The Modern Age à Geoff Travis, patron de Rough Trade, qui s’empresse de leur offrir un deal. “Matt Hickey était aussi notre booker, poursuit Adam. Quand Geoff a signé les Strokes, il a demandé à Matt s’il avait un autre groupe sous la main, et Matt a répondu The Moldy Peaches. Et Geoff a dit : ‘Ok, parfait, je les signe.’ Un mois plus tard, il est venu nous voir jouer au Sidewalk Cafe et on a signé les contrats dans un Pick-A-Bagel. On allait faire des tournées et en plus être payés pour ça ? On ne comprenait pas ce qui était en train de nous arriver.”
Une première sur le continent européen en plus de vingt-deux ans
Les Moldy Peaches assureront les premières parties de la toute première tournée UK des Strokes en 2001, avant la sortie de Is This It. Adam : “En arrivant à Londres, des types nous ont arrêtés dans la rue en nous disant : ‘Hey, mais vous êtes les Moldy Peaches !’ Ils étaient fans, et nous, on ne savait même pas qu’on avait des fans !”
Kimya : “On était déjà dans le NME, mais quand j’ai vu la foule serrée comme des sardines, je me suis dit : ‘Est-ce que je suis sous acide ?’ Je n’y croyais pas.” Adam : “On ne savait pas qu’il y avait un tel phénomène autour de nous en dehors de New York. Et puis on a vu plus tard que les White Stripes faisaient la couv du NME. Je me suis dit : ‘Encore un duo ? C’est les nouveaux nous ? Tout va trop vite, on a déjà été remplacés !’” [rires] Le reste, comme on dit, appartient à la légende.
Les Moldy Peaches ne sortiront qu’un seul album (et deux compilations de prises live et autres demos) et cesseront peu à peu de tourner, le rythme de fêtard d’Adam ne collant plus à celui d’une Kimya rangée des bagnoles. Sans aucun hard feeling. Chacun·e sortira des disques de son côté, jusqu’à ce que le groupe ne se réunisse enfin à Los Angeles, en octobre 2022, après une décennie d’absence, avant d’annoncer une mini-tournée européenne, avec un passage par Londres et le Primavera Sound Festival, à Barcelone et Madrid. Une première sur le continent européen en plus de vingt-deux ans.
Origin Story 1994-1999 (Org Music). En concert au Roundhouse, Londres, le 29 mai, au festival Primavera Sound, Barcelone, le 2 juin, et Madrid, le 9.
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