Dans le sillage de John Coltrane, le saxophoniste s’est affirmé comme un apôtre majeur de la Great Black Music, ouvert à l’expérimentation sans limite et guidé par une profonde ferveur intérieure. Il est mort le 24 septembre, à l’âge de 81 ans, laissant derrière lui un nombre important d’albums éblouissants.
Emporté à son tour par la Grande Faucheuse, onze jours après Jean-Luc Godard (autre illustre propagateur d’art libre), Pharoah Sanders a cessé de respirer. En l’écrivant, on a encore du mal à y croire, à accepter l’irréfragable réalité, tant son souffle – l’un des plus puissants et novateurs de la musique moderne – paraissait inextinguible. On avait pu très récemment encore mesurer la capacité de ce souffle à nous traverser et à nous transporter grâce à Promises (2021), superbe album en lévitation libre conçu par le “Pharaon” céleste – alors âgé de 80 ans – avec le jeune explorateur sonore anglais Floating Points (et la participation du London Symphony Orchestra). Ultime enregistrement publié de son vivant, ledit album – porteur de promesses que chaque nouvelle écoute exauce et amplifie – marque aujourd’hui le terme d’une épopée musicale amorcée il y a plus de 60 ans et parsemée d’éclats magistraux.
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Originaire de Little Rock, en Arkansas, Farrell Sanders – né le 13 octobre 1940 – grandit dans un environnement familial très propice à l’éveil musical (l’un de ses grands-pères enseignait la musique, sa mère chantait et donnait des leçons de piano). Enfant puis adolescent, il pratique plusieurs instruments, notamment les percussions et la clarinette, avant de jeter son dévolu sur le saxophone (d’abord alto puis ténor), sous l’influence décisive de son prof de musique au lycée, Jimmy Cannon, celui-ci l’ayant également initié au jazz.
De Farrell Sanders à Pharoah
“Lycéen, je me demandais vers quelle carrière j’allais pouvoir m’orienter. Au fond, ce que je voulais faire, c’était jouer du saxophone – l’un des instruments que j’aimais vraiment”, confiait le musicien américain dans une (rare) interview pour The New Yorker en 2019. Durant cette période d’apprentissage, il s’aguerrit au sein de diverses petites formations locales. En 1959, il migre vers la Californie, à Oakland, pour y poursuivre des études d’art. Là-bas, jouant régulièrement dans des clubs de rhythm’n’blues en parallèle de ses études, il prend conscience de l’importance prépondérante de la musique dans sa vie. Attiré par l’agitation émancipatrice qui règne alors dans la sphère jazz à New York, il décide en 1962 de partir s’y installer pour y tenter sa chance.
Affirmant peu à peu son style et écumant les clubs locaux, il attire l’attention de plusieurs pairs sur la même longueur d’ondes, parmi lesquels Sun Ra, qui l’intègre dans son orchestre interstellaire en plein envol et qui lui suggère le surnom de “Pharoah”. Marquante, cette collaboration fait toutefois pâle figure en comparaison de celle que Sanders va développer avec John Coltrane (qu’il avait déjà brièvement croisé à Oakland), de quatorze ans son aîné.
Pharoah et John Coltrane étaient tous deux unis par un désir de transcendance à la fois musicale et spirituelle
Taiseux, unis par un désir éperdu de transcendance à la fois musicale et spirituelle, les deux hommes – tous deux souffleurs d’élite, avec le saxophone comme instrument fétiche – vont cheminer ensemble pendant deux ans, chacun propulsant l’autre vers le haut. Aux côtés d’autres musiciens remarquables tels que le pianiste McCoy Tyner, le bassiste Jimmy Garrison et le batteur Elvin Jones, Sanders va ainsi contribuer entre 1965 et 1967 à une douzaine d’albums (studio et live) de Coltrane, à commencer par le stratosphérique Ascension (1965). Durant cette période d’extrême effervescence créative, qui voit le free-jazz surgir et tout renverser avec une frénésie impérative, il émet également d’intenses vibrations sur des albums d’Ornette Coleman (Chappaqua Suite, 1965) et de Don Cherry (Symphony for Improvisers, 1966 ; Where is Brooklyn ?, 1967). Après la mort de John Coltrane, survenue le 17 juillet 1967, il entretient une (courte) relation artistique avec sa veuve, Alice Coltrane, dont se détache le somptueux Journey in Satchidananda (1971), album phare du spiritual jazz.
Paru en 1964 chez ESP (légendaire label indépendant new-yorkais), Pharoah’s First – qui se déploie sur deux longues plages, chacune plus de vingt minutes – constitue le premier album enregistré sous son nom : il produit d’appréciables turbulences sans parvenir à se démarquer dans un registre (le hard-bop) très prisé à ce moment-là. À la tête de formations aux configurations variées, Sanders – jouant lui-même de divers instruments – va véritablement s’affirmer (et comment !) en tant que meneur grâce aux albums réalisés sous l’enseigne Impulse entre 1967 et 1974, tous irrigués en profondeur par une fièvre prospective brûlante et empreints d’un lyrisme tantôt contemplatif tantôt convulsif. Le plus emblématique est peut-être Karma (1969), sur lequel figure The Creator Has a Master Plan, incandescent morceau de plus d’une demi-heure auquel les saisissantes prouesses vocales du chanteur Leon Thomas, expert en yodel, confèrent une résonance éminemment singulière. Parmi les autres albums, citons Tauhid (1967), Thembi (1971), Black Unity (1971) – qui se compose d’une unique plage de près de 40 minutes – et le fort bien titré Elevation (1974).
Le prophète à la barbe drue
En 2020, le très recommandable label parisien Transversales a publié Live in Paris (1975) (Lost ORTF Recordings), enregistrement d’un concert donné en quartet le 17 novembre 1975 au Grand Auditorium de la Maison de la Radio, à Paris : un document précieux portant trace du moment de transition après la période Impulse. Dans la discographie principale de Pharoah Sanders, rien n’égale cette faramineuse série inaugurale. Si elle comporte des éléments discutables, par exemple l’album Love Will Find A Way (1978) distillant un jazz-funk fadasse, la suite n’est toutefois pas négligeable, loin s’en faut. On peut le vérifier notamment avec Shukuru (1985), où l’on entend de nouveau cabrioler la voix de Leon Thomas, et Message From Home (1996), paru chez Verve et produit par Bill Laswell.
En dépit de son statut imposant, acquis très tôt et encore accentué au fil du temps par son physique de sage ou de prophète à la barbe drue, Pharoah Sanders – rétif à toute forme d’égocentrisme – va mener une activité d’accompagnateur jusqu’à la fin de son parcours musical, œuvrant avec McCoy Tyner, Kenny Garrett, Sonny Sharrock, Randy Weston, Terry Callier, Jah Wobble ou encore David Murray. Fruit de son alliance avec le musicien marocain Maleem Mahmoud Ghania (maître du gnawa), l’album hypnotisant The Trance of Seven Colors (1996), produit par Bill Laswell (partenaire majeur des années 1990), invite à une irrésistible transe et témoigne superbement de l’impact séminal que l’Afrique a pu avoir sur la musique de Sanders – un impact perceptible à des degrés divers dans toute sa discographie, en particulier ses albums de la période Impulse.
À l’annonce de sa mort, de nombreux messages d’hommage ont été diffusés sur Internet via les réseaux sociaux. Celui de Floating Points s’avère particulièrement juste et touchant : “Mon merveilleux ami est mort ce matin. J’ai tellement de chance d’avoir connu cet homme et nous sommes tous bénis d’avoir son art avec nous pour toujours. Merci, Pharoah.”
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