Invités d’honneur du festival Connexions hip-hop, dans le fort hautement symbolique de Châteauvallon, les Anglais du collectif Asian Dub Foundation sont venus cet été en France faire de la résistance.Pour un meeting aérien et explosif
Une chaleur lourde, accablante, une chaleur telle qu’il ne s’en rencontre que dans le Sud, au plus fort de juillet, quand le vent du large semble se cogner à quelque barrière invisible plantée à la lisière de la rade, abandonnant Toulon à la fournaise. Des hauteurs de Châteauvallon, tandis qu’en nage on grimpe à travers la pinède, c’est tout le spectacle de la ville qui découpe l’horizon, comme un cloaque immense, écrasé par un soleil de plomb, cuisant dans son déshonneur. Au-dessus, en majesté, Châteauvallon et son amphithéâtre, ses salles de spectacle et de projection, ses studios de danse, sa brasserie. A l’origine, juste une vieille bastide en ruine, un domaine en déshérence, terre sauvage, rougeâtre, plantée de pins maritimes, courant à flanc de collines sur les communes de Toulon et d’Ollioules. Aujourd’hui, une forteresse, une place forte, un outil culturel unique, une oasis, un symbole.
A Châteauvallon, on résiste. Par principe, parce qu’on n’a jamais accepté que l’idéologie du Front national émarge à la mairie de Toulon. Par nécessité, puisque pris dans la tourmente judiciaire, le Théâtre national de la danse et de l’image (TNDI) se trouve décapité, amputé de Gérard Paquet, son fondateur historique, sa tête pensante, son gourou controversé. Depuis 1965, ce géant au visage de sphinx est l’âme d’un site auquel il a littéralement donné vie, à la force de ses muscles et de ses cellules grises. C’est lui qui a défriché, terrassé, maçonné, fait de Châteauvallon un festival de théâtre, de jazz et de rock, un forum des sciences et une galerie d’art, accueillant pêle-mêle Maria Casarès, Archie Shepp, les Talking Heads, Jean-Luc Godard ou Fernand Braudel. C’est encore lui qui, à l’orée des années 80, soucieux de préserver l’intégrité du lieu, oriente Châteauvallon vers la danse contemporaine et le débat d’idées.
Depuis deux ans, ce penseur énigmatique subit de plein fouet les assauts haineux de la nouvelle mairie ainsi que ceux, plus pernicieux, de Jean-Charles Marchiani, préfet-barbouze du Var. Soucieux de contrer le FN sur le terrain de la démagogie, ce proche de Pasqua s’était indigné l’an passé et avait interdit le concert que NTM devait donner sur le site, au motif fumeux que sa sensibilité de chrétien en aurait été heurtée. Au mois de mars dernier, en dépit du soutien du ministère de la Culture et de la mobilisation de nombreux artistes et intellectuels, il obtient in fine la tête de Gérard Paquet, pour une sombre affaire de malversation. En vérité, il semble que Paquet ait d’abord payé la note de certaines amitiés douteuses, notamment celles de François Léotard et de l’archicorrompu Maurice Arreckx. Aujourd’hui, même si Marchiani, exilé dans un placard doré, n’est plus qu’un mauvais souvenir, la situation reste bloquée, la menace FN toujours présente. Arc-boutés sur leur colline, placés sous tutelle judiciaire, privés de subvention municipale, les dix-huit permanents du TNDI font bel et bien front. Daniel Bergamaschi, l’attaché de presse du festival, se veut philosophe : « Le fin mot de cette histoire, c’est qu’ils voulaient faire tomber Paquet. Maintenant qu’ils y sont parvenus, ils ne savent plus comment nous attaquer. Pendant ce temps, Châteauvallon continue, ni plus fort ni plus faible qu’avant. Ça nous aura surtout permis de faire tomber quelques masques, de mesurer à quel point cette ville est réactionnaire. Au moment de l’affaire NTM, il n’y avait pas cinq personnes pour nous soutenir. Maintenir ce concert, ça équivalait au suicide. »
Pour avoir dû faire marche arrière une fois, le TNDI connaît le prix de son ouverture aux mouvances rap et hip-hop, notamment son travail de mise en réseau des breakers de la banlieue toulonnaise, son soutien artistique à la création de compagnies. Aussi s’est-il empressé, pour la deuxième édition des Connexions hip-hop, de confier la prestigieuse scène de l’amphithéâtre, celle où évoluèrent Merce Cunningham ou Trisha Brown, aux jeunes danseurs, « même si tout n’est pas parfait. Certains d’entre eux sortent à peine de la gangue. Ce sont des spectacles à haut risque, où il se passe toujours quelque chose de fort. »
Le soir, narguant les lumières de la ville, sous le regard impénétrable de Gérard Paquet ombre tutélaire, muette et sereine , New Friends, groupe d’immigrés tamouls à la chorégraphie métissée, pétrie de traditions sri-lankaises, ou encore la Montalyo-Hervieu Compagnie, délicieux symposium de danseurs de tous horizons, prouvent qu’il est hors de question pour la danse contemporaine de faire l’économie des avancées hip-hop, du dialogue entre les cultures.
