Deux ans d’enregistrement et des humeurs fluctuantes : récit en dix chansons de la genèse de Take my head, démarré en enfer et achevé en paix. Ou comment Darius Keeler, leader autrefois sans partage, a appris en direct la démocratie, la relaxation, la pop-music et même le rock.
You make me feel
Darius C’est, symboliquement, une chanson très importante : la première que nous ayons écrite tous les quatre ensemble. Danny et moi venions de passer des mois atroces de doute et là, après avoir trouvé Suzanne (chant) et Matt (batterie), nous sommes devenus un groupe. Jusque-là, la chanson était mort-née, car nous n’avions plus de voix : notre rapper et notre chanteuse étaient partis après Londinium, notre premier album. Mais, dès que Sue a posé sa voix dessus, il s’est passé un truc très fort, ça nous a redonné la foi. Pour la première fois, nous nous sommes autorisés à utiliser des harmonies, à sortir de nos habitudes d’écriture, avec des sons crasseux de vieux synthés mêlés à du clavecin. C’est le premier morceau que nous ayons terminé, il a déterminé le son de l’album, la voie à suivre. La barre était donc très haute.
The Way you love me
Darius J’avais déjà enregistré la batterie et les violons avant que Suzanne ne rejoigne le groupe. Et quand elle a commencé à chanter ça, j’ai flippé : c’était la première fois qu’une de mes chansons devenait une pop-song dans ce cas, presque par accident. J’avais surtout la trouille de la réaction de Danny, qui déteste la pop.
Danny Mais quand j’ai entendu, en studio, la voix de Sue, le rythme et l’énormité des violons, j’ai été estomaqué. Sur notre maquette, la batterie était possédée, énorme. Mais là, la voix de Suzanne rééquilibrait le morceau.
Suzanne J’avais pris beaucoup de libertés avec la maquette que m’avait laissée Darius. C’est la première chanson sur laquelle j’ai rajouté des paroles, mon empreinte : c’était le moyen de savoir si nous étions un vrai groupe.
Brother
Darius Sans doute la chanson la moins « Archive » de l’album, celle que nous avons le plus hésité à garder au final. Au moment de l’écriture de Brother, j’écoutais beaucoup le Plastic Ono Band, des chansons comme God ou Mother : juste un piano, une batterie, une voix, des accords simples. Et puis nous avons commencé à empiler de nouveaux sons, des arrangements, nous avons défiguré cette chanson et nous l’avons jetée. Mais on nous a forcés à la déshabiller et à la rhabiller… La première fois que je l’ai entendue jouée avec tous les instruments à cordes, dans les studios d’Abbey Road, j’étais mortifié. Mais après, pendant des jours, je n’ai pas pu abandonner un sourire radieux, tellement j’étais fier. Après la noirceur de Londinium, je voulais un disque plus lumineux, plus ouvert, plus personnel dans ses thèmes.
Well known sinner
Darius Notre batteur, Matt, a insufflé beaucoup d’excitation dans le groupe. Je n’en pouvais plus de sampler, de façon maniaque, des tonnes de beats. Ça emprisonne terriblement au niveau des tempos, de la flexibilité. Avec un vrai batteur, nous avons enfin pu expérimenter sur les rythmes, plutôt que de se contenter d’un beat hip-hop piqué ici ou là. C’était un pari risqué : un batteur aurait pu détruire tout l’équilibre de notre musique.
Suzanne Comme les paroles sont assez obliques, la voix s’est accordée sur cette perversité. C’était une chanson très difficile à chanter, trop personnelle. C’est sans doute pour ça que je chante avec un timbre différent, comme si je tenais un rôle.
The Pain gets worse
Darius Il y a un côté très nostalgique, suranné dans cette chanson. Je l’ai écrite à 16 ans et elle a traversé les ans sans perdre sa simplicité. C’est sans doute ma chanson la plus traditionnelle, où tout est authentique, des cuivres aux choeurs. Ma chanson spectorienne (sourire)…
Suzanne Ma voix évoque une comédie musicale. C’est ce que nous avons fait sur tout le disque : adapter ma voix à la situation, comme un autre instrument. Je déteste ces albums où la voix reste sagement dans le même registre. Ici, les chansons sont d’humeurs inégales, très marquées : le chant devait en tenir compte, expérimenter aussi.
