En adaptant les techniques modernes de laboratoires sonores au lyrisme de chansons euphoriques, les Londoniens d’Archive réussissent un équilibre étonnant : Take my head, album vaste et sérieusement gonflé, où la soul en voit de toutes les couleurs. Du rose au noir, du sale au Graal.
La dernière fois que l’on avait rencontré Archive, au début de l’été 1997, aurait dû être la toute dernière. Après une heure d’interview déprimée, Darius Keeler, le songwriter du groupe, craquait et annonçait, à la stupeur de son associé Danny G, la séparation du groupe. A cet instant de confusion, on aurait voulu être une souris, fuir sous le canapé où il aurait fallu slalomer grave entre les carcasses de joints. Depuis ce jour, Archive était archivé.
Un oubli scandaleux pour un groupe qui avait payé au prix fort la lenteur d’une industrie discographique ayant eu la très mauvaise idée de sortir son premier album, Londinium, plus d’un an après en avoir reçu les bandes, faisant soudain passer un authentique précurseur pour un sinistre suiveur. Car, entre-temps, Portishead avait jeté dans la mare un pavé qui allait provoquer d’énormes vagues à l’âme : l’incunable Dummy. Du coup, la critique unanime se bornera à ne voir en Londinium qu’une vaguelette, une tempête dans un verre d’eau : un cas spectaculaire de sous-estimation, d’illusion collective. Disque exigeant et épineux, Londinium ne s’offrait en effet qu’à condition de littéralement s’immerger dans ses marécages, en acceptant les morsures de chansons-sangsues, les risques de fièvre. Un survol suffisant et bâclé en aurait manqué tous les reliefs, l’incroyable richesse des textures, l’atmosphère lourde et pourtant habitable.
De loin, Darius Keeler pouvait passer pour un moine copiste. En le rencontrant, on s’apercevait vite qu’il était plutôt moine soldat, que son Londinium ressemblait à un furieux champ de bataille. Animé d’une foi qui virait, au détour des phrases, à l’exaltation, Darius Keeler était sorti blessé, mais vainqueur du carnage Londinium. Car il avait fallu bagarrer ferme contre un groupe indocile, contre la mutinerie des voix invitées : Darius Keeler pensait avoir simplement loué des chanteurs, des voix instruments qui la fermeraient dès que le micro serait éteint. C’était sans compter sur la personnalité castafiorienne de la diva Roya Arab (soeur de Leila, la plus belle merveille cachée de la soul anglaise contemporaine) et du rapper Rosko. « La plus grande leçon de ce carnage, c’est de travailler avec des gens moins tendus, plus disposés à voyager ensemble dans la même direction. Des gens capables d’écouter l’avis des autres. Je trouve que les disputes peuvent être une source de création. Mais pas les guerres. Le stress était trop fort, ça tirait tellement dans tous les sens que nous ne pouvions plus avancer. »
Pas étonnant que celui qui avait vu la lumière (noire) en Portishead alors qu’il dirigeait le label Go Discs! l’honorable Andy McDonald ait été le seul, après le jet d’éponge de Darius Keeler, à tenter de faire remonter Archive sur le ring. Alors à la tête du label Independiente, McDonald parvint à réinstaurer le dialogue entre Darius Keeler et l’industrie du disque. « En fait, j’ai retrouvé la foi le jour où je suis revenu dans mon studio souterrain de Southside, à Clapham, explique Darius. Ça faisait des mois que la bagarre au sein du groupe et contre notre ancienne maison de disques m’empêchait d’y aller. Dès que j’y ai retrouvé mes habitudes solitaires, les chansons et les idées sont revenues naturellement. Mais je pensais vraiment ne jamais retrouver ces sensations. Je m’étais douloureusement investi dans le premier album et au moment où nous allions enfin pouvoir le promouvoir par la scène, nos voix nous ont quittés. » Une version de l’effondrement d’Archive légèrement contestée par Danny G, qui vit en ce refus de monter sur scène une délivrance plutôt qu’une punition « A ce moment-là, au moins, les choses ont été claires : Archive était mort, enterré, sans maison de disques. Ne plus être dans le flou a été un énorme soulagement pour moi, car il fallait tout casser pour reconstruire. »