A l’origine, c’est IAM qui devait clore ce festival hautement symbolique. Pour incompatibilité d’agenda, les bad boys de Marseille n’ont pu honorer Châteauvallon de leur présence, laissant le champ libre à Asian Dub Foundation. Même s’ils sont anglais d’origine pakistanaise, ceux-là ont tout fait pour être présents au rendez-vous. Pas le genre à se tromper de combat, pas le genre à se tromper de Châteauvallon : les rude boys des banlieues chaudes de Londres ne risquent pas de demander des nouvelles de la malheureuse copilote de Sacha Distel à Daniel Bergamaschi, comme ça lui arrive encore trop souvent. « On sait ce qui se passe à Toulon, l’émergence du Front national, la discrimination en matière de logement, les bibliothèques expurgées, les concerts interdits, le racisme qui s’affiche ouvertement, le fait qu’ils veulent fermer Châteauvallon. » Asian Dub Foundation n’ignore rien de la réalité sociale française. Et pour cause. C’est en France que le groupe rencontre le plus de succès, allant jusqu’à vendre près de 20 000 exemplaires de son premier album, Facts and fictions. Même la maison de disques ne s’explique pas ce mini-triomphe, forgé dans l’indifférence générale des médias, à brassées de concerts rageurs et de slogans généreux. « En Angleterre, le National Front n’a pas la même audience qu’ici. Son action est plus souterraine, mais son discours, beaucoup plus dur. Le racisme y est une mauvaise herbe qui croît un peu plus chaque jour, consciencieusement arrosée par vingt années de politique thatchérienne. La victoire du Labour Party aux dernières élections risque de ne pas changer grand-chose à l’affaire. Chez nous, même le droit à l’éducation n’est plus garanti. On appelle ça du racisme structurel. En France, avec Le Pen, la cible a l’avantage d’être visible. »
A l’origine projet éducatif, programme d’animateurs sociaux passionnés de musique, Asian Dub Foundation s’est vite transformé en sound-system puis, sous l’impulsion du bassiste Anilruddha Das (alias Dr Das), en véritable groupe. A la croisée de multiples influences, la musique d’Asian Dub Foundation ne tient pas en place, prise entre le feu de ses origines asiatiques et un tir nourri de reggae, de rock, de dub, de rap et de jungle. Eléments de base de ce cocktail explosif, toujours prêt à péter à la gueule de ceux qui s’y attendent le moins : la rythmique, tendue comme un arc, la tchatche belliqueuse et l’accent cockney de Deeder Zaman (alias Master D), moins de 20 ans d’énergie brute, et surtout la guitare scalpel de Steve Savale (alias Chandrasonic), accordée certes comme un sitar, mais qui évoque plus sûrement les stridences punkoïdes de PIL ou de Basement 5. « C’est vrai qu’on aime beaucoup la new-wave, les premiers albums de PIL, de Pere Ubu ou de The Fall. Ce qu’on déteste, c’est Kula Shaker, l’exotisme hindou de pacotille. Dans les années 60, les Doors ou les Byrds avaient su s’approprier des éléments de musique traditionnelle indienne, sans pour autant se sentir obligés de jouer du sitar. C’est dans cet esprit-là qu’on veut travailler. »
Enregistré au studio On-U Sound d’Adrian Sherwood qui a mis la main à la pâte sur quelques morceaux , R.A.F.I., le dernier album en date d’Asian Dub Foundation, hurle en finesse son dégoût du racisme et du fascisme, avec cette fois quelque espoir d’être enfin prophète en son pays. Déjà repérés par Bobby Gillespie, qui ne jure plus que par le groupe, en première partie de ses Primal Scream, Dr Das et ses acolytes ne se sont pas privés d’envoyer paître un certain… David Bowie. « Ce type est venu nous voir sur scène, à Dublin, entouré d’une armée de gardes du corps. Il a exigé qu’on lui réserve tout un balcon. Comme le concert ne commençait pas assez vite à son goût, il a pris son portable et il a téléphoné à la technique pour faire activer le mouvement. Après ça, il ne s’est même pas déplacé jusqu’aux loges. C’est plus tard qu’on a su qu’il nous voulait pour assurer sa première partie. Il peut toujours aller se faire foutre ! »
Ils sont comme ça, les gens d’Asian Dub Foundation. Entiers, imprévisibles, chaleureux, généreux, combatifs, intègres. A Châteauvallon, au final d’un concert qui prit rapidement des allures de transe collective, ils ont su insuffler un peu de cette hargne le souffle vital du ghetto aux 1 200 privilégiés qui avaient pris d’assaut les pierres du vénérable amphithéâtre. Le Théâtre national de la danse et de l’image, donné pour mort il y a tout juste quelques mois, n’en espérait sûrement pas tant.
Asian Dub Foundation R.A.F.I. (Labels).
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