Woman
Danny Je détestais cette chanson au départ, je la trouvais sans la moindre originalité. Nous l’avons retournée dans tous les sens et plus nous avancions, plus le morceau se banalisait, rentrait dans le rang. Il a fallu le réduire à rien une ligne d’orgue pour que j’y prenne goût. Ensuite, nous l’avons reconstruite avec des cordes. C’est la chanson la plus commerciale que nous ayons jamais enregistrée et ça a été un gros problème entre nous. Il a fallu la simplifier pour ne pas en faire une baudruche. Car pendant longtemps, nous avons accumulé des instruments et des sons pour cacher sa pauvreté. Ces dernières années, les charts ont été envahis de chansons banales mais sauvées par des prouesses de production. Il était hors de question de jouer ce jeu, de se contenter de polir et polir une merde jusqu’à ce qu’elle ressemble à un diamant.
Cloud in the sky
Darius Un morceau très influencé par le compositeur Samuel Barber la tristesse, le violon solo… Quand j’étais gosse, mon père me traînait sans arrêt à des concerts classiques, ça m’a marqué à jamais. Pour cette chanson, j’ai commencé par trouver une mélodie de violons, celle du début, puis d’énormes arrangements de cordes sur mon clavier. Ça m’a pris une heure. Quand j’ai un point de départ comme ça, rien ne peut m’arrêter. Le problème, c’est que je peux passer des mois dans ma cave sans trouver la moindre étincelle. Après Londinium, je suis longtemps resté en cale sèche, il n’y avait plus la moindre magie. Aujourd’hui, je ne peux plus m’arrêter d’écrire.
Take my head
Darius L’ambiance est assez similaire à celle de You make me feel, les deux chansons ont été enregistrées à la même sombre époque. Je voulais faire le plus de bruit possible, pour être certain que les gens entendent enfin Archive. Mais une fois que j’ai réussi à me débarrasser, grâce à ces deux chansons, de la frustration qui m’empoisonnait, j’ai pu me détendre. Faire tout un album dans cette ambiance étouffante, psychiatrique, aurait été une catastrophe. Heureusement que nous avons eu deux ans pour enregistrer ce disque : ça nous a permis de traverser toutes sortes d’humeurs.
Suzanne Darius pensait que le morceau resterait instrumental, qu’on ne trouverait pas de chant qui irait avec la monotonie des accords du début. J’étais perdue, il y avait un espace bizarre pour la voix, il fallait rester monocorde. Mais j’ai appris à ne jamais refuser par principe une idée de Darius : il y a souvent des pistes, même cahotiques, à creuser.
Darius Sauf celle de l’harmonica (fou rire général)… Pour The Pain gets worse, j’ai fait venir un type avec son harmonica, qui a joué une mélodie ravissante. Nous étions tous ravis, jusqu’à ce que mon frère déboule au studio et éclate de rire : « C’est quoi votre merde country & western ? Les Good Old Boys ? » Nous faisons souvent fausse piste.
Lovin’ summer
Darius Sur une chanson comme ça, on entend clairement que l’album a été enregistré dans une ambiance radicalement différente de celle de Londinium. Et pourtant, j’adore écouter Londinium, même s’il réveille d’atroces souvenirs. Si je me suis aujourd’hui réconcilié avec notre rapper, Rosko, et notre chanteuse Roya, nous ne pouvions plus, à la fin, rester dans la même pièce sans nous agresser : lui voulait faire du rap à la A Tribe Called Quest et elle des chansons plus jazz. J’ai compris que j’étais sans doute la cause de cette guerre, que j’étais trop égoïste, toujours à dicter mes ordres. Quand on traite les gens ainsi, il ne faut pas s’étonner qu’ils partent.
Rest my head on you
Suzanne Je chantais en pensant à un endroit paisible, ensoleillé… La guitare, jouant ses jolis arpèges, incitait à ce genre de rêveries. Pour moi, chanter comme ça ne représente aucun travail, c’est du pur plaisir. Je n’ai aucune timidité à être devant, surexposée : j’ai appris à chanter dans les bars.
Darius On me prend pour un maniaque, mais je sais exactement quand m’arrêter. Rien de mes arrangements, de mes ajouts n’est gratuit sur un titre comme ça. Une chanson doit encore fonctionner quand elle est totalement dévêtue.