Ce qui sauvera Archive sera alors la curieuse alchimie entre ces deux hommes que tout, pourtant, séparait au départ : la culture, le milieu, l’éducation, l’âge même. Mais en l’enthousiaste Danny G, collectionneur pressé de beats, le savant et ténébreux Darius Keeler a trouvé l’énergie nécessaire pour envisager d’affronter parfois le monde extérieur cette chose menaçante et peu sympathique qui grouille dès qu’il sort de sa caverne de Clapham. Si ça ne tenait qu’à lui, Darius ne sortirait sans doute jamais de son studio, refuserait tout dialogue avec l’industrie, se contentant de triturer jusqu’à l’obsession les sons et les matières. « Il ne voit jamais le jour, confirme, mi-affolée, mi-amusée, la nouvelle chanteuse, Suzanne. Il ne vit que dans son studio. » Ce type est une taupe. Une taupe of the pops. Parmi les rats. « C’est vrai qu’on trouve parfois des rats morts à Southside. Mais j’y suis chez moi. Le reste du groupe déteste cet endroit. Pourtant, il me manque dès que j’en suis trop longtemps séparé. J’ai participé à sa construction, j’y ai beaucoup de souvenirs intimes. Ça sent bon, ça sent le rat. »
Une approche obsessionnelle du studio qui n’est pas sans rappeler d’autres grands aventuriers, qui finirent par disparaître après avoir trop longtemps fouillé dans les tréfonds pleins de pièges de leur 48-pistes : quarante-huit, voire soixante-douze chances de se perdre, de se noyer sous la masse des informations, de s’égarer dans les expérimentations, de sombrer dans une maniaquerie fatale. Quand on évoque les noms de Phil Spector ou de My Bloody Valentine (dont le cerveau plein de noeuds, Kevin Shields, remixa le Londinium d’Archive), l’air horrifié de Darius Keeler rassure sur son état de santé mentale : « Je ne suis pas suffisamment pointilliste pour perdre pied. Ma joie, c’est d’achever une chanson, de planter le dernier clou. Kevin Shields, lui, s’en moque éperdument : seul le processus de création l’excite. Terminer, ça lui fait peur. Alors que moi, c’est piétiner qui m’affole. »
Une chanson, aussi, sauvera Archive : après quelques semaines de convalescence dans son studio, le groupe, encore malade de sa propre mort, déniche par hasard une merveille : You make me feel. « Nous n’arrivions pas à en croire nos oreilles quand nous avons enregistré la mélodie et que nous nous sommes rendu compte que ça fonctionnait. Ça a été un tournant. Jusqu’à cette chanson, j’étais excité de retrouver le studio. Mais après, j’étais intenable. Ça a totalement restauré ma confiance. »
C’est dans les studios Westside de Londres qu’Archive nous conviait une première fois, l’hiver dernier, à écouter ses nouvelles chansons. Le groupe, qui nous avait donné malgré lui la primeur de sa mort, nous devait bien le premier souffle de sa résurrection. Et dès les premières mesures du terrassant You make me feel, la transe dans laquelle se plonge le groupe en dit long sur sa fierté. On aurait vraiment voulu emmener avec nous les sceptiques qui continueront à voir en Archive un groupe bénin, vivotant sous perfusion du mauvais sang des autres de Massive Attack à Portishead. Il fallait les voir, les yeux clos, transportés par ce magma sonique qu’ils écoutaient pourtant pour la millième fois, habités par cette chanson exemplaire d’imagination et de puissance.
Dans le studio voisin, les godelureaux de Bush (d’authentiques copieurs, tout juste bons à javelliser le grunge et à servir du Nirvana sans microbe) sont en train d’achever leur nouvel album, dans un va- et-vient incessant de Jaguar et de Mercedes. A les voir frimer autour du billard, comparer leurs liquettes top-moumoutes de Seattle, alors que Darius et les siens sont, à quelques mètres de là, en train de plonger en apnée dans les labyrinthes de leurs You make me feel ou Take my head, on se dit que la justice a été très expéditive et aveugle avec Archive, condamné à la même peine que ces sinistres imposteurs.
A chaque fois que le silence revient entre deux titres, chacun plonge le regard dans ses chaussettes : on n’a pas tous les jours l’occasion de se frotter en direct à des chansons importantes, encore vierges de toute écoute extérieure. Alors on ne dit rien, par peur de manquer de respect à ces formes inouïes qui défilent sur la bande.
