Chaque jeudi, “Les Inrocks” vous proposent de découvrir un groupe ou un artiste que vous ne connaissez pas (encore). Cette semaine, Jeremy Dutcher, drôle de ténor qui réactualise les musiques de sa communauté autochtone.
Bien sûr que ce n’était pas lui qu’on attendait, ce 17 septembre 2018. Et comment en aurait-il pu être autrement, face à la rock-star en herbe Hubert Lenoir, les petits cœurs d’Alvvays ou encore la chouchoute de la critique U.S. Girls. Pourtant, la victoire de Jeremy Dutcher au Polaris Prize, qui récompense chaque année le meilleur disque canadien, ressemble davantage à une évidence qu’au casse du siècle. Ce soir-là, le jeune, issu de la nation autochtone des Wolastoqiek, n‘a que faire des bookmakers au moment de monter sur scène une première fois. Cape et chemise transparente par-dessus un short, il livre depuis son piano à queue une performance captivante, dialoguant avec les samples de ses ancêtres. Mais le moment le plus marquant de la soirée arrivera quelques instants plus tard, juste après l’annonce de sa victoire. “Vous êtes à l’orée d’une renaissance autochtone”, lance-t-il devant l’establishment de la musique canadienne. “Êtes-vous prêts à entendre les vérités qui doivent être dites ? Êtes-vous prêts à voir les choses qui doivent être vues. (…) Canada, entends-tu ? C’est juste devant toi, alors vas-tu t’en saisir ? La route est si belle.”
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Archéologie sonore
Quand on l’interroge, près d’un an plus tard, sur la portée de cette soirée, le garçon de 28 ans tend à en minimiser le symbole. “Je voulais parler des Arts. Quand les gens se concentrent trop sur la politique… pfff.” Pourtant, pendant notre demi-heure de discussion avec le musicien, la question de la place de son peuple au sein de l’Etat canadien reviendra avec insistance. La veille, lors de son concert au festival international de jazz de Montréal, Jeremy Dutcher s’en prenait directement au Premier ministre, Justin Trudeau, et à ses promesses vis-à-vis des populations autochtones. “La réconciliation, ce n’est pas construire des pipelines”, ironisait-il.
https://youtu.be/0FKXcScqGIw
D’une certaine manière, le musicien est en mission. Elevé par une mère “très fière de ses racines”, son parcours débute pourtant presque de façon quelconque, par des études de musicologie. Alors jeune étudiant d’une vingtaine d’années, Jeremy Dutcher va faire une découverte déterminante. “Il y a cette ancienne dans ma communauté, Maggie, une gardienne des chansons traditionnelles. Elle m’a parlé d’archives dont j’ignorais l’existence.” En descendant au au sous-sol de son université, il tombe sur des disques de cire, stockés ici dans une indifférence manifeste. Sur ces derniers sont gravés des chants wolastoq, enregistrés par un anthropologue du nom de William H. Mechling plus de cent ans auparavant. “La plupart de ces chansons ont été oubliées, tues. Il faut se rendre compte qu’à partir des années 1950, ce pays a interdit aux autochtones de chanter et partager cette musique. D’ailleurs, il n’y avait pas que de la musique dans ces archives, mais des histoires, des photos, de nombreux objets. De me rendre compte de cette richesse, inconnue de gens de ma communauté, j’ai eu envie de la leur apporter.”
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Pour cela, Jeremy Dutcher se lance dans un minutieux travail de redécouverte et de réactualisation. Il exhume autant qu’il compose, puise dans ses racines et son éducation musicale très occidentale. “Les traditions sont fluides, en changement perpétuel, estime-t-il contre tout passéisme. Je ne vois aucun problème à utiliser d’autres instruments, comme le piano. Une chanson n’est pas bloquée dans une époque. Si elle a été enregistrée de cette manière il y a cent ans, c’est que c’était il y a cent ans. Depuis, deux générations ont vécu. Elle se doit de sonner différemment, parce que nous sommes différents aujourd’hui.”
Le résultat de ces cinq années passées dans le sous-sol de son université se retrouve sur son premier album, Wolastoqiyik Lintuwakonawa, qui tranche avec ce que l’on imagine de la musique dite folklorique. Bien qu’il chante en wolastoq, il emprunte au classique, à la pop, dans des pièces intenses et luxuriantes. Il sample souvent ces fameux disques de cire, pour entamer un dialogue entre les époques, “une sensation unique”.
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L’utilisation du wolastoq, plutôt que de l’anglais, était une évidence. “J’ai étudié l’opéra. Quand les gens vont à l’opéra, ils ne comprennent globalement pas la langue chantée sur scène et la majorité des spectateurs ne lit pas les surtitres. Ils sont transportés par quelque chose par-delà la langue.” D’autant qu’utiliser l’idiome de sa communauté est aussi un moyen d’éviter qu’il ne meurt. “Quand ma mère était petite, elle ne parlait que le wolastoq, comme tout le monde autour d’elle. Aujourd’hui, à cause des effets de la politique canadienne interdisant aux écoliers d’utiliser les langues autochtones, il ne reste qu’à peine cent personnes qui le parlent. En une génération. Mais j’espère que le mouvement peut s’inverser, et que mon album puisse aider à cela.”
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