Après deux ans passés dans son studio-égout de Southside, après avoir affronté le mépris crasse, l’indifférence, l’incompréhension et les fausses pistes, les sourires que s’adressent Darius et le patient Danny traduisent parfaitement le soulagement qu’il y a à être, malgré tout, encore en vie, sortis indemnes de cette tornade. On avait quitté Darius insaisissable boule de nerfs, dictateur d’un groupe mort au combat : on le retrouve à la tête d’une démocratie paisible, harmonieuse, où chacun a désormais voix au chapitre même, et c’est très charitable, le batteur, présenté comme « fondamental dans l’évolution du son ». Car ainsi parle Darius, lui-même ancien batteur d’un groupe de ska : « Suite à l’échec humain du premier album, j’ai appris à mieux communiquer. Là, j’ai obligé tout le monde à s’investir autant que moi, à se faire le même sang d’encre que moi. J’ai appris à déléguer. »
Suzanne acquiesce, Danny sourit : l’un et l’autre s’étonnent même du temps qu’Archive a, sur l’enregistrement de son album, consacré au fendage de gueules, aux vannes puériles. Danny : « Nous avons passé deux ans à nous moquer les uns des autres, ça a sérieusement réchauffé l’ambiance. » « Il y avait un côté vacances familiales, confirme Suzanne. Nous connaissons les travers des autres et en même temps, il y a beaucoup de respect. » « Je n’aurais jamais cru, conclut Darius, qu’il était possible de s’amuser en studio, qu’un album puisse s’enfanter sans douleur, sans larmes. Quelle révélation pour moi ! Avec cette ambiance décontractée, l’album a beaucoup gagné au change. »
Pourtant, même la musique du groupe conserve des stigmates de tension et de rage. De magnifiques vestiges qui font que, chez Archive, la soie soul est régulièrement lacérée, déchiquetée par des guitares rasoirs, qui invitent soudain My Bloody Valentine dans l’atmosphère raffinée d’une Dionne Warwick habillée Bacharach. La voix humble de Suzanne s’est parfaitement fondue dans ces mélodies pourtant escarpées. Elle est la pièce longtemps manquante de ce puzzle infernal, tellement éparpillé que Darius et Danny avaient même songé à le jeter aux oubliettes. « Nous l’avons trouvée grâce à une petite annonce sexuelle qu’elle avait laissée dans une cabine téléphonique », ment effrontément Darius pour présenter sa nouvelle voix. Une amie de dix ans à laquelle le duo n’avait même pas songé lorsqu’il gâcha des mois à faire passer des auditions déprimantes à des centaines de voix identiques, calibrées diva beuglante, comme l’exige un pan intolérable de la dance-music anglaise. « Il y a dix ans, raconte Suzanne, ils m’invitaient parfois à chanter sur leurs titres house. Nous nous sommes perdus de vue, puis retrouvés et là, ils m’ont dit qu’ils déprimaient parce qu’il n’arrivaient pas à trouver de chanteuse. Par acquis de conscience, à bout d’idées, ils m’ont demandé de faire des essais sur leurs nouveaux morceaux. J’étais censée faire juste des choeurs, des tests : à la fin de la journée, nous avions enregistré la maquette de You make me feel. Après, ils m’ont suppliée de rester. » Une chanson, puis une deuxième, puis une troisième seront ainsi enregistrées : de monomanie, Archive peut alors devenir un groupe. Darius : « C’est un tel soulagement d’avoir enfin trouvé notre voix, après de si longues recherches. Ce n’est pas forcément une grande voix, mais elle fonctionne parfaitement avec notre musique. Par exemple, je ne suis pas certain que Paul McCartney aurait été le chanteur idéal de Led Zeppelin mais ça marchait pas mal avec les Beatles. »
Pas une voix parfaite mais, en tout cas, une voix idéale pour Archive, suffisamment neutre et malléable pour autoriser tous les arrangements, de la simplicité surannée de The Pain gets worse aux déchirements horizontaux de Take my head, de l’organique à l’orgasmique. Une voix qui, enfin, cesse d’être un frein pour le songwriting cascadeur de Darius. « Roya et Rosko, les voix du premier album, me refusaient toute expérimentation. D’où le côté un peu monotone du premier album. Des ballades, des chansons d’amour comme Woman ou Brother auraient été interdites. »
Pour se convaincre que la nostalgie n’appartient décidément pas au vocabulaire d’Archive, on montre à Darius et Danny une photo du groupe dans sa première mouture. Ils l’observent le sourcil froncé, l’air soulagé de ne plus être ceux de cette photo. « J’étais gros, s’amuse Darius. Et beaucoup moins heureux qu’aujourd’hui. J’avais peur de chaque mot qui sortait de ma bouche et de ses conséquences. » Aujourd’hui, sur les photos, Darius est mince et souriant. En arrêtant, comme on dit, de se prendre la tête, ou de se la taper contre les murs, il a écrit Take my head. Un disque aussi grave, intense et important mérite bien un petit sourire.
le voyage d’Icare
Un album qui prend la tête de la liste des disques qui, en cette année particulière, répondront à cette double ambition : satisfaire l’érudit revenu de tout et l’adolescente pour qui les Spice Girls sentent le fromage.Nous voilà beaux, avec sur les bras cet album dont nous avions sans doute rêvé, de façon confuse et fragmentée, les jours où l’on croyait la musique capable de l’impossible. D’Archive, précisons-le, on n’attendait plus rien. Après son premier album, ce groupe sans visage s’était tiré une balle dans le pied, avait jeté avec l’eau du bain amniotique trip-hop ses illusions d’un monde nouveau et meilleur un monde où Phil Spector reprendrait le lancé de nymphes contre son mur du son, mur dont Pink Floyd aurait achevé le gros oeuvre et que My Bloody Valentine aurait lacéré d’un coup de folie pourpre et atonale.
Des cendres dont il est miraculeusement ressorti, Archive repart donc dans la direction contraire à celle de Londinium, quittant la citadelle des beats avachis et des brumes de claviers pour mener une croisade autrement plus incertaine, abandonnant le confort ondulé qui était le sien pour une virée au bord des précipices de la grande variété. Tandis que l’an dernier le Mezzanine de Massive Attack nous conviait à une plongée dans les ténèbres, que le pouls général de la musique perdait quelques bpm et sa température ambiante plusieurs degrés, Archive propose le voyage inverse se projette en pleine lumière, risque l’aveuglement total, le chaos lumineux, la brûlure fatale. Un voyage à la Icare, sans assurance de retour.
Le génie d’Archive, c’est d’abord de faire croire à des chansons pop inoffensives pour mieux ensuite inoculer une espèce de poison alcaloïde. Si on n’y regarde pas trop en détail, on pourrait croire à du Saint Etienne boosté par quelques piquouses d’EPO. La nouvelle voix d’Archive, Suzanne Wooder, n’a rien d’une sirène envoûtante ni d’une harpie bizarre. Plutôt une poupée de son, mais truffée d’épingles, légèrement démembrée, avec laquelle les hommes d’Archive jouent aux docteurs, l’entraînant sur des pentes impossibles, lui gonflant les lèvres de mélodies infernales, lui faisant courir tous les risques. On est, dès lors, loin de Saint Etienne, plus près de saint Spector, sur les hauteurs vertigineuses du Brill Building plutôt que sur les mornes plaines de la pop à fifilles.
Pervers comme un détournement de (musique) mineure, l’art d’Archive réside tout entier dans cette balade sur le fil du rasoir, sans doute voulue comme une épreuve de force livrée par le groupe contre sa nature renfrognée et ses désirs d’opacité.
Dit comme ça, on pourrait croire à un objet froid et distant, une musique théorème incapable d’émouvoir, en butte à sa propre vanité de savante qui prétendrait vouloir s’adresser aux masses. Faux : Take my head ne prend jamais la tête, bien au contraire. Il aurait plutôt tendance à la faire virevolter, à l’envoyer vriller à 180° façon L’Exorciste, à lui en mettre plein les yeux, plein les sens, à faire vaciller de leurs socles toutes les idées reçues qui l’encombrent.
Le son véritablement cataclysmique d’Archive, qu’on n’a pourtant aucun mal à voir couler dans le moule des radios FM, témoigne notamment de cette générosité enfin évidente qui pulse désormais sous chaque note, embrase la moindre mèche et transforme chaque chanson en feu d’artifice. C’est aux Pet Shop Boys que l’on pense le plus fréquemment en entendant ces chansons à la fois érudites et légères, aux mélodies tellement évidentes qu’on se demande pourquoi personne n’avait songé à les écrire plus tôt. Quand on aura dit que Take my head, la chanson, ramène à nos mémoires la frêle silhouette en ombre chinoise de Laurie Anderson et que Lovin’ summer contient des bouts entiers du dinosaure Pink Floyd seventies (One of these days, sur Meddle), on aura mesuré l’étendue du brassage.
Archive, désormais, ne porte pas cet administratif patronyme au hasard. Chacun ira y puiser selon ses obsessions, glaner des informations introuvables ailleurs, du moins avec un tel souci d’ordonnancement, de compulsion maniaque.
Cet album aguicheur, mais jamais vulgaire, facile à écouter et passionnant à décortiquer, aux entrées et niveaux multiples, incarne sans doute l’objet sonore idéal qui manquait pour terminer un siècle en beauté.
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Archive. Take my head (Independiente/Small/Sony